dimanche 28 septembre 2014

Le mal en économie et en morale

Il existe deux figures du mal, qui doivent être distinguées, même si les théories morales déontologiques et utilitaristes tendent à les confondre. La première est une figure que je range dans la catégorie de l'économie, la seconde est plus spécifiquement morale. Et ces deux figures du mal sont associées à deux types de punition différents. Cet article sera consacré à explorer les différences entre eux.

La première figure correspond à l'individu que l'on qualifie de passager clandestin. Dans un langage plus commun, on parle simplement d'égoïsme. C'est celui qui prend plus que sa part, ce qui sous-entend qu'il profite d'un travail collectif, sans lui même contribuer à hauteur de ce qu'il prend. Le bus roule parce que chacun paie son billet, mais lui entre sans payer le sien. Il emprunte des objets à tout le monde, mais n'a jamais les moyens de rendre aux autres la pareille. Ce profil d'individu est facile à cerner, tant nous en croisons régulièrement, et que c'est en chacun de nous une tendance forte (j'espère ne pas parler que de moi!)
Cette figure est dite économique, car elle correspond à celle de l'agent rationnel en économie, dont les préférences sont déterminées uniquement en fonction de ses intérêts personnels, et qui cherche à maximiser la satisfaction de ses préférences, en utilisant tous les moyens possibles. Or, il est évident que l'égoïsme rapporte. Laisser les autres payer et profiter quand même des services est plus rationnel que de payer soi-même sa part. C'est évidemment immoral, mais c'est plus rationnel au sens où il est plus efficace de le faire, en termes de coûts et de bénéfices. 
Pour continuer sur ce thème de l'économie, l'égoïsme prend aujourd'hui la forme de l'indifférence aux externalités négatives. Une entreprise peut faire des bénéfices plus importants si elle laisse à la collectivité le soin de réparer les dégâts qu'elle génère, que si elle prenait elle-même en charge la gestion de ces dégâts. L'idée d'externalité est justement cet idée d'un effet qui est produit chez les autres, donc qui n'appartient pas à l'entreprise. L'entreprise, égoïstement, ne se soucie donc pas de ses effets. Bien sûr, l'externalité peut aussi être positive, auquel cas l'entreprise est altruiste et non pas égoïste. Mais le principal souci est, on comprend bien pourquoi, celui des externalités négatives.

La philosophie morale, d'inspiration kantienne ou au contraire utilitariste, voit dans le passager clandestin la figure paradigmatique du mal. Pour Kant, être immoral, c'est vouloir faire exception à une loi que l'on reconnaît en même temps comme universelle. On pense qu'il est bien que chacun paie son ticket avant de monter dans le bus, mais on s'accorde quand même une exception pour des motifs purement individuels. On pense qu'il est bien que chacun soit rétribué selon sa contribution à la société, mais on cherche quand même à prendre une grosse part en s'exemptant du travail, etc.
De même, dans l'utilitarisme, le mal représente le fait de violer l'impartialité qu'exigent presque toujours les maximes permettant d'aboutir au plus grand bonheur du plus grand nombre. En général, nous n'avons aucune prétention pour être avantagé par rapport aux autres, et nous devrions recevoir la même part qu'eux, et contribuer autant qu'eux. Pourtant nous cherchons tous les moyens pour tricher, nous donner un avantage, puis éventuellement avantager nos proches, etc. Le bonheur collectif serait plus grand si les avantages étaient mieux répartis, mais nous les prenons quand même aux autres. Bref, l'égoïsme, le manquement à l'impartialité, est central dans l'utilitarisme. 

Ici, le mal se caractérise donc toujours par le fait qu'il n'est pas idiot, certainement pas cruel, sadique, fou ou incompréhensible. Au contraire, le mal est parfaitement compréhensible, puisqu'il consiste à être tenté de prendre un avantage indu. Chacun espère passer à travers les mailles du filet, et récolter les bénéfices. Et parce que ce mal là n'est au fond pas méchant, la punition doit être approprié à lui. Sa méthode consiste tout simplement à diminuer l'avantage qu'il y a à tricher ou désobéir, jusqu'à ce que le gain devienne "négatif", si l'on peut dire. Faire payer énormément d'argent à quelqu'un qui a fait une fausse déclaration d'impôt est dissuasif, parce que le gain espéré est largement battu par la perte potentielle, si jamais le fraudeur se fait attraper. De même, si une entreprise pollue, on la fait payer pour que le coût de l'amende compense l'intérêt qu'il y a à polluer.
En bref, la punition, dans ce modèle, consiste à tenir l'individu pour bien portant intellectuellement, rationnel, et à lui donner de nouveaux paramètres à prendre en compte pour fixer ses préférences. En créant des sanctions, on l'oblige à réviser son mode d'action, en choisissant les actions qui ne font pas l'objet d'une punition. 


