mercredi 7 mars 2012

Qu'est une introduction de dissertation?

Nonobstant le titre de ce post, à première vue très différent du précédent (La charge de la preuve), les deux posts s'inscrivent dans une continuité, qui je, l'espère, apparaîtra  vite.
L'objet de ce post est d'expliquer ce que doit contenir une introduction de dissertation philosophique. Je ne prétend nullement réinventer la poudre, et me contenterai de répéter très modestement ce que tous les professeurs de philosophie, de tout temps, ont répété à leurs élèves. Il me semble seulement que ces recommandations, si on les écoute comme il se doit, sont révélatrices d'aspects importants de l'activité philosophique en général.

Que contient une bonne introduction? Elle contient la mise en place d'un problème. Elle est la transformation d'une simple question, en un problème. Une question est seulement une phrase interrogative, à laquelle on peut, le plus souvent, répondre par oui ou par non. Je suis invité chez des amis, nous sommes à table, et ces amis me demandent si l'entrecôte est assez salée. Je réponds oui ou non, selon mes goûts. Mais une telle question ne peut pas se transformer en problème philosophique. Il n'y a aucun mystère à résoudre, rien qui ne s'oppose à une réponse directe. Il me suffit de savoir ce que j'aime pour répondre par oui ou par non.
Or, passer à côté d'un sujet en philosophie, c'est justement prendre le sujet comme s'il s'agissait d'une simple question, et ne pas voir le problème sous-jacent. Prenons l'exemple suivant : "Pouvons-nous avoir la certitude que nous sommes libres?". Si un devoir se contente de parler des détenus en prison, et des personnes qui sont libres de leurs mouvements et de leurs paroles, en disant que les uns et les autres savent très bien qu'ils sont libres ou qu'ils ne le sont pas, alors ce devoir manque le sujet, et y répond comme si on lui demandait si l'entrecôte est assez salée. La réponse est directe, immédiate, ce qui signifie qu'aucun problème n'a été soulevé.
Un problème apparaît lorsque l'on comprend que la question ne va pas de soi, et que la réponse ne va pas non plus de soi. Pour conserver ce même exemple, le problème consiste en ce que la liberté paraît être quelque chose de négatif : la liberté est l'absence d'entrave, l'absence de limitation pour réaliser ce que veut un individu. Mais si la liberté est une absence, une négation, alors on ne peut pas constater directement que nous sommes libres, puisque l'absence, par définition, ne se voit pas, ne s'observe pas. On peut observer une contrainte, on peut observer des chaînes, par contre, one ne peut jamais observer directement l'absence de contrainte. Dès lors, il semble qu'il soit impossible de savoir avec certitude que nous sommes libres, puisque la seule preuve parfaite  (l'observation directe de l'existence de la liberté), est impossible. On peut savoir avec certitude que nous sommes soumis à une contrainte, si c'est le cas, mais on ne pourra jamais savoir avec certitude que nous sommes libres. Et pourtant, ne ressent-on pas très souvent le sentiment de la liberté, le sentiment que de multiples choix s'offrent à nous, et que nous pouvons choisir celui qui nous convient, sans être contraint par des choses extérieures? D'où le problème suivant : comment peut-on à la fois faire l'expérience de notre liberté, alors même que la liberté n'est qu'une absence, et qu'il n'y a jamais par définition, d'expérience de quelque chose d'absent?
Ainsi, la simple question est devenue un problème, parce que la nature de la liberté se trouve engagée dans la discussion. Il n'est maintenant plus possible de répondre directement par oui ou par non. Avant de répondre, il faudra une longue enquête sur la nature de cette expérience intérieure de la liberté, et une longue enquête sur la dimension positive ou négative de la liberté. Voici donc ce en quoi consiste transformer une question en un problème : rendre la réponse directe impossible, rendre nécessaire une véritable enquête sur les notions mises en jeu sur le sujet.

En quoi cette explication méthodologique est de grande valeur pour la philosophie en général? Elle montre qu'aucune question ne doit être acceptée avant d'avoir été elle-même justifiée. Il n'y a pas que les réponses qui demandent à être argumentées. Une question aussi s'argumente, se justifie. Il y a des mauvaises questions, il y a des questions qui sont même trompeuses. Se dépêcher d'y répondre, c'est justement tomber dans leur piège. 
Parmi ces questions trompeuses, figurent en tout premier lieu celles que le sceptique adresse au dogmatique. En demandant au dogmatique s'il est certain de ne pas être en train de rêver, le sceptique envoie une question au dogmatique sans avoir justifié le bien fondé de sa question. Chercher à y répondre va évidemment mener le dogmatique à des propos absurdes, des sophismes, des gesticulations ridicules. C'est bien pourquoi j'avais soutenu, dans mon post précédent, que le sceptique ne devait pas se contenter de poser des questions. Le sceptique a la charge de la preuve, il doit montrer que sa question est sérieuse, qu'elle est un vrai problème. Il doit montrer que sa question demande à être résolue, parce qu'elle est réellement un problème pour notre compréhension du monde. Si la fiction du rêve n'est vraiment rien de plus qu'une fiction, alors inutile de faire appel aux sciences et à la philosophie pour y répondre. Une autre fiction suffit. Par contre, si le sceptique arrive à montre que son problème est sérieux, alors la philosophie est nécessaire.
Autrement dit, l'élève ou l'étudiant devant rédiger une introduction est dans la même situation que le sceptique. Le sceptique doit montrer que la question qu'il pose est sérieuse; l'élève doit montrer que la question du sujet est un problème philosophique. C'est pourquoi une bonne introduction est, bien évidemment, toujours un moment sceptique. Le sceptique pose des questions, comme le fait une introduction. Mais le bon sceptique, comme la bonne introduction, ne se contentent pas de poser des questions : ils expliquent pourquoi leur question est justifiée, pourquoi il faut la prendre au sérieux, c'est-à-dire faire un exercice philosophique pour y répondre.

Ce que montre l'introduction de la dissertation, c'est donc que l'activité intellectuelle n'est pas toujours une activité consistant à résoudre des problèmes. Les théories ne sont pas seulement des tentatives de répondre à des questions. Les problème ne naissent pas tout seuls, par génération spontanée. Le doute ne nous tombe pas brutalement dessus. Le doute est construit, il est élaboré, il est aussi le produit d'un effort théorique. Le proverbe dit que la philosophie est davantage intéressée par les questions que les réponses. C'est faux, pour deux raisons : à la fois parce que la philosophie s'intéresse aussi aux réponses qu'elle donne, et parce que les sciences aussi s'intéressent aux questions. Mettre en place un protocole expérimental, c'est justement considérer que la manière dont on questionne la nature est très importante dans le résultat obtenu. Une mauvaise question implique une mauvaise réponse, ou bien fausse, ou bien imprécise. Une bonne question conditionne par contre une réponse fine, précise, et féconde.
Bref, l'argumentation n'est pas seulement l'art de répondre à des questions. Il est aussi l'art de poser les bonnes questions, de la façon correcte. C'est ce que montre l'introduction philosophique.

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