samedi 5 mai 2012

La pensée fulgurante

Parfois, nous sommes face à un problème difficile, nous réfléchissons laborieusement, puis, brutalement, nous avons une intuition, et voyons que nous avons résolu le problème. Cette intuition est rapide, franche, mais ne nous dévoile pas les détails, qui  restent inconscients. Nous avons vu que nous sommes parvenus à la solution, et il nous reste donc à réaliser effectivement les étapes qui y mènent. Mais le plus souvent, l'intuition est juste, et nous n'avons aucun mal à réaliser chaque étape jusqu'à la conclusion.
Beaucoup plus souvent, on nous pose une question, et nous répondons en bon français, sans même y penser vraiment. Ou bien nous adressons nous-mêmes la parole à quelqu'un, en lui disant quelque chose qui n'avait pas été préparé à l'avance, et qui s'élabore donc sur le moment. Or, parler en français implique respecter une grammaire, qui donne les règles de construction des phrases. Mais il est exceptionnel que nous ayons à penser consciemment à ces règles pour nous exprimer. La plupart du temps ces règles doivent donc être suivies inconsciemment, et à toute vitesse, de façon à ne pas nous ralentir lorsque nous nous exprimons. On cherche parfois ses mots, mais jamais ses structures grammaticales!

Le point commun de ces deux expériences réside dans ce que Wittgenstein appelle, dans les Recherches philosophiques (§318-321), la pensée fulgurante. La pensée fulgurante est cette pensée qui va plus vite que la pensée, qui parvient à parcourir instantanément toutes les étapes d'un calcul qui demanderait pas mal de temps; qui sait immédiatement ce qu'elle doit dire, alors que le dire demande un certain temps. La pensée fulgurante est bien sûr une expression ironique. Et plus précisément, la pensée fulgurante est une métaphore.
Nous avons besoin d'une métaphore pour justifier, pour fonder, des opérations mentales qui ne se font pas de manière habituelle, c'est-à-dire consciemment, laborieusement, pas à pas. Quand nous trouvons de manière normale la solution d'un problème, nous pensons d'abord aux données du problème, puis nous essayons de combiner différemment les données du problème, nous finissons par découvrir une combinaison pertinente, puis nous poursuivons en répétant cette opération, jusqu'à aboutir à la solution. D'ailleurs, cette méthode systématique de résolution des problèmes est l'analyse, elle consiste à partir du but, puis par régression, à retrouver les étapes qui y mènent.
Par contre, l'intuition, la pensée instantanée, la pensée inconsciente, sont très différentes, puisque les différentes étapes, et les mauvaises opérations, ne sont pas essayées. Mais, s'interroge-t-on, il a bien fallu les essayer, pour arriver à la bonne conclusion. Et même si on ne les a pas toutes essayées, il a au moins fallu que l'on essaie la bonne combinaison, pour s'assurer qu'elle marche. Autrement dit, même si la succession des opérations est assez longue (et faire une phrase relativement simple est déjà une suite conséquente d'opérations), la succession a bien dû être parcourue, mais à toute vitesse. La pensée fulgurante répond à ce besoin du fondement. Il nous semble impossible qu'une opération complexe fonctionne bien, sans que les différentes règles pour réaliser cette opération aient été suivies. Il nous semble qu'une opération complexe exige des procédures réglées, sans quoi l'opération ne pourrait pas être menée à bien. Or, dans certains cas, il est manifeste qu'aucune règle n'a été suivie. Nous avons accompli une opération remarquable, sans avoir suivi la moindre règle. Comme le dirait Kant, nous sommes géniaux (cf. Critique de la faculté de juger, §46). Nous avons accompli quelque chose de bon de manière naturelle, instinctive, sans suivre de règle. Or, nous ne croyons pas au génie, nous n'admettons pas que l'on puisse faire de grandes choses sans suivre de règle. Il faut donc inventer la pensée fulgurante, cette pensée qui suit des règles instantanément, inconsciemment. Nous avons l'impression d'avoir agi à l'instinct, mais en réalité, nous avons dans la tête un mécanisme hyper rapide, une pensée fulgurante, qui réalise toutes les étapes dont nous avons besoin pour réaliser notre but. 
J'insiste une dernière fois sur ce point, car il est vraiment le nœud du problème. Nous préférons encore inventer des métaphores tout à fait étranges, telles que la pensée fulgurante, la pensée qui va plus vite que la pensée, plutôt que de reconnaître l'absence de fondement de nos actions et de nos pensées. Pourtant, il y a certaines choses que nous savons faire sans la moindre règle, sans la moindre procédure, sans le moindre fondement. Wittgenstein avait une conception thérapeutique de la philosophie. C'est vrai, mais la philosophie est parfois un médicament, parfois un anesthésiant. Elle peut guérir les recherches désespérées de choses qui n'existent pas, comme les fondements. Mais elle peut aussi anesthésier et rassurer ceux qui ont le vertige, en fabriquant des métaphores. Faire la différence entre un médicament et un anesthésiant n'est pas toujours facile.

Si l'on m'accorde ce point, à savoir que toute opération qui n'a pas été effectivement pensée a été réalisée sans avoir été du tout pensée, alors on peut s'attaquer à bon nombre de confusions philosophiques. 
Mon premier exemple est particulièrement représentatif. Il y a une conception mentaliste, dont Chomsky est le représentant assumé, selon laquelle nous disposerions de modules mentaux capables de réaliser inconsciemment et très vite les différentes règles grammaticales nécessaires à la construction de phrases de notre langue. Autrement dit, quand nous disons instinctivement : "Dieu invisible a crée le monde visible", notre pensée réalise en accéléré les opérations suivantes : 1) penser à la phrase "Dieu est invisible"; 2) penser à la phrase "le monde est visible" ; 3) penser à la structure "GROUPE NOMINAL a crée GROUPE NOMINAL" ; 4) transformer la phrase 1 en groupe nominal "Dieu invisible" ; 5) penser à la structure "Dieu invisible a crée GROUPE NOMINAL"; 6) transformer la phrase 2 en groupe nominal "le monde visible" ; 7) penser à la phrase "Dieu invisible a crée le monde visible". Que d'opérations bien laborieuses (que j'ai même un peu simplifiées, par rapport à l'exemple original de Chomsky), pour une phrase que l'on dit si facilement!
Chomsky confond reconstruction rationnelle, et mécanisme réel. La grammaire générative de Chomsky est en effet une bonne théorie des règles grammaticales de nos langues. Lorsqu'il faut rendre compte des phrases déclamées et reconnues comme correctes par les locuteurs d'une communauté linguistique, cette théorie marche bien. Par contre, rien ne nous autorise à mettre cette grammaire dans la tête des locuteurs. Les locuteurs ne pensent pas à la grammaire quand ils énoncent leur phrase, ils ne pensent à rien d'autre qu'à cette phrase, ils n'ont en tête aucune règle qui permettrait de la produire, à partir d'une analyse en constituants grammaticaux. Personne ne s'est jamais dit qu'il doit ajouter un complément d'objet pour terminer sa phrase. Le complément d'objet vient immédiatement, sans règle. Note : je distingue bien ici entre esprit et cerveau. Que le cerveau soit structuré en modules dont chacun réaliserait une certaine opération grammaticale est une question empirique, qui ne peut pas être tranchée ici. Par contre, ce qui concerne l'esprit peut être tranché ici : l'esprit sait parler avant d'avoir des règles de grammaire, ne les utilise presque jamais, et ne les utilise absolument jamais sous une forme fulgurante. L'esprit ne va jamais plus vite que l'esprit, même et surtout pour la grammaire. Je me demande d'ailleurs comment Chomsky explique que des jeunes de quatorze ans, à l'intelligence moyenne, sachant parler normalement, puissent être aussi lamentables pour faire des exercices de grammaire. Est-ce à dire que l'esprit fulgurant est non seulement plus rapide, mais aussi plus intelligent que l'esprit conscient?
Un deuxième point, distinct, concerne une distinction célèbre entre les idées simples et les idées complexes, que l'on doit à Locke, dans l'Essai sur l'entendement humain. Parmi les idées simples, il range essentiellement toutes les données reçues par les sens, la couleur, les sensations tactiles, le goût, etc. (j'écarte pour la simplicité de l'exposé les idées de la réflexion). Parmi les idées complexes, on trouve tout le reste, c'est-à-dire tout ce qui est élaboré à partir de regroupements d'idées simples. Ainsi, le blanc, la douceur sont des idées simples, la peau est une idée complexe. La vue de traits noirs diversement répartis sur une feuille de papiers forment autant d'idées simples, alors que le triangle que ces lignes produisent est une idée complexe. etc. 
