vendredi 4 novembre 2011

C'est moi!

Sémantique et pragmatique.
La sémantique étudie la signification d'une phrase en dehors de tout contexte, elle en montre le contenu en termes d'information transmise. La pragmatique étudie la signification des phrases en contexte, elle montre ce que font les locuteurs en énonçant ces phrases. 
Il s'agit donc de deux manières possibles d'étudier le langage, en partie concurrentes, en partie complémentaires. En effet, il se peut que l'usage d'une phrase en contexte vienne compléter la signification littérale d'une phrase, auquel cas les considérations pragmatiques complètent les sémantiques. Grâce à l'observation des circonstances, des gestes qui accompagnent la parole, aux propos précédemment échangés, on parvient facilement à retrouver la référence des pronoms personnels ("il n'a pas l'air en forme, aujourd'hui"), les demandes déguisées en description ("ce n'est pas assez salé"), ou le sens de phrases incomplète ("je n'en peux plus!"). Mais il arrive parfois que les deux dimensions s'opposent. Celui qui dit "ce sapin" en désignant un épicéa parle bien de l'épicéa qu'il désigne, même si sa phrase, littéralement, ne parle de rien. De même, une victime qui croit que telle personne l'a agressée dans la nuit noire, et hurle au juge "mettez le criminel en prison", parle bien de la personne qu'elle croit coupable, même s'il se peut que celle-ci soit en fait innocente et soit sur le point de subir une erreur judiciaire. Dans ces deux derniers cas, malgré l'erreur de désignation, la référence fonctionne parce que le contexte est suffisamment explicite pour permettre de retrouver ce que la personne veut dire.

Mais il y a encore un dernier type de cas, qui montre que la langue peut fonctionner indépendamment de toute dimension sémantique. "C'est moi!" est justement une de ces phrases qui, d'un strict point de vue littéral, ne signifient rien. En effet, "c'est moi!" étant toujours vraie, n'ayant aucune condition de fausseté, ne signifie rien du tout. Isolez cette phrase de son contexte d'énonciation, et regardez ce qu'il reste, en termes sémantiques : rien. Tout le monde pourrait dire cette phrase, ce n'est donc pas une bonne manière de s'annoncer, et de permettre aux autres de nous identifier. Pour donner de l'information à son auditeur, il faudrait évidemment décliner son nom. En disant "c'est Oussia", celui qui lit ou entend cette phrase retire une information, à savoir celui qui est en train de parler ou d'écrire.
Pourtant, en dépit de l'absence d'information transmise, cette phrase accomplit très bien sa fonction, celle d'identifier son auteur. Parce que cette phrase conserve bien une dimension pragmatique, un sens en contexte, on peut continuer à l'utiliser alors que son sens en termes sémantiques est nul. En effet, dès lors que le destinataire de cette phrase peut entendre le son de notre voix, et la reconnaître, alors "c'est moi" lui fait justement comprendre celui qui est en train de parler. Mes amis sont familiers de ma voix. Donc, lorsque je les appelle au téléphone, je ne dis pas "c'est Oussia", mais seulement "c'est moi!", puisque le son de ma voix suffit pour mon identification. Et nul doute que les autres amis de mes amis disent aussi "c'est moi!" sans plonger mes amis dans la confusion, car ceux-ci savent reconnaître des dizaines de voix, et identifier leur auteur. Tout le monde dit "c'est moi!", et pourtant, nous confondons rarement nos amis avec le reste du monde. Merveilleuse phrase, unique, d'une simplicité radicale, et qui permet pourtant d'identifier une personne au milieu de milliards d'autres, alors même que les personnes n'ont pas de contact visuel! 
Ainsi, nous parlons parfois avec des phrases qui ne veulent rien dire, mais qui accomplissent parfaitement leur fonction. Nous pourrions aussi bien pousser un cri, un râle, chanter ou siffler, comme le font les animaux afin de se reconnaître entre eux. Nous préférons faire un bruit avec la bouche qui ressemble à une phrase. Car il faut bien dire qu'une phrase qui ne signifie semblerait ne pas être une phrase, mais seulement un bruit. Il faudrait alors conclure que "c'est moi!" est seulement un cri que nous faisons avec la bouche, pour faciliter notre reconnaissance. Cette conclusion est peut-être maladroite, et porte un lourd présupposé, selon lequel une phrase doit avoir une signification sémantique pour en être une. Or, ne pourrait-on pas dire qu'une phrase a un sens (ou plus précisément "un bruit devient une phrase") si cette phrase a un usage, c'est-à-dire une signification pragmatique? Cela paraît plus raisonnable. Dès lors que nous faisons quelque chose avec un bruit, selon une certaine intention (nous faire reconnaître par autrui), alors ce bruit est plus qu'un bruit, et est un signe, une phrase douée de sens. Ainsi, il faut aussi donner aux animaux la maîtrise d'un langage élémentaire puisqu'ils sont comme nous capables d'utiliser leur voix afin de s'identifier auprès des autres.

Ces dernières remarques sur les animaux ne sont pas anecdotiques, parce qu'elles déterminent assez largement la manière dont on pense notre propre langage, et la manière dont on cherche à le transformer. Les défenseurs de la sémantiques sont le plus souvent des logiciens et philosophes des sciences, soucieux d'éviter l'ambiguïté, de créer un langage aussi précis, univoque et expressif que possible. De ce point de vue, le langage de la science (et particulièrement le langage mathématisé des sciences physiques) leur apparaît évidemment comme le langage le plus parfait. Et l'homme paraît d'autant plus éloigné de l'animalité qu'il se livre à l'activité scientifique. Alors que les défenseurs de la pragmatique, plus soucieux du langage ordinaire, voient au contraire de grandes continuités avec les activités animales. Chez Wittgenstein, le chien peut être tenu pour le paradigme de l'être humain : c'est en comprenant comment on dresse un chien que l'on peut comprendre comment un homme apprend à parler. En dressant les hommes à se servir de sons dans certaines situations, on leur donne les moyens de faire des phrases, c'est-à-dire de donner un sens à leurs sons. L'essentiel n'est donc pas l'information transmise, puisque le plan de l'information est seulement secondaire (on n'a accès à ce plan qu'après avoir appris à parler), mais plutôt l'activité consistant à entremêler productions vocales, situations, gestes, etc. L'activité consistant à tirer une information de nature sémantique à partir d'une phrase est une activité linguistique parmi d'autres, mais pas l'essence de la communication.
Bref, il y a un langage technique, puissant mais incroyablement mobilisateur de ressources. C'est ce langage qui permet d'assigner un nom unique à chacun d'entre nous (et encore, il reste des noms ambigus). Et il y a un langage ordinaire, qui ne peut presque pas passer à l'écrit, mais qui fait preuve d'une efficacité redoutable compte tenu des faibles moyens utilisés. Avec un "il" ou un "c'est moi", on rend inutile tout le système de la nomination.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire