lundi 5 mars 2012

La charge de la preuve

Dans l'éternelle discussion entre sceptiques et dogmatiques pour déterminer si nos connaissances sont solides, si nous ne sommes pas en train de rêver (Descartes), si nous ne sommes pas des cerveaux dans une cuve (Putnam), si nous avons bien deux mains (Moore), etc., chaque camp, en dépit du fait qu'il est frontalement opposé à l'autre camp, partage en fait un certain nombre de présupposés, qui seuls, expliquent qu'une confrontation puisse avoir lieu. Les dogmatiques et les sceptiques partagent des préjugés communs, qui expliquent à la fois le débat lui-même, et son enlisement.
Je voudrais montrer que ces préjugés, une fois qu'ils sont explicités, changent considérablement les rapports de force entre dogmatiques et sceptiques. Mais je voudrais aussi montrer que ce renversement est paradoxal : c'est en cassant un préjugé dogmatique que l'on peut réfuter la position sceptique. Le sceptique ne peut tenir sa position que parce qu'il emploie un procédé typiquement dogmatique. Si au contraire, le sceptique va jusqu'au bout de son scepticisme, il ne pourra plus employer un tel procédé et n'aura plus rien à objecter au dogmatique. Cependant, le dogmatique n'aura pas gagné pour autant, car lui aussi ne peut vaincre que s'il emploie un tel procédé. Ainsi, en mettant au jour ce procédé, on aboutit à une sorte de situation intermédiaire, modérée, une solution de bon sens, que nous allons présenter ci-dessous.

Le débat entre le dogmatique et le sceptique se déroule ainsi : 
1) le dogmatique affirme de manière péremptoire qu'il connaît la vérité de ceci ou de cela, qu'il a des connaissances authentiques, que la réalité objective est conforme à son discours. Peu importe ici le sujet. Le dogmatique pense que la logique, la métaphysique, les sciences dures et les sciences humaines, peuvent produire des vérités, tant que l'on s'y prend correctement.
2) le sceptique, rusé, réplique que les connaissances du dogmatique ne sont pas aussi solides qu'elles en ont l'air. Après tout, on pourrait imaginer un nombre considérable de fictions, qui sont vraisemblables, et qui montrent que tout notre savoir est illusoire. Ainsi, les fictions des illusions des sens, du rêve, du malin génie, cet être quasi-divin capable de tromper les hommes dès qu'il le veut, nous montrent que nos connaissances ne sont pas assurées, puisqu'il y a quelques possibilités toujours ouvertes qu'elles soient fausses. Autrement dit, tant que le dogmatique n'a pas écarté les unes après les autres toutes les possibilités envisagées (et peut-être même envisageables) que nos connaissances soient illusoires, alors sa science reste incertaine.
3) Le dogmatique, à ce moment, tombe dans le piège du sceptique. Il se met alors à rechercher une preuve pour réfuter toutes les fictions du sceptique. C'est ce que fait Descartes, entre autres, avec grand talent. Avec toute son intelligence, il tente de montrer que le monde ne peut pas être illusoire, que nous ne sommes pas dans nos rêves, et que nous pouvons nous fier à nos sens, excepté bien sûr dans quelques cas bien délimités.
4) Naturellement, le sceptique n'est jamais totalement convaincu de ce qu'il trouve dans les méditations métaphysiques de Descartes, il va donc élaborer ou bien de nouvelles fictions plus retorses, ou bien  montrer que les arguments de Descartes ne fonctionnent pas vraiment. Employant toujours la même stratégie, le sceptique demande au dogmatique de faire la preuve que son savoir est infaillible, c'est-à-dire que toutes les possibilités logiques et métaphysiques aient été écartées. S'il reste la plus petite possibilité qu'une erreur ait été commise, ou que le savoir soit douteux, alors le dogmatique doit retourner à son travail et trouver un argument définitif.
5) Le jeu de ping-pong se poursuit ainsi, des sceptiques grecs jusqu'à nos jours. 

Où est la faiblesse du sceptique? Qu'emprunte-t-il au dogmatique, alors qu'il n'en a pas le droit? Le sceptique emprunte au dogmatique son modèle de la justification des énoncés. Pour un dogmatique, un énoncé est justifié si tout autre énoncé incompatible a pu être prouvé faux. En logique, prouver un énoncé est assez simple, car il suffit de montrer que le contradictoire d'un énoncé est faux pour avoir prouvé ipso facto que l'énoncé original est vrai (c'est la preuve de la logique classique, la réfutation par l'absurde). On peut aussi, par une série d'inférences, montrer qu'un énoncé est la conséquence nécessaire d'autres énoncés. Par contre, en métaphysique, en physique et dans les autres sciences, les énoncés ne sont à peu près jamais des conséquences logiques d'autres énoncés. Il y a toujours une multiplicité d'autres possibilités enviseables ou même qui n'ont pas été envisagées. C'est justement pour cela que le travail du dogmatique est difficile. Il est écrasé d'une part sous le nombre des possibilités, et d'autre part sous la puissance de certaines de ces possibilités : en effet, l'hypothèse que nous sommes tous des cerveaux dans une cuve est une hypothèse farouchement difficile à éliminer (Putnam, dans Raison, vérité et histoire, soutient même qu'on ne peut même pas en discuter, pour des raisons liées à notre langue, mais cela n'empêche pas que cette hypothèse soit, absolument parlant, envisageable). Ainsi, le sceptique reprend les exigences du dogmatique, et les fait jouer contre lui, pour lui demander des preuves absolues que ce qu'il avance est vrai.
Je ne veux pas dire que le sceptique commet une faute logique, serait incohérent. Au contraire, c'est bien plutôt le dogmatique qui est incohérent, puisqu'il est incapable de soutenir ses propres normes de justification. Le dogmatique veut des justifications absolues des énoncés, et le sceptique lui rappelle qu'il ne parvient même pas à les fournir. Les justifications absolues sont trop difficiles à fournir, le dogmatique n'y arrive pas, et le sceptique triomphe, en quelque sorte. 
Mais je veux dire que le sceptique risque par contre de tomber lui aussi dans l'incohérence, aussitôt qu'il se met à dire quelque chose. Car si on demande au sceptique sa position, il devra dire quelque chose qui ressemble à ceci : "bien sûr que je ne crois pas vraiment que nous sommes des cerveaux dans une cuve ou que nous sommes tous dans nos rêves, mais je n'ai pourtant aucune preuve que c'est faux". En disant cela, malgré l'apparence simplement négative de cette affirmation, le septique tombe à son tour dans le piège du dogmatique. Car il refuse de tenir les croyances des dogmatiques pour fondées, et pourtant, il conserve comme valides les standards de justification qui lui permettent d'affirmer que ces croyances sont infondées. Le sceptique affirme qu'il n'a pas de preuve que nous ne rêvons pas, mais il ne peut affirmer ceci que s'il croit qu'il lui faut une preuve définitive, absolue, autrement dit dogmatique, pour écarter cette possibilité. Or, c'est justement l'essence du scepticisme que de refuser un tel standard de justification. Le sceptique ne refuse pas les croyances dogmatiques, mais l'idée que ces croyances auraient besoin d'une preuve aussi extraordinaire que celle que Descartes et ses épigones tentent de fournir.

Comment donc le débat entre sceptiques et dogmatiques doit-il se dérouler, dès lors que le sceptique est enfin cohérent, et refuse de demander au dogmatique des preuves absolues? Le débat doit être restreint aux seules hypothèses que l'on peut tenir pour sérieuses, au lieu de s'étendre à toutes les hypothèses possibles. J'insiste ici sur ce terme de sériosité. Un hypothèse est possible quand notre imagination nous donne la capacité de la formuler. Une hypothèse est sérieuse dès lors qu'une enquête empirique et notre expérience passée nous laissent penser qu'elle a des chances d'être vraie. Ce concept de sériosité est informel, il est pourtant indispensable pour la discussion. Les hypothèses qu'un malin génie existe, que nous rêvions en permanence, etc. sont possible mais pas sérieuses. Parce que, jusqu'à présent, pas le moindre évènement du monde ne nous a laissé penser que c'est envisageable. Cette hypothèse a été forgée par une imagination débordante, sans s'appuyer sur quoi que ce soit de réel. Par contre, que tel ou tel souvenir soit illusoire; qu'une machine à calculer donne des résultats presque toujours faux; que nos sens causent des erreurs systématiques dans la perception, sont des hypothèses sérieuses. Nous avons déjà vu cela dans le passé : certains psychologues arrivent à suggérer de faux souvenirs, les ordinateurs buggent parfois, et il y a des daltoniens. Par conséquent, de telles hypothèses peuvent être sérieusement discutées.
Autrement dit, le sceptique doit détendre un peu ses critères de justification, et tenir pour acquis tout ce dont il n'a pas de raison sérieuse de douter. En ce sens, le dogmatique peut et doit toujours dire au sceptique que celui-ci a la charge de la preuve. Le dogmatique ne se fatiguera à donner des preuves de la solidité de notre connaissance que si le sceptique arrive d'abord à montrer qu'il y a un doute sérieux que notre connaissance soit erroné. Tant que le sceptique n'a pas pu montrer que son doute est sérieux, et pas extravagant, le dogmatique n'a même pas à répondre. 
La charge de la preuve est donc la notion fondamentale qui permet de dépasser les débats éternels entre sceptiques et dogmatiques. Tant que l'on garde les standards de justification déraisonnables du dogmatique, la notion de charge de la preuve est inutile. Le dogmatique doit seulement tout prouver, montrer que le moindre doute peut être rejeté. Par contre, dès lors que l'on adopte des standards de justification plus modestes, la question de la charge de la preuve devient centrale. En effet, le dogmatique ne sera plus le seul à devoir se justifier. Le sceptique le devra aussi, puisqu'il devra montrer que les doutes qu'il oppose au dogmatique sont sérieux. Il devra donc mener l'enquête, comme n'importe qui, et apporter un faisceau d'indices suffisamment convergents pour que le dogmatique soit obligé de préparer, à son tour, une réponse argumentée. 

Ainsi, nous savons que nous ne rêvons pas et que nous ne sommes pas des cerveaux dans une cuve, parce que nous attendons encore que le sceptique nous donne des indices probants que ces fictions soient sérieuses. Tant qu'il n'y parvient pas, la charge de la preuve reste de son côté, le bon sens du côté de ceux qui pensent qu'ils sont éveillés et bien réels. Bien sûr, le dogmatique a toujours envie de brûler les étapes, et  d'apporter une preuve à un problème qui ne lui a pas encore été posé. A quoi pourrait-il donc répondre?

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