jeudi 29 septembre 2011

L'homme est bon par nature

Dans l'éternel discussion pour déterminer si l'homme est bon par nature, le débat s'articule en deux grandes tendances. La première défend une position hobbesienne, selon laquelle l'homme ne se soucie d'abord que de son propre intérêt, et ne suit sa raison (qui lui dit pourtant que les lois morales doivent être suivies) que s'il est contraint par les circonstances ou par une puissance qui le tient en respect, comme l’État, ou bien si cela ne lui coûte rien, voire lui rapporte. Dans cette tradition de pensée, la morale est donc vue comme un phénomène contre-nature, quelque chose auquel l'homme n'accède qu'en s'arrachant de sa première condition égoïste. Cette doctrine mettant l'égoïsme à l'origine de nos conduites repose sur une anthropologie assez individualiste : chacun recherche le plaisir et cherche à éviter la douleur (ce qui est trivial), et chacun ne peut ressentir que son propre plaisir et sa propre douleur (ce qui n'est pas trivial, et même faux, on va le montrer). Bref, recevoir un coup d'épée fait mal, donner un coup d'épée ne fait pas mal, et débarrasse même d'un adversaire gênant, ce qui est plaisant.
La seconde position est très bien représentée chez Rousseau (mais on pourrait tout à fait la faire remonter à Hume, ou même Smith), selon laquelle l'homme est bon par nature, non pas parce qu'il serait dès la naissance capable de distinguer le bien du mal, ce que le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes prend bien garde de ne pas dire, mais plutôt parce que les hommes sont dès la naissance capables de ressentir de la pitié pour autrui. Il y a une empathie immédiate pour les êtres en souffrance, qui nous porte à les aider ou, du moins à ne pas leur nuire, autant qu'il est possible (sans dommage pour nous). Ainsi, la conception que Rousseau se fait de la bonté de l'homme ne signifie pas qu'il agirait spontanément en suivant des lois morales, ou en faisant le bien autour de lui; sa bonté réside plutôt en ce qu'il est spontanément capable de se mettre à la place d'autrui, et d'en ressentir la situation, les sentiments. L'homme est naturellement altruiste, au sens où il est naturellement capable de ressentir la douleur ou le plaisir des autres. Dès lors, il ne peut plus se comporter de manière totalement égoïste, puisque son propre état de plaisir et de peine dépend aussi de la peine et du plaisir qu'il ressent par empathie. Le bonheur d'autrui est une partie de son propre bonheur.

Les deux positions étaient, semble-t-il, condamnées à des débats éternels, pour savoir qui des deux avaient raison. D'un point de vue descriptif assez superficiel, la thèse altruiste avait un avantage indéniable, car les exemples de gestes généreux et gratuits ne manquent pas. Hume insistait notamment (par exemple, dans Le Traité de la nature humaine, III, II, 2) sur le fait indéniable que les parents sacrifient beaucoup de leur temps et de leur énergie à nourrir et aider leurs enfants, et certainement pas en ayant en tête l'idée que ces enfants pourraient un jour les dédommager de ces soins apportés dans leur jeunesse. Personne ne tient de livre de compte pour déterminer ce que nos enfants nous doivent! Ainsi, même si cet amour de la famille est, selon Hume, aussi borné que l'égoïsme strict, et qu'il faut un dispositif bien particulier pour étendre la sympathie à l'ensemble d'une communauté de citoyens, il y a en l'homme un amour et une empathie pour d'autres êtres que lui-même, à savoir ses proches. La famille est une unité très forte, soudée par des liens d'empathie, unité bien plus forte que l'individu seul. N'importe quel individu normal dans une famille serait près à se sacrifier pour porter secours aux siens.
A l'inverse, la thèse hobbesienne avait le défaut d'être très abstraite, et de devoir recourir à des stratégies ad hoc pour défendre sa position. Elle devait dire que, malgré ces comportements apparemment altruistes, en réalité, il y a bien un calcul de ce qui est bon pour nous, donc un calcul purement égoïste, même s'il n'est pas apparent. Il y aurait donc une sorte de calcul très rapide, quasiment inconscient, qui nous porte à aider notre famille, parce que le résultat du calcul nous montre que nous en tirerons à l'avenir un avantage. Hélas, les calculs que l'on ne voit pas n'existent pas, et il est probable que ce calcul, s'il était fait, serait faux. Autre solution, il serait aussi possible de dire que les individus sont simplement irrationnels, et suivent des conduites contraires à leurs intérêts, en connaissance de cause. Hélas, encore une fois, dire ceci consiste à insulter les hommes, mais confirme quand même la théorie que l'on voulait combattre, celle selon laquelle les hommes ne sont pas égoïstes. 

Entrons maintenant davantage dans le vif du sujet, après ces trop longs rappels historiques. L'enjeu est d'établir si l'enfant a dès le plus jeune âge la capacité de ressentir les sentiments d'autrui, s'il est doué d'empathie. Les multiples travaux d'éthologie, autant humaine qu'animale, tendent aujourd'hui à le montrer. Mais elles le montrent d'une manière presque plus conceptuelle qu'empirique. Car comment l'enfant parvient-il à apprendre, dans toutes les sociétés qui disposent d'une culture minimale (hommes, grands singes, grands animaux marins, oiseaux)? Ils apprennent par l'observation de leurs congénères, et par l'imitation de leurs gestes. Il n'y a pas, chez la plupart des animaux, de transmission de pratiques par un enseignement conscient et utilisant des signes. Au lieu de cela, les parents montrent l'exemple (les hommes aussi transmettent ainsi l'immense majorité de ce qu'ils enseignent à leurs enfants). Donc, suivre l'exemple, imiter, est une capacité innée chez les enfants des espèces disposant d'une culture. Si les enfants n'imitaient pas, la culture ne se transmettrait pas. Or, il est maintenant indéniable que des traits culturels arrivent à se transmettre dans certaines communautés animales.
Mais puisque l'imitation suppose la capacité de reconnaître l'autre comme étant assez semblable à soi-même, du moins suffisamment semblable pour être imité, alors l'imitation ne vient jamais seule, elle vient toujours avec une tendance à l'empathie. L'empathie, le fait de se mettre à la place d'autrui, de ressentir ce qu'il ressent, est une condition de possibilité de l'imitation, donc de l'apprentissage. On a bien constaté que les singes élevés parmi les singes ne parviennent presque pas à imiter les hommes qui leur montrent certains gestes ou techniques, parce qu'ils ne s'identifient pas aux hommes. Par contre, un singe élevé parmi les hommes dès son jeune âge, et qui a donc appris à s'identifier à eux, arrive très bien à les imiter. L'imitation n'est donc possible que par une empathie préalable avec la personne imitée. Et s'il y a empathie, il y a aussi prise en compte des sentiments d'autrui, et donc aussi tous les comportements que cette empathie produit, à savoir les tendances à aider ses proches, à leur faire éviter la souffrance. 
Ainsi, il y a là un raisonnement quasiment logique en faveur de la bonté humaine (et de la bonté des animaux de culture) : la culture requiert l'imitation; or l'imitation requiert l'empathie; donc tous les animaux de culture sont naturellement capables d'empathie. Et puisque l'empathie produit des comportements bienveillants à l'égard des autres, alors les comportements bienveillants à l'égard des autres sont naturels. Si les hommes ne ressentaient pas les sentiments des autres, s'ils ne sentaient pas que les autres sont comme eux, alors ils n'auraient pas idée de les imiter, et la culture s'effondrerait bien vite. Mais puisque les hommes s'identifient immédiatement aux autres, ils deviennent capables dans le même temps d'apprendre et d'être moral.

Ainsi, les capacités cognitives et morales sont presque indiscernables, puisque c'est par la même opération d'empathie que l'on devient un être capable d'apprendre et un être moral. En s'identifiant aux autres, on comprend en même temps qu'il faut éviter de les faire souffrir, et que l'on peut les imiter pour effectuer des choses que nous ne savons pas encore faire. Il n'y a aucun moyen de dissocier ces deux facultés. Imiter quelqu'un est toujours le reconnaître comme un semblable, et le reconnaître comme un semblable est toujours reconnaître qu'il souffre et prend plaisir de la même façon que nous. Comme le dit si bien Rousseau, il faut les plus grands efforts de la raison pour arriver à dissocier ces deux aspects, et parvenir à se convaincre que nous n'avons rien à craindre, pendant que notre voisin se fait égorger sous notre fenêtre.

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