jeudi 15 mars 2012

Théorie des causes

Comment quelque chose peut-il être cause d'autre chose?
Le célèbre texte de la Physique d'Aristote affirme que quatre sortes de choses peuvent être tenues pour des causes :
1) la cause matérielle, à savoir la matière dont est faite une chose, ce dont elle est faite. La matière est cause en ce que, si elle n'était pas là, la chose ne serait pas là non plus.
2) la cause formelle, à savoir la configuration de la chose, ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est, la forme étant ce que la définition caractérise.
3) la cause efficiente, qui est une autre chose, qui précède, et qui est à l'origine de la chose en question. C'est la notion de cause qui est le plus couramment utilisé dans les sciences naturelles.
4) la cause finale, qui est une autre chose, qui suit, et qui est pourtant à l'origine de la chose en question. La cause finale est souvent identifiée au but que se représente un agent pouvant penser, et qui guide son action.

Aristote donne cette liste, et n'en justifie pas vraiment la clôture.
Les successeurs, cependant, se sont rarement essayés à découvrir de nouvelles causes, mais se sont plutôt consacrés à en réduire le nombre, montrer que certaines sont inutiles, et que l'on pouvait décrire l'ensemble des évènements du monde au moyen d'un plus petit nombre de causes.
Parmi les réductions les plus poussées, figurent celles des positivistes (je préfère ne pas donner de nom, cette tendance étant assez forte chez nombre de philosophes à partir de Descartes), qui affirment que la causalité ne se dit qu'en un seul sens, celui d'une continuité entre deux évènements. Un évènement est cause d'un autre si et seulement si il est immédiatement suivi de cet autre évènement, et de lui seul. La causalité implique donc l'idée de nécessité : la cause doit nécessairement produire le même effet; et elle implique l'idée d'une relation de continuité spatiale et temporelle : la cause est immédiatement suivie de l'effet, tout en étant dans la même position spatiale, ou une position immédiatement voisine. Ceci implique que la cause et l'effet sont séparables par une opération de pensée, mais pas réellement séparables, puisqu'ils sont en réalité attachés par un lien de continuité. Les plus instruits d'entre mes lecteurs penseront peut-être à l'intrication des particules quantiques, donc au fait qu'il semble y avoir une causalité instantanée à distance. C'est en effet un cas limite : la causalité ne serait plus ici que la continuité temporelle, et plus spatiale. On peut, je pense, accepter cette précision, sans affecter le cadre global de ce type de causalité.
Ainsi, cette conception de la causalité correspond à la causalité efficiente d'Aristote : la cause est principe au sens où elle est chronologiquement première, et qu'elle produit par son action un effet chronologiquement second.

Néanmoins, les positivistes ont une tendance à ne regarder que la physique, et tout particulièrement la mécanique, dans laquelle il est tentant de ne voir la causalité que sur ce mode des chocs entre particules.
Or, dès que l'on s'intéresse à la biologie, à la sociologie, à la technologie, ou tout simplement à la vie ordinaire, deux nouveaux types de causes apparaissent. Il s'agit de la causalité matérielle, et de la causalité formelle. En effet, un vivant est une structure, définie par un certain agencement de parties, aptes à accomplir certaines fonctions. Une machine est aussi une structure dont les éléments permettent d'accomplir certaines fonctions (Je renvoie ici au chapitre 7 de la Denrée mentale, écrit par Vincent Descombes, chapitre dans lequel il présente les travaux de Herbert Simon sur la science de l'artificiel). Or, dès lors qu'il y a structures et fonctions, les notions de causes matérielle et formelle redeviennent indispensables.
En effet, la causalité matérielle est l'effet des parties sur le tout. Les parties peuvent ou bien rendre possible l'opération propre du tout, ou bien entraver cette opération. Si la pile d'une montre est vide, la montre ne peut plus afficher l'heure. Si le nerf optique est coupé, il n'est plus possible de voir. Si un joueur d'une équipe de sport est absent, et qu'il n'y a aucun remplaçant, l'équipe doit déclarer forfait, etc. Dans tous ces cas, la causalité matérielle explique l'absence de réalisation d'une fonction, en mentionnant le constituant qui est à l'origine du problème.
Inversement, la causalité formelle explique l'effet du tout sur les parties. Les parties du vivant ne sont pas agencées n'importe comment, par un choc aléatoire de cellules. Chaque cellule prend une place et se spécifie en fonction du rôle qu'elle devra accomplir pour le corps. Certaines vont former de la peau, d'autres des cellules musculaires, des cellules gastriques, des cellules sexuelles, etc. Pour comprendre le devenir de chacune des parties, il faut donc faire référence à l'organisme entier : si celui-ci a besoin de grandir, se déplacer, se nourrir, se reproduire, il faut que les différentes parties se structurent de façon à rendre possible l'exécution de ces fonctions. Le terme d'organisation correspond très bien à l'idée de cause formelle. L'organisation est en effet à la fois le point de vue statique sur une chose : la position réciproque des parties les une par rapport aux autres, et dessinant la configuration d'un être, et le point de vue dynamique sur cette chose : les parties vont là où la structure a besoin d'elles, et produisent un effet conforme à ce dont la structure a besoin.
Causalité matérielle et causalité formelle forment donc une paire indissociable, elles sont la causalité montante, des parties vers le tout, et la causalité descendante, du tout vers les parties. Et cette causalité doit être pensée davantage comme un principe explicatif, que comme une force causale active. La structure n'est pas une chose, mais le résultat d'un certain agencement, c'est justement pourquoi une chose ne peut jamais agir directement sur une structure. Une chose ne peut avoir qu'une action indirecte. En changeant ou en se déplaçant, la chose change conséquemment la structure, sans l'avoir affectée directement, comme elle pourrait affecter une autre partie. Ainsi, la vision ne peut être affectée que par les objets visibles qui se présentent ou disparaissent, mais pas par les parties de l'organe visuel, qui n'appartiennent pas aux objets visibles. De même, dans une société, aucun homme n'a par lui-même un effet social, il ne l'a qu'en tant qu'on lui reconnaît une certaine fonction. Le président de la République peut mettre le pays en guerre, mais aucun homme ne le peut. Là encore, les fonctions réagissent directement à d'autres fonctions, mais les bases matérielles de ces fonctions n'ont jamais d'effet direct.
D'ailleurs, la causalité efficiente se concilie très bien avec les causalités formelles et matérielles, parce qu'elles ne se développent pas dans la même direction. Pour continuer à parler métaphoriquement, les causalités matérielles et formelles sont montantes et descendantes, alors que la causalité efficiente va de gauche (le passé) à droite (l'avenir). On peut en effet donner deux explications d'un phénomène :
1) la discours du président à la télévision marque l'entrée en guerre du pays. On est ici dans le registre du formel et du matériel : le président (la partie) met le pays (le tout) en état de guerre.
2) un ensemble de gestes, de sons émis par la voix, produit un certain nombres d'effets cérébraux et musculaires, eux-mêmes produisant la mise en mouvement de multiples éléments physiques (les tanks, les obus, etc.). On a ici la causalité efficiente

Reste une cause, la causalité finale. On voit assez bien que celle-ci se rapproche fortement de la causalité efficiente : celle-ci ayant lieu dans le sens normal du temps, du présent vers l'avenir (de gauche à droite), il faut en conclure que la causalité finale a lieu en sens inverse, de l'avenir vers le présent (de droite à gauche). Mais à partir de ce point, il faut être précis, et Descombes nous a justement mis en garde, dans le livre précité. En effet, prise à la lettre, cette définition de la finalité est fausse, parce qu'il y a des comportements finalisés qui n'atteignent pas leur but. Donc, dans un tel cas l'avenir ne pourrait pas causer le présent, puisque l'avenir ne sera pas réalisé. Il faut donc qu'une certaine représentation guide le comportement, sans que l'objet de cette représentation soit réellement produit. Il faut que la représentation de la maison puisse guider la construction, même si au final, la maison n'est jamais construite.
Il y a alors un deuxième risque d'erreur, que Descombes a aussi pointé (c'est même cette erreur qui constitue la cible centrale de son livre). Il ne faut pas ramener la finalité à la causalité efficiente, au point de considérer que les représentations sont des états mentaux (et cérébraux) qui causent les actions jusqu'à parvenir au résultat attendu. La philosophie mentale (dont font partie les néo-cartésiens comme Fodor) commet justement cette erreur de tenir les représentations finales pour des entités pouvant intervenir dans une chaîne de causalité efficiente. Dans les termes qui sont les miens ici, la philosophie mentale nie la causalité finale, et la réduit à la causalité efficiente. Pour elle, c'est le présent (une représentation de la maison) qui cause les évènements futurs (la maison). La finalité est ramenée à une causalité de gauche à droite.
Il faut donc avoir une véritable conception de la causalité finale. Et je me range ici à celle que propose Descombes, qui lui-même s'inscrit dans la lignée des intentionalistes (les intentionalistes, opposés aux causalistes, considèrent que les intentions sont des rationalisations de l'action, des moyens de la décrire, et non pas des motifs réellement possédés par les agents, qui les pousseraient à agir). La finalité est un moyen de comprendre la succession des évènements, mais à partir de dispositions présentes faisant référence à des évènements du futur, plutôt qu'à partir des évènements passés. Quand on comprend que quelqu'un est disposé à se lancer dans la maçonnerie (il a déclaré son intention, il est allé chercher du ciment, etc.), on peut prévoir l'avenir, à partir justement d'une certaine considération de ce à quoi aboutit généralement une telle disposition. On voit que du ciment et des briques ont été apportés sur un chantier, on pense alors à la maison construite, et cette image servira alors de guide pour anticiper le travail du maçon. Mais cette image n'est pas une cause agissant sur le maçon, elle est seulement notre moyen de le comprendre.

Récapitulons : la théorie aristotélicienne des quatre causes est complète, car on dispose d'une causalité de gauche à droite (efficiente) de droite à gauche (finale) de bas en haut (matérielle) de haut en bas (formelle). Il n'y a plus d'espace pour une autre possibilité. Ceux qui affirment que cet espace ne comprend que deux dimensions, et qu'il existe une troisième dimension, celle de la profondeur, donc encore deux nouvelles causes à découvrir, sont bien évidemment incités à donner le nom de ces deux causes.
Par contre, il demeure un problème, celui de la dissymétrie entre trois causes, qui sont des principes explicatifs, et la dernière, la causalité efficiente, qui paraît plutôt être une action réelle, et pas un principe explicatif. Pourquoi y a-t-il cette dissymétrie? Mon idée est que la causalité efficiente est aussi un principe explicatif. Mais si on ne le voit pas, c'est parce que la causalité efficiente paraît ne jamais être prise en défaut, alors que la finalité, elle, l'est souvent. Il arrive souvent que l'intention de construire une maison ne mène pas à une maison réelle. Par contre, à tous les coups, si on mélange dans de justes proportions du ciment, du sable et de l'eau, on obtient du béton. C'est le caractère infaillible de la causalité efficiente, et le caractère faillible de la causalité finale, qui nous fait considérer que seule la première est une action réelle.
On pourrait dire que cette distinction est conventionnelle. Car il nous arrive de rater des recettes que nous avons respectées à la règle. On va alors faire jouer une stratégie d'immunisation : "tout compte fait, il doit bien y avoir quelque chose que nous n'avons pas respecté", dirons-nous si nous avons raté une recette. Alors que pour la causalité finale, nous acceptons le fait qu'une anticipation puisse se révéler fausse, et nous ne faisons pas jouer de stratégie d'immunisation, nous ne disons pas du maçon qui ne finit pas sa maison : "en fait, il n'a jamais eu l'intention de la finir".
C'est juste, mais cette convention a quand même une justification : la dissymétrie du temps. Le présent est là et bien là, il est nécessairement ce qu'il est; alors que le futur n'est pas encore là, il reste contingent. C'est pourquoi, compte tenu du présent nécessairement là, on doit pouvoir anticiper avec certitude l'avenir. Par contre, en s'aidant d'un futur lointain et contingent, il est inévitable que nous fassions des erreurs pour prévoir le futur proche. Le maçon peut nous surprendre, parce que la maison future n'est pas déjà là, et peut ne jamais advenir.

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