mercredi 8 août 2012

Résistance à la pensée

Je voudrais ici me livrer à une petite typologie des actions inconscientes, et ce, afin de mettre à l'épreuve l'idée même d'inconscient comme faculté capable de produire des actions contre (ou indépendamment de) la volonté de l'agent. Cette typologie contiendra trois parties.

I
Qu'il y ait certaines actions qui soient porteuses de sens, et néanmoins accomplies inconsciemment, est une évidence. Toutes les actions quotidiennes et ordinaires deviennent vite des habitudes qui ne demandent presque pas de pensée pour être correctement exécutées. Pourtant, bien qu'exécutées mécaniquement, elles conservent le sens qu'elles avaient lors de leur commencement conscient. Celui qui se lève, se lave, enfile ses vêtements, déjeune, et part au travail pour la millième fois de sa vie accomplit des actions qui ont le même sens que la première fois qu'il les a exécutées.On nomme habitudes ou coutumes (les habitudes étant plutôt individuelles alors que les coutumes sont collectives) l'ensemble de ces actions qui sont accomplies inconsciemment, mais qui sont porteuse d'une signification. En cela, une habitude est bien plus qu'un geste réflexe. Le geste réflexe a une cause (par exemple une contraction d'un muscle due à un choc) mais n'a pas de sens. Une habitude, elle, a un sens, c'est-à-dire une finalité. On comprend une habitude en sachant ce qu'elle permet de réaliser.
De telles actions ne sont absolument pas mystérieuses, pour la raison qu'il est très facile de les rendre conscientes, d'une part parce qu'elles l'ont été à l'origine, et d'autre part parce que leur finalité est très claire. Par conséquent, si à l'occasion le geste instinctif n'a pas lieu (ce qui arrive parfois), il nous suffit de réfléchir à ce que nous voulons faire pour reprendre l'action qui était en cours. Je suis au milieu de mon appartement, me demandant ce que je dois faire maintenant; je me rappelle que je dois être à telle heure à mon lieu de travail; les habitudes sont alors remises sur les rails : je prends mes affaire et part rejoindre ce lieu de travail. Bref, ces actions habituelles n'opposent aucune résistance à la conscience. C'est d'ailleurs pourquoi jamais personne n'a signalé ces actions comme des preuves de l'inconscient. On caractériserait plutôt ces actions comme des cas d'actions à conscience assoupie plutôt que des cas d'actions véritablement inconscientes. La conscience paraît en effet ne pas faire attention, ou très peu, mais rester présente quand même, ce qu'atteste le fait qu'il ne lui faut aucun effort pour saisir ce qui est en train de s'exécuter sous ses yeux.

II
Ensuite, il existe bon nombre d'actions qui ne sont pas routinières, et qui peuvent quand même être rangées dans les cas d'actions inconscientes. Je pense tout particulièrement aux actions de nature sociale. Aussi bien chez Levi-Strauss que chez Bourdieu (qui est assez critique vis-à-vis du premier) la notion d'inconscient est utilisée pour décrire les capacités de l'agent, telles que savoir avec qui se marier, nouer des alliances, comment parler en public, comment choisir son travail ou ses loisirs, etc. Cet inconscient sert à expliquer que les actions accomplies soient toujours (ou presque) conformes aux normes sociales que l’anthropologue et le sociologue peuvent établir. L'inconscient est comme la puissance agissant sur les agents, soit de l'extérieur dans le structuralisme, soit de l'intérieur, dans la théorie bourdieusienne de l'habitus. Sans cet inconscient, les agents agiraient n'importe comment, de manière inadaptée, inefficace, en violant les conventions sociales.
Mais justement, s'il s'agit d'un inconscient, c'est parce que les agents ne sont pas toujours capables de prendre conscience des règles qu'ils ont suivies. Levi-Strauss a par exemple dû employer la théorie mathématique des groupes pour modéliser les règles régissant le mariage de certaines tribus australiennes (dans les Structures élémentaires de la parenté). Or, ces tribus ne maîtrisaient pas consciemment la théorie des groupes. Il fallait donc qu'elle soit en quelque sorte inconsciente et active en eux, pour leur permettre de respecter les règles du mariage. De même, n'importe quel professeur de français sait bien que les élèves qui parlent couramment notre langue éprouvent quand même des difficultés à résoudre des exercices de grammaire. S'ils parlent bien, c'est qu'ils maîtrisent la grammaire. Pourtant, en leur demandant de rendre consciente leur pratique, ils échouent. 
Ainsi, ce second niveau de l'inconscient correspond à des actions qui sont relativement complexes, à la fois du point de vue des actions elles-mêmes, et du point de vue du contexte social qu'elles mobilisent. Et la cause de leur caractère inconscient réside justement dans cette trop grande complexité. Elles deviendraient conscientes à des esprits très doués, et peuvent aussi l'être pour des anthropologues et sociologues suffisamment exercés. Ainsi, la résistance à la pensée a pour cause le manque de ressources cognitives. Et ce manque est loin d'être négligeable. Savoir que la plupart de nos choix nous sont dictés par notre classe sociale et notre appartenance à tel ou tel champ social est important. Car il est évident que le fait d'en prendre conscience est une condition, peut être pas suffisante, mais au moins nécessaire pour se libérer. En effet, l'homme est suffisamment facile à dresser pour que celui qui se laisse aller inconsciemment fasse les choix que les autres avaient prévus pour lui. 
Je ferai une brève mention d'actions de nature sociale, inconscientes, et qui le sont pour une raison sérieuse, à savoir que le fait de les rendre conscientes nuirait à leur réalisation. Je pense notamment au don, tel que l'a décrit Bourdieu dans Le sens pratique. Il est objectivement vrai que dans toute société, un don est toujours suivi d'un contre-don, ce qui signifie que le don est en réalité un échange. Mais ce savoir objectif ne peut pas devenir conscient chez les agents sans fausser la nature même de l'acte : si la personne qui donne sait qu'elle recevra quelque chose en retour, elle ne donne pas, elle échange. Elle ne donne que si elle ressent subjectivement le risque de ne rien recevoir en retour, pas même une marque de sympathie. L'enquêteur extérieur peut donc avoir ceci à l'esprit, mais pas les intervenants. Néanmoins, puisque l'intervenant peut par la suite réfléchir au sens de son acte, sans être entravé par autre chose que ses limites cognitives, ces cas n'obligent pas à créer une catégorie ad hoc.

III
Enfin, vient le cas des actions qui ne sont pas explicables par le contexte social, parce qu'elles semblent êtres propres à un agent bien particulier. Ce sont les cas qui intéressent psychologues et psychanalystes. Untel aura une peur terrible des araignées, tel autre sera maniaque de la propreté, tel autre encore aura des troubles compulsifs, des douleurs, etc.. On sait que Freud et ses successeurs ont voulu y voir les symptômes de l'inconscient psychologique, celui-ci parlant à travers de tels signes. Pour la psychanalyse, un comportement anormal et inexplicable (ou un rêve étrange) est la répétition d'un évènement passé qui a mal été accepté par le sujet, celui-ci étant condamné à le revivre sous une forme déguisée, qu'il ne comprend pas lui-même. La psychanalyse a alors pour rôle d'explorer suffisamment le passé du patient de façon à retrouver l'évènement traumatisant, qu'il faut alors revivre correctement, de façon à être débarrassé des symptômes régressifs.
Cependant, là où l'inconscient freudien ne se réduit pas à l'habitus bourdieusien, c'est que le second ne nous est pas accessible pour des raisons cognitives (il faudrait être sociologue, donc manier des outils statistiques, des théories d'interprétation des données, etc.) alors que le premier ne nous est pas accessible pour des raisons affectives. Freud parle de résistance pour décrire le fait que la conscience, bien que disposant de suffisamment d'intelligence pour faire le lien entre les symptômes et l'évènement déclencheur, ne parvient pas à faire ce lien, parce que cette découverte traumatiserait l'agent (cf. la seconde des Cinq leçons sur la psychanalyse). Telle est donc la nouveauté de Freud : des raisons non rationnelles (affectives) peuvent s'opposer à la raison! La résistance à penser ne vient plus de la faiblesse de la pensée, mais de quelque chose qui se trouve en dehors d'elle.

                                                             *   *   *

On a assez souvent reproché à Freud d'avoir une conception anthropomorphique de l'inconscient, celui-ci étant conçu comme un petit homme à l'intérieur du grand homme, petit homme conscient de ses désirs, et capable de les exprimer sous une forme déguisée, mais verbale, symbolique. Cette critique affirme donc que l'inconscient ressemble encore beaucoup trop au conscient. Il faudrait donc davantage rapprocher l'inconscient du corps que de l'esprit, y voir l'automate en nous, capable d'exécuter des actions grâce à des processus causaux, et non pas en vertu de raisons et d'intentions. En d'autres termes, il ne faut pas confondre causalité réelle et reconstruction rationnelle, et le fait que nous soyons obligés d'exprimer les processus inconscients en termes intentionnels n'implique pas du tout que l'inconscient soit lui-même une deuxième pensée en nous. De même que nous parlons notre langue maternelle instinctivement, sans pensée inconsciente de la grammaire, nos actions "freudiennes" inconscientes sont elles aussi mécaniques, aveugles, quoique leur description correcte oblige à les décrire dans des termes intentionnels.  Ainsi, la cause réelle des actes est un mécanisme du corps, la reconstruction rationnelle de cet acte est une description d'ordre mental. Cela ne doit poser aucun problème particulier, il en est de même concernant les habitudes quotidiennes. J'accepte la conclusion de cette critique que l'on peut faire à Freud.
Mais son point de départ passe à côté de l'essentiel. La confusion des causes et des raisons se retrouve dans tout le structuralisme, comme l'a montré Bourdieu; elle se retrouve encore dans beaucoup de travaux de science cognitive, qui cherche des modules intellectuels à l'intérieur du cerveau (par exemple, le module de la grammaire universelle chez Chomsky). L'affirmation originale, et franchement discutable, de Freud est la suivante : il y a des pensées qui sont intrinsèquement affectives. C'est une affirmation radicale car cela revient à nier la différence de bon sens entre l'intellect et les affects. Il semble bien que la raison soit neutre, capable de se représenter n'importe quoi sans ressentir de trouble particulier. Nous pouvons nous dire que nous allons mourir, que nous avons raté notre vie, que nous ne sommes bons à rien, nous pouvons imaginer des relations incestueuses, sans ressentir du tout les affects qui peuvent accompagner de telles pensées, parce que la pensée peut toujours considérer les choses avec distance, froideur. Nous ne souffrons en pensant que nous sommes des ratés que si nous croyons véritablement que nous le sommes, par exemple parce que nous venons d'échouer à une épreuve, ou que quelqu'un que nous estimons nous l'a dit. De même un inceste commis en pensée n'a pas de force affective, il n'en prendrait une que si l'on croyait qu'il a réellement eu lieu. Bref, des pensées peuvent être affectives, mais il est toujours possible de les considérer de manière neutre, détachée. La dimension affective des pensées vient de l'adhésion que nous leur portons, mais jamais du contenu des pensées elles-mêmes.
C'est évidemment ce que Freud doit nier. Le travail psychanalytique n'a de légitimité que si le patient n'est pas capable de formuler froidement le problème qui réside en lui. Si la simple considération d'une pensée lui fait déjà éprouver des affects violents, alors il est évident qu'il ne pourra pas mettre à l'épreuve cette pensée pour voir si elle correspond à sa situation réelle. La dimension affective de l'homme, incontrôlable par la conscience, ferait donc obstacle à la formation des pensées produisant des affects désagréables. Par contre, si l'on pouvait considérer froidement des hypothèses, alors les idées de résistance et de refoulement seraient invalidées; et la théorie de Freud serait réduite à la seule affirmation bien banale qu'il y a des actions complexes qui s'exécutent en nous sans que nous soyons suffisamment attentifs ou intelligents pour les décrire explicitement.
Que conclure? Que la pratique thérapeutique de Freud montre qu'en réalité, la distinction entre l'affectif automatique et l'intellectuel conscient est loin d'être abolie. Car Freud explique bien qu'il ne suffit pas que le psychanalyste dévoile froidement la raison du trouble du patient pour que celui-ci se porte mieux. C'est donc que ce patient peut adopter une perspective purement intellectuelle sur lui-même, et cette perspective n'a aucun effet thérapeutique. Il ne suffit donc pas de mettre dans la tête des patients des idées incestueuses pour les guérir; cela serait trop facile. Il faut plutôt que le patient parvienne à revivre affectivement la situation pénible pour que la cure fasse son effet. Par conséquent, Freud est plutôt un garagiste qui fait passer des tests mécaniques à une voiture, qu'un entraîneur qui donne des conseils au pilote. Freud parvient à déclencher une réaction affective qui est hors de contrôle du sujet, puisqu'il n'y a pas de moyen intellectuel pour y parvenir. Il le fait en donnant l'illusion à la personne d'être dans la situation originelle, ce qui n'est pas possible par la seule volonté de l'intellect. Bref, l'inconscient qui "résiste" n'a rien d'intellectuel, il n'est pas une pensée affective, il n'est qu'un affect, lié de manière contingente à une pensée. Et cette résistance n'a rien d'original ni de mystérieux; elle n'est que la résistance qu'oppose une machine à se mettre en mouvement. La résistance que croit avoir découvert Freud est simplement celle que la pensée éprouve à se mettre en colère, à ressentir de la mélancolie, à tomber amoureuse, par un simple acte volontaire de conscience.
En d'autres mots, c'est la "talking cure", la cure par la parole, qui est est l'unique cause de la prétendue résistance du patient. Car parler, c'est invariablement intellectualiser. Tous les psychanalystes le savent bien, qui rappellent sans cesse à leur patient de ne pas théoriser, intellectualiser. Or, intellectualiser, c'est se détacher des affects, là où le psychanalyste voudrait au contraire les produire de la manière la plus forte possible. Qu'on change donc de modèle thérapeutique, par exemple en mettant le patient en situation réelle ou simulée, et la résistance disparaîtra.

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