dimanche 20 mai 2012

La foi et l'expérimentation

Il existe une réfutation très simple de l'idée, généralement soutenue par les empiristes et les behavioristes, selon laquelle l'esprit naît entièrement vierge, qu'il n'y a rien d'inné, et que tout est acquis. Cette réfutation consiste à rappeler que nous avons peur de la mort, et qu'une telle peur n'est pas le résultat de l'expérimentation, mais est bien sûr une peur innée. Personne n'a pu expérimenter la mort, voir comme elle est douloureuse, et conclure qu'il fera davantage attention la prochaine fois! On expérimente la douleur, la tristesse, mais jamais la mort. Donc, il est possible que nous ayons acquis nos gestes de répulsion envers tout ce qui cause de la douleur. Mais personne n'a pu acquérir les gestes qui nous préservent de la mort.
Mais cet argument localisé a en fait une portée bien plus grande. Car il y a quelque chose que nous ne pouvons pas du tout expérimenter : non seulement notre propre mort, mais également l'ensemble de notre vie. Nous n'avons qu'une vie, qu'une enfance, qu'une adolescente, qu'une vie adulte, qu'une vieillesse, donc il est absolument impossible de procéder par expérimentation pour savoir ce qui nous convient ou pas, ce qui réussit ou ce qui échoue. Même ce qui ressemble à des tâtonnements n'en est pas vraiment. Il nous arrive de faire quelque chose, de nous lancer dans une activité, un travail, et de nous apercevoir que cette activité ne nous convient pas. Nous arrêtons donc, et nous nous lançons dans autre chose. Cependant, ceci n'est pas une véritable expérimentation, car il nous est impossible de revenir à la situation initiale. Le fait d'avoir vécu cette situation peu satisfaisante a d'une part occupé une tranche de notre vie, qui ne pourra jamais être récupérée, et d'autre part nous a enseigné un certain nombre de choses sur nous mêmes qui marqueront nécessairement les évènements à venir. On ne vit pas de la même façon en ayant trouvé une vie qui nous satisfait du premier coup, et en l'ayant trouvé après de multiples errements. 
Bergson, dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience, fait la même remarque, appliquée au problème du libre-arbitre : lorsque nous nous demandons ce que nous devons faire, les différents choix ne peuvent pas être parcourus indifféremment, dans n'importe quel ordre. On ne peut pas considérer une raison, revenir en arrière, en considérer une autre comme si rien n'avait changé. Le fait de les parcourir a toujours un effet sur la manière dont nous regarderons les possibilités suivantes, si bien que la liberté ne consiste jamais à faire un choix neutre entre possibilités égales, mais seulement à retenir le dernier choix au long d'une histoire dont chaque moment a eu une influence sur la décision finale.
Ainsi, ce que dit Bergson pour les actions individuelles concerne très précisément la manière dont on fait nos choix de vie. Ces choix ne consistent jamais à soumettre des hypothèses bien formulées à une expérimentation rigoureuse. Car après chaque expérimentation, l'expérimentateur a changé, le protocole a changé, les hypothèses mêmes n'ont plus le même sens, l'idée de répétabilité de l'expérience n'a pas cours. Or, l'expérimentation suppose justement la possibilité de répéter une expérience pour en confirmer le résultat, de même qu'elle suppose la possibilité de comparer les résultats d'une expérience à un échantillon témoin, placé dans les mêmes conditions, sauf une condition dont on veut justement tester l'effet. Lorsque l'on teste un médicament, on le donne à un homme, et on place un second dans les mêmes conditions de vie. Le médicament est efficace si le premier homme est guéri, mais pas le second. Or, comment faire une telle chose pour l'existence humaine? Il nous arrive des expériences malheureuses. On voudrait évidemment les éviter. Mais comment savoir à l'avance si cet échec n'aura pas des conséquences futures bénéfiques, comment savoir si autre chose d'encore plus désagréable ne nous serait pas arrivé à la place? Autrement dit, la vie n'est pas soumise à l'expérimentation.

Mais alors, comment peut-on faire nos choix de vie? Nous ne les faisons évidemment pas au hasard. De multiples choses nous renseignent. A petite échelle, une sorte de tâtonnement est certes possible. Nous nous lançons dans le piano, mais nous voyons que nous sommes maladroits, que nous détestons passer beaucoup de temps à répéter. Nous devinons donc qu'il ne serait pas très bon de persévérer dans cette voie. Ce genre d'expérimentation est bien sûr possible. Je nie seulement que cette expérience malheureuse au piano soit quelque chose qu'il aurait fallu éviter. Car nous ne pouvons jamais comparer les avantages que nous a apportées cette expérience malheureuse, avec ce qui ce serait passé si nous ne l'avions pas eue. 
Ensuite, les modèles occupent une place importante. D'autres hommes ont vécu avant nous. Nous voyons des militaires devenir dictateurs, riches et puissants mais connaître souvent une mort violente, tués par des ennemis politiques. Nous voyons des sages religieux repliés dans des monastères à l'abri du monde. Nous voyons des ingénieurs en informatique passer leur temps à programmer des logiciels. Nous voyons encore des personnes qui ont un travail purement alimentaire, et passer l'essentiel de leur temps à rencontrer leurs amis, etc. Toutes ces vies sont autant de modèles qui nous permettent d'orienter nos vies. Mais là encore, décider de choisir un modèle plutôt qu'un autre, voire de changer de modèle au cours de sa vie, n'est pas quelque chose que l'on puisse soumettre à l'expérimentation. Qui peut nous dire à l'avance si nous supporterons mieux telle vie plutôt que telle autre? Personne.
Enfin, il existe d'autres types de motivation pouvant orienter le choix de nos vies. Il s'agit de l'ensemble des discours sur la manière dont il faut vivre. On trouve de tels discours partout, dans la presse people, dans les journaux politiques, dans les traités de philosophie. A cela, il faut encore ajouter sa réflexion personnelle. On peut souhaiter devenir un grand scientifique seulement par amour du savoir et pas pour ressembler à Newton ou Marie Curie. On peut souhaiter passer sa vie à faire la fête seulement à cause du plaisir que cela procure et non pour ressembler à telle ancienne star du cinéma ou de la musique.

Toutes ces manières de choisir nos vies ne reposent ni sur l'expérimentation, ni sur le hasard. Elles reposent sur la foi. La foi est une croyance non pas injustifiée, mais injustifiable. Il y a de nombreux contextes dans lesquels nous avons des croyances, alors que nous pourrions avoir des connaissances. Mais la vie n'est pas un domaine dans lequel nous pouvons expérimenter. Donc le pari de Pascal est bien le pari de tout homme. Devoir parier que l'existence que nous menons est la meilleure est la condition de tout homme. Il faut parier puisque nous devrons bien agir d'une manière ou d'une autre, et que nous ne pouvons pas revenir en arrière pour corriger ce qui a été fait. Donc, il n'y a aucun moyen d'y échapper.
Cependant, le pari pascalien est trompeur dans sa formulation, parce qu'il met en balance une récompense infinie si nous croyons en Dieu et que Dieu existe, et une perte de taille finie si nous dédions notre vie à Dieu et que celui-ci n'existe pas. C'est trompeur, parce que si cette vie est la seule que nous connaitrons jamais, alors perdre cette vie est une perte totale, et peu importe que notre vie ait une longueur finie. Perdre toute sa vie est perdre tout. C'est pourquoi le pari de Pascal ne met pas en comparaison le fini et l'infini, mais la totalité et l'infini. Faut-il tout risquer pour avoir un bonheur infini au paradis? Formulé ainsi, la réponse ne me paraît pas évidente. Tout perdre dans l'espoir d'un gain immense, aussi grand soit-il, n'est jamais quelque chose de rationnel, sauf si le gain est absolument certain. Mais si le gain n'est pas certain, il n'est pas raisonnable de tout risquer. C'est pourquoi malgré Pascal, dédier sa vie à Dieu doit être un acte de foi, et pas le résultat d'un calcul de probabilité. 
La raison est la suivante, et c'est Peirce qui l'a vue (dans un tout autre contexte) : si nous ne pouvons faire qu'un seul tirage, il n'est pas irrationnel de tirer à un jeu où nous avons une chance sur vingt-cinq de gagner, plutôt qu'à un jeu où nous avons vingt-quatre chances sur vingt-cinq de gagner. Car seul nous intéresse le résultat de l'unique tirage, et il peut être mauvais dans les deux jeux. Seul le fait de pouvoir jouer un nombre indéfini de fois rend le second jeu préférable. Le pari de Pascal a la même structure : si nous avions un nombre indéfini de vies, il serait rationnel de mettre en balance le sacrifice de nos vies avec la probabilité de connaître un bonheur infini au paradis. Mais puisque nous n'avons qu'une vie, et que la sacrifier consiste à tout sacrifier, il n'est pas du tout rationnel de le faire.
Ainsi, la vie est bien une sorte de pari, mais dans lequel le calcul des probabilités n'a pas cours. C'est un pari au sens d'une foi dans l'avenir, d'une confiance dans les choix que nous faisons.

2 commentaires:

  1. "si nous ne pouvons faire qu'un seul tirage, il n'est pas irrationnel de tirer à un jeu où nous avons une chance sur vingt-cinq de gagner, plutôt qu'à un jeu où nous avons vingt-quatre chances sur vingt-cinq de gagner. Car seul nous intéresse le résultat de l'unique tirage, et il peut être mauvais dans les deux jeux."

    Je ne vois pas du tout pourquoi, cela me paraît totalement absurde, mais je suis curieux de connaître ton explication...

    Pour reprendre le thème de ce post, imagine qu'on te force à jouer à la roulette russe et qu'on te propose pour cela deux revolvers : l'un avec deux chambres (pour insérer l'unique balle), l'autre avec vingt-quatre : serais-tu assez fou pour choisir le premier ????

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  2. C'est en effet absurde, mais l'important est de comprendre en quel sens. Ce ne peut être au sens de la rationalité instrumentale. La rationalité instrumentale n'a rien à dire sur la décision de prendre ou pas des risques. La rationalité peut seulement nous dire, compte tenu de notre décision de prendre des risques, si le risque sera payant ou pas. Et pour ce faire (évaluer les risques), elle doit supposer que l'on va jouer un nombre indéfini de fois. Si ce n'est pas le cas, le calcul n'indique plus rien du tout.
    Donc, notre choix de prendre des risques, alors même que le calcul de probabilité n'a aucun sens sur un seul coup, a une autre raison.
    Après, concernant l'explication à donner, c'est délicat. Peirce, dans The Doctrine of chances, dont est tiré cet exemple, soutient que nous faisons toujours des calculs utilitaristes, portant sur le bien être collectif à long terme. Je suis assez d'accord. Il faut ici, selon moi, distinguer le raisonnable du rationnel : puisque nous n'avons plus de méthode pour déterminer ce qui va nous arriver, la meilleure méthode qu'il nous reste à utiliser consiste à se considérer comme un joueur parmi d'autres. Cette technique n'a rien de rationnel, elle ne nous garantit rien du tout. Mais c'est encore ce qu'il y a de mieux à faire, pour celui qui ne croit pas aux prières et aux croisements de doigts.

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