J'en viens maintenant à la seconde figure du mal. Celle-ci n'a plus de grand rapport avec la première. Le mal ici n'est plus une sorte de ruse qui tente de prendre des voies interdites pour augmenter ses gains. C'est plutôt une véritable méchanceté, authentique, qui fait le mal consciemment, pour des raisons qui peuvent être l'égoïsme, mais qui peuvent être aussi l'envie, le manque de contrôle de soi, la démesure, la mesquinerie, etc. Ce mal est moral, et non plus économique.
Il est d'ordre moral parce que ce mal n'a pas pour origine un calcul rationnel entre un gain possible à commettre l'interdit, et un risque d'être pris. Le mal se soucie de ne pas être pris, mais pas par rationalité, c'est plutôt parce qu'il est pris par un désir de puissance, de domination, de contrôle, et que ce qui l'entrave est évidemment à combattre. On trouve de véritables figures du mal non pas dans la littérature économique ou morale du XVIIIème siècle, mais plutôt chez Platon, Aristote, et bien d'autres. Quand Thrasymaque décrit sa conception de la justice, consistant à se faire passer pour juste et à prendre le pouvoir, il n'est pas du tout dans une approche instrumentale de la raison. L'idée n'est certainement pas de minimiser les efforts en maximisant les gains. Sinon, mieux vaudrait rester tranquillement chez soi et se contenter de quelques mauvais coups et affaires crapuleuses. Dans quelques séries américaines, on voit des mafieux avoir un mépris absolu pour certains de leurs anciens copains qui ont réussi à trouver une méthode efficace et sans danger pour s'enrichir. Ceux-cisont méprisés car trop rationnels. Il fait au contraire partie de l'idée même du mal de faire preuve de vaillance, de courage. Je veux bien croire que cette réaction puisse avoir lieu en vrai, et pas seulement dans les fictions. Ainsi, Thrasymaque décrit justement sa figure du mal (lui le présente de manière appréciative, mais c'est assez ridicule, évidemment) comme quelqu'un qui maximise ses efforts, qui ne regarde pas à la perte, parce que son souci est surtout l'effet maximum, peu importe le coût. Le méchant veut ruser et dominer parce que c'est sa nature, pas parce que la rationalité instrumentale l'exige.  
Cette irrationalité peut aller jusqu'à l'auto-destruction, ou au moins, la prise de risque inutile. C'est le bandit qui cherche à faire un dernier casse, alors qu'il avait déjà assez d'argent. C'est tel autre bandit qui veut à tout prix venger son ami, et se lance dans une opération où il a toutes les chances de laisser sa vie, alors qu'il aurait tout simplement pu (et dû!) s'en aller et oublier l'affaire. Je ne veux pas dire que de tels individus sont fous, ce serait exagéré. Mais ils ont quelque chose de radicalement différent de celui qui est bon. L'homme bon ne peut pas véritablement comprendre pourquoi les méchants sont méchants.

C'est ce côté inexplicable qui pousse la philosophie à rabattre la figure du mal moral sur celui de l'égoïsme calculateur. Kant a beau parler du mal radical, il en rejette vite ce que l'idée pouvait avoir de profond, pour se contenter de la figure plus facile de l'égoïste conséquent. Autrement dit, chez Kant, personne ne fait le contraire de ce que dit la loi morale parce qu'il voudrait s'opposer à la loi morale en tant que telle, mais chacun ne le fait que parce qu'il y gagne égoïstement. Il me semble qu'il suffit d'écouter des personnages comme Thrasymaque, ou Polos pour comprendre que leurs désirs ne sont pas particulièrement égoïstes. Ils ont un souci de la grandeur, de la puissance, de la violence aussi (les descriptions de Polos s'imaginant tyran, et prenant plaisir à éliminer tous ses opposants), pas de l'avantage individuel. C'est un point vraiment important. Dominer et tuer n'a aucun intérêt pour un égoïste rusé et calculateur. La mort des autres, en soi, n'apporte pas de gain. Et un égoïste rationnel sait bien qu'il y a des moyens plus efficaces si l'on veut prendre l'argent de ses semblables, ou bien leur femme. Car devenir tyran, c'est se mettre en danger. Mais ceci n'importe pas au vrai méchant, dont le désir porte sur les autres, qu'il désire dominer, plutôt que sur lui à proprement parler. 

Comment faire face à ces méchants? Il serait absurde de se représenter la punition comme une sorte de compensation en échange d'un avantage pris indûment, car ils n'ont pas cherché à prendre d'avantage. Ils ont cherché le mal lui-même, c'est-à-dire la violence, la domination. Comment donc les punir? Il faut leur faire sentir le mépris qu'ils inspirent aux gens de bien. Mais pour le leur faire sentir, ce n'est pas eux qui doivent payer pour leurs fautes. C'est au contraire les bons qui doivent payer pour se tenir éloignés d'eux. Plus la dépense est grande, plus les méchants comprennent la force du mépris. Plus ils comprennent à quel point les autres sont prêts à se sacrifier pour ne pas vivre avec eux. Telle est donc la punition des méchants : des biens, du temps, de l'argent, gaspillé par les bons en pure perte, afin de faire sentir à quel point les méchants sont détestés.
Peut-être me rétorquera-t-on que je soutiens des idées bien étranges. Pourtant, nous les pratiquons, et cela ne nous choque pas (pour être honnête, il se trouve quand même toujours des égoïstes calculateurs pour remarquer que c'est anormal). Prenons le cas des prisonniers dans les prisons d'Etat. L'Etat dépense des quantités d'argent astronomiques en pure perte, puisqu'elle dépense de l'argent pour assurer les besoins des condamnées. C'est tout à fait comme s'il y avait un transