dimanche 28 novembre 2010

Accords et désaccords

En philosophie aussi, l'un précède le deux. La division suit l'unité. Lorsque rien ne fait obstacle à la pensée, lorsqu'aucune contradiction n'apparaît, alors rien ne se présente divisé, un unique concept suffit à épuiser le réel. On pourrait alors avoir un et un seul concept pour tout penser, ce serait justement le concept de tout, ou bien le concept d'un. Jamais le besoin de posséder un second concept, tel que le rien, ou bien l'autre, n'apparaîtrait puisque le tout englobe tout, et que tout est tout, et que rien n'est rien. Autrement dit, si la contradiction ne se manifeste jamais, si jamais le désaccord ne surgit, alors jamais un second concept n'apparaîtrait, parce que son extension serait nulle. Dans un monde où tout est tout, le rien n'existe pas, le rien n'a pas d'extension, bref, le rien est un concept vide, dépourvu de signification, dépourvu d'usage.
On rétorquera que si le rien n'a pas de signification, n'a pas d'usage, alors le tout ne peut pas en avoir davantage : un concept qui désigne tout est en fait un concept qui ne désigne rien. Cette remarque est juste. Les concepts n'existent que par paire, par deux. Autrement dit, s'il n'y a pas de division dans l'être, il n'y a pas de concept. Parménide peut bien répéter à longueur de journée "être, être, être", il ne dit rien. Parménide commence à dire quelque chose lorsqu'il montre une portion de l'être et qu'il dit "un", et qu'il peut montrer une autre portion de l'être et dire "autre". 
En conclusion, dire que l'un précède le deux, c'est dire que le non-conceptuel précède le conceptuel (puisque le conceptuel, lui, commence à deux). Avant de penser, avant de faire des distinctions parmi les choses, il y a non pas une unité de toutes choses, mais l'absence pure et simple de choses. On commence à penser quand les choses résistent, quand l'être n'est pas le non-être, quand une chose n'est pas une autre. La pensée vient avec le non, avec l'échec, avec la douleur. Si rien ne s'oppose, si rien ne fait souffrir, la pensée n'apparaît pas. La pensée, la conscience, naît de la souffrance. Je mange  une chose, elle est bonne et rassasiante, j'en mange une autre, elle est amère et indigeste : je dois distinguer deux choses. Je fais un pas en avant, je reste en équilibre, donc j'ai réussi à marcher, je fais un pas maladroit, je chute et me blesse, j'ai échoué à marcher : il faut distinguer entre deux manière de faire un pas. Je produis un son par la bouche, la réaction d'autrui m'enchante (maman apporte le biberon), je produis un autre son, autrui ne réagit pas : j'en conclus que j'ai produit deux sons différents. 

Ainsi, dire que l'on introduit des distinctions pour éviter la contradiction, c'est dire que c'est la contradiction qui met en marche la pensée, mais aussi, puisque personne n'est tenu de trouver des contradictions là où il n'y en a pas, que la pensée la meilleure, n'est justement pas celle qui fait le plus de distinctions, mais au contraire celle qui en fait le moins. Autant que possible, chacun doit chercher à éviter les complications, à penser aussi simplement que possible. 
Bref, le plus grand philosophe est celui qui écrit le livre le plus court.
Par court, il ne faut peut-être pas entendre le nombre de pages, ou la durée du discours, mais plutôt le nombre de concepts mobilisés. Moins un philosophe dispose de concepts, plus ses concepts sont forts, capables d'englober une plus grande partie du réel. Et ce philosophe n'aura à affaiblir son système, c'est-à-dire introduire une nouvelle distinction, que si quelque chose ne parvient pas à entrer dans ce système. S'il y a une chose qui n'est pas pensable, mais qui existe pourtant, alors il faut introduire une nouvelle distinction, compliquer le système donc l'affaiblir. Mais si aucune objection ne se présente, nul besoin d'introduire des distinctions. 
C'est en ce sens que l'un devrait être dit "principe" au sens grec (arché), plutôt que "premier". L'un est principe parce qu'il est le commencement de la pensée : avant de penser, l'indivision originaire régnait. Et il est principe au sens de but ultime : la pensée doit s'efforcer de tendre le plus possible vers cet état d'indivision, elle doit diviser le moins possible. Plus la pensée est indivise, plus elle est forte. La pensée la plus forte est donc, paradoxalement, celle qui est la plus proche de la non-pensée. Le but de la pensée, mais aussi de l'homme en général, est de ne pas penser. Car lorsque l'on ne pense plus, c'est que plus rien ne résiste, ne fait souffrir. Lorsque tout réussit, il n'est pas utile de penser.

Alain est donc certes trop intellectualiste quand il dit que penser c'est dire non. Mieux vaudrait dire que penser, c'est rencontrer la contradiction, c'est-à-dire échouer, c'est-à-dire souffrir. Mais il touche juste lorsqu'il parle de la conversation : c'est seulement parce qu'autrui nous objecte quelque chose que nous nous mettons à penser, à préciser, à distinguer. Notre pensée se résume à un slogan stupide, tant qu'autrui ne nous rappelle pas tel ou tel fait, telle ou telle affirmation que nous tenons par ailleurs.
Mais en même temps, la pensée recherche toujours l'accord, donc recherche autant que possible à éteindre la discussion, à limiter les divergences. L'accord, but suprême de la discussion, est le terme de la pensée; le désaccord, moyen et cause de la discussion, est aussi la cause de la pensée.

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