Si un mentaliste contemporain lisait Locke, il dirait probablement la chose suivante : Locke introduit une distinction confuse entre idées simples et idées complexes, et nos connaissances contemporaines en physique, en chimie, en biologie, nous le montrent bien. Il n'y a pas d'idées simples. En réalité, la perception d'une couleur mobilise un dispositif mental compliqué dans lequel une onde d'une certaine certaine longueur venant frapper l’œil doit être convertie en un signal devant être interprété par le cerveau, en tenant notamment compte des conditions de luminosité ambiante. Il n'y a rien de simple dans une telle opération. De même, ressentir le goût de l'ananas n'est pas quelque chose de simple, car des centaines ou des milliers de substances chimiques touchent les récepteurs de la langue et du palais pour être combinées et interprétées par l'esprit. Le goût de l'ananas est donc la résultante de la mesure du taux de sucre, de l'acidité, des arômes, etc. Ceci n'est absolument pas une idée simple.
Ici, il faut donner raison à Locke contre les mentalistes. Reconnaître ce que Locke appelle idées simples se fait en effet de manière immédiate, sans calcul, sans décomposition des composants, etc. Nous voyons immédiatement le rouge, nous goûtons immédiatement l'ananas. Et lorsque nous hésitons sur le nom d'un aliment (si nous jouons par exemple à goûter des fruits à l'aveugle), nous finissons souvent par le deviner d'une seul coup, et non par une analyse des différents composants. 
Là encore, les mentalistes confondent reconstruction rationnelle et procédure effective. Que la théorie des longueurs d'ondes ou des transmetteurs chimique soit la bonne explication scientifique des phénomènes est une chose, mais que l'esprit ait besoin de suivre chacun des processus physiques et chimiques en est une autre. Ceci est même faux, puisque l'on sait que bon nombre de modifications cérébrales ne sont accompagnées d'aucune pensée. Donc, physiquement, tous les processus sont complexes. Pourtant, pour l'esprit, il y a énormément de processus simples, qui peuvent être accomplis d'un seul coup, sans suivre la moindre règle. 
Je dois simplement me séparer de Locke, à qui il manquait une théorie de l'habitude et de l'éducation plus poussée. Lui croyait que certaines idées étaient définitivement simples, d'autres définitivement complexes. Or, le goût du vin, pour un profane, est simple. Pour un oenologue, il devient complexe, constitué d'une attaque, d'un maintien, d'une persistance en bouche, il possède encore une combinaison de parfums, etc. Autrement dit, les spécialistes arrivent à établir des règles de reconnaissance complexes, et utilisées consciemment, là où les profanes n'utilisent aucune règle, et n'ont qu'une reconnaissance simple, directe, du vin ou de n'importe quelle autre cause d'une sensation. Et inversement, l'habitude consiste à devenir capable de ne plus appliquer de règles conscientes et complexes pour reconnaître quelque chose, et pouvoir le reconnaître instantanément. Ceci vaut pour le travail manuel, dans lequel on devient expert lorsque l'on n'a plus à penser aux opérations dites de base, et que l'on peut penser à d'autres opérations. Et cela vaut aussi pour le travail intellectuel. Apprendre à lire consiste à oublier les règles de reconnaissance des signes, connaître des notions consiste à pouvoir les utiliser immédiatement, sans réfléchir mentalement à une périphrase qui en donne le sens, etc.

Ainsi, l'habitude ne rend pas la pensée fulgurante, elle la fait disparaître. Car aucune pensée n'est fulgurante. Ce qui se fait sans être pensée consciemment se fait sans être pensé du tout. Et nous pouvons agir intelligemment et subtilement sans penser du tout. 
Ceci n'est pas la négation de l'inconscient.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire