jeudi 8 septembre 2011

Méditation wittgensteinienne

Cette petite méditation a pour origine un épisode de la série Mad Men (saison 4, épisode 13). Don, le personnage principal, est dans sa chambre, avec Megan, sa nouvelle amie et par ailleurs secrétaire, de qui il est très amoureux. Lui est déjà levé et se tient assis sur le lit, elle est encore endormi. La scène commence ici. Elle se réveille, et surprise de le trouver déjà levé, demande ce qui ne va pas. Lui répond qu'il n'arrivait pas à dormir, parce que, dit-il, il pensait à elle. Elle répond alors : et bien, je suis juste là.
La tirade a évidemment un aspect comique, elle parait très triviale. Mais justement, cette trivialité a quelque chose de très important philosophiquement. Car la trivialité signifie le caractère tautologique, et le caractère tautologique signifie le caractère grammatical de cette phrase. Cette petite phrase est en fait un petit éclaircissement de la grammaire du verbe penser, de son usage correct dans la langue.

Que dit et que fait Don? Son comportement est tout à fait ordinaire. Il est tout bêtement tombé amoureux de sa séduisante secrétaire. Et comme tout amoureux, il ne peut pas cesser de penser à la personne qu'il aime. Et pourtant, Megan, visiblement plus intelligente, a compris que, prise à la lettre, cette description de l'amour comme impossibilité de penser à autre chose qu'à l'être aimé, est fausse. Car il y a bien un moment dans lequel il est impossible de penser à l'être aimé, c'est justement le moment dans lequel l'amant est avec l'aimé. Ce post n'est pas consacré à l'étude de la notion d'amour. On pourrait donc poursuivre ce propos, et montrer que l'amour est une sorte de tourment qui ne s'apaise qu'en présence de l'être aimé. L'amour serait une pensée obsédante qui ne s'éteint que lorsque l'être aimé est présent. Mais ce n'est pas ici ce qui m'importe.
La conclusion plus important porte plutôt sur la pensée : il est grammaticalement impossible, c'est-à-dire impossible parce que l'usage du terme ne le permet pas, de penser à quelqu'un qui est présent et avec lequel nous sommes en relation. Si deux personnes sont dans la même pièce, mais occupent chacun un coin opposé et ne se parlent pas, elles peuvent évidemment penser l'une à l'autre. Mais si ces deux personnes sont face à face, et se parlent, alors il n'est plus possible pour elles de penser à l'autre. Elles sont avec l'autre, elles parlent avec l'autre, mais elles ne pensent plus à l'autre. C'est le sens de la remarque subtile de Megan : elle rappelle à Don qu'il ne peut plus penser à elle, puisqu'elle est maintenant réveillée et en train de discuter avec lui.

Qu'est-ce que cela signifie? Que la pensée est toujours une disposition, l'adoption d'un comportement semblable à ce que serait son comportement dans une situation donnée, et que l'on ne peut prendre cette disposition qu'à l'unique condition que cette situation ne soit pas présente. Penser consiste à faire comme si cette situation était présente, sans qu'elle le soit. Car si elle l'est, on vit cette situation, on la ressent, mais on ne peut plus faire comme si elle était présente. La pensée est inséparable de l'absence de la chose à laquelle on pense. On peut faire comme si une chose absente était présente, mais il est impossible de faire comme si une chose présente était présente.
Autrement dit, ressentir, vivre, faire quelque chose ne sont pas penser à cette chose. Mais se souvenir ou prévoir quelque chose reviennent à penser à cette chose. On objectera peut-être que se concentrer sur une activité qui demande un effort intellectuel revient aussi à penser à ce que l'on fait. Mais je répondrais que se concentrer consiste à avoir à l'esprit non pas exactement ce que l'on fait, mais plutôt ce que l'on doit faire, afin de le réaliser le mieux possible. De même, dans une simple discussion, penser à ce qui se dit consiste en réalité à anticiper la suite du propos (autrement dit, à saisir le sens des mots à partir du sens supposé de la phrase, car comme la philosophie le sait depuis Frege, l'unité sémantique est la phrase, non le mot), et à anticiper notre éventuelle réponse. 

Ainsi, de cette petite remarque sur le verbe penser, on tire un argument supplémentaire contre la théorie de la pensée comme représentation. Car si penser à une chose est avoir une représentation de cette chose, alors nous penserions le plus à cette chose si elle était justement sous nous yeux, alors que nous y penserions plus faiblement si elle était absente. En effet, en présence de la chose, la représentation est très vive, alors que le souvenir de la chose absente produit une représentation qui est moins forte, moins précise. Mais c'est manifestement absurde : personne ne dirait qu'il pense à la chose qu'il est en train de regarder. Il la regarde, c'est tout. On ne dirait une telle phrase que pour distinguer un regard véritable, et un regard flottant, les yeux ouverts et fixes, mais ne regardant rien. 

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