mercredi 17 novembre 2010

le concept et l'exemple

Les premiers dialogues de Platon mettent en scène Socrate discutant avec divers sophistes, généralement assez ridicules, parce qu'ils sont incapables de répondre correctement aux réponses de Socrate. L'Hippias majeur est de ce point de vue très caricatural : lorsque Socrate demande à Hippias ce qu'est le beau, celui-ci semble ne tout simplement pas comprendre la question, et répond que le beau est une belle jeune fille, puis l'or (le métal précieux), ou bien un bel enterrement, célébré par les siens, et avec les honneurs de son pays. Or, ceci ne satisfait pas du tout Socrate, qui se moque passablement de lui. Socrate cherche à définir un concept, il veut une définition qui puisse déterminer pour n'importe quelle chose, si cette chose est ou n'est pas belle. Supposons que le beau soit ce qui procure un plaisir des yeux et des oreilles, alors, armé de cette définition, on pourra ensuite dire de chacune des choses que l'on considère, si elle est belle ou pas, selon que cette chose suscite du plaisir ou n'en suscite pas. Socrate recherche donc une définition générale, qui se présente comme un critère permettant de déterminer ce qui est beau et ce qui ne l'est pas.
Hippias, lui, fait quelque chose de tout à fait différent. Au lieu de donner un critère général, une définition permettant de classer les objets en deux catégories, les objets beaux et les objets qui ne le sont pas, il se contente de donner un exemple. Sans doute n'a-t-il pas choisi son exemple n'importe comment. Socrate a beau jeu de se moquer d'Hippias en parlant de belle jument ou de belle casserole. Hippias, s'il a commencé par choisir la jeune fille plutôt qu'un autre exemple, l'a fait pour une bonne raison. Cette raison est que, pour Hippias, cet exemple n'est pas un exemple de quelque chose de beau, mais le meilleur exemple de quelque chose de beau, l'exemple de quelque chose de beau au plus haut point, à côté duquel tous les autres exemples paraissent ternes. On pourrait donc dire que Hippias, loin d'avoir donné un exemple parmi d'autres, a donné la chose belle au plus haut point, le modèle de la beauté, le paradigme, ce à partir de quoi toute beauté doit être évaluée. Pour savoir si quelque chose est beau, on n'emploie pas, selon Hippias, une définition abstraite et générale, mais on rapproche cette chose à examiner du paradigme ( d'où le sens de paradigme : "ce que l'on met à côté"). Celui qui veut savoir si une casserole est belle doit rapprocher la casserole de la jeune fille. Si l'on parvient à voir des points communs entre la jeune fille et la casserole, alors on pourra dire que la casserole est belle. Si l'on ne voit aucun point commun, alors la casserole n'est pas belle. Ainsi, Hippias ne s'en tient pas à un exemple choisi au hasard, mais a construit sa réponse de façon à donner le modèle même de la beauté, ce à partir de quoi il faut mesurer toutes les autres beautés. Socrate considère que la beauté doit se mesurer à l'aune d'une définition telle que "le plaisir des yeux et des oreilles", Hippias considère lui que la beauté doit se mesurer à l'aune de la belle jeune fille. L'incompréhension entre Socrate et Hippias n'est pas due à l'incapacité de Hippias à se hisser à la pensée abstraite, conceptuelle, mais au refus même de la démarche qui préside à la formation des concepts. Être beau n'est pas posséder les propriétés nécessaires pour être beau, mais c'est entretenir un certain rapport avec les belles choses. Être beau, c'est ressembler aux belles choses.

Évidemment, ce genre de propos est menacé par un problème évident, celui de la circularité, du cercle vicieux. S'il faut un modèle exemplaire pour déterminer ce qui est beau, alors comment pourrait-on dire que ce modèle lui-même est beau? Le modèle ne peut pas être à lui-même sa propre norme, il ne peut pas dire de lui-même qu'il est beau, puisqu'une chose n'est belle que si elle ressemble au paradigme. Or le paradigme ne ressemble pas à lui-même, il est lui-même. Donc, ou bien Platon a raison, et il faut une définition abstraite avant d'avoir un premier exemple, ou bien ce premier exemple est choisi arbitrairement, sans raison.
Et un deuxième problème est celui de la ressemblance. Pour établir qu'une chose est belle, il faut observer que cette chose ressemble au paradigme. Or, pour comprendre ce qu'est la ressemblance, il n'est pas possible d'avoir un paradigme, parce qu'il n'y a aucun point commun entre, par exemple, la ressemblance de deux belles jeunes filles, et la ressemblance de deux casseroles, ou plutôt, il y a un point commun, mais c'est la ressemblance elle-même. Ainsi, on n'explique rien du tout, en montrant deux objets, et en disant qu'ils se ressemblent. Car il faut déjà comprendre que deux autres objets mis ensemble forment un groupe qui ressemble au premier groupe, afin de dire que ces deux objets formant la paire se ressemblent. Bref, on peux montrer une paire d'objets qui se ressemblent pour montrer ce qu'est la ressemblance, mais on ne pourra voir dans une autre paire d'objets deux objets qui se ressemblent que si on sait déjà que les deux situations se ressemblent. Autrement dit, on ne définira jamais ce qu'est la ressemblance, on l'apprendra par l'exemple, sans justifier, sans donner de raison.
Ainsi,  ce deuxième problème apporte une réponse au premier. Comment apprend-on à manier des concepts? Non pas en donnant des critères nécessaires et suffisants pour qu'une chose soit ce qu'elle est, mais par l'exemple, et par des rapprochements qui ne peuvent pas être justifiés en termes de critères. Former des concepts signifie établir des ressemblances, et la ressemblance, elle, n'est pas susceptible d'être définie en termes de critères, parce qu'il faudrait supposer que le concept de ressemblance est déjà maîtrisé, afin d'observer si les critères sont satisfaits ou pas. C'est-à-dire qu'il faudrait déjà manier le concept de ressemblance avant de pouvoir utiliser des critères, donc des concepts. Donc, s'il faut déjà manier un concept, celui de ressemblance, avant de pouvoir employer des critères tels qu'en donne Socrate, autant considérer que la plupart de nos concepts ne reposent pas sur des critères, mais sont appris et utilisés exactement comme celui de ressemblance. On établit les choses belles exactement comme les choses ressemblantes, sans raison, à même les exemples.

Qui comprend ces propos devrait avoir le vertige, parce que se dévoile à lui un grand vide sous ses pieds. Sous la convention, il n'y a rien. Nous sommes d'accord sur les choses qui se ressemblent, mais cet accord ne repose sur rien d'autre que sur cet accord lui-même. Il n'y a pas d'accord sous-jacent sur ce que signifie la ressemblance, parce qu'il faudrait encore un accord sur ce que signifie la signification de la ressemblance. Notre accord ne peut donc que reposer sur quelques exemples initiaux, puis par la suite, sur de nouveaux accords, que chacun doit faire valider auprès des autres. Vous percevez une nouvelle chose, mais cette chose ressemble-t-elle aux choses que l'on tient pour belles, ou pas? La réponse à la question n'est pas gravé dans le ciel des idées, justement parce que la définition de la ressemblance n'existe pas, et que la ressemblance s'établit au coup par coup. Chacun se fait une opinion, et tente de faire valider son opinion auprès des autres. Telle est la manière dont la notion de ressemblance est définie : progressivement, par un accord sans cesse renouvelé entre les hommes.
Dans le duel entre Hippias et Socrate, ne faut-il donc pas donner raison à Hippias, qui lui seul avait vraiment compris ce qu'est un concept?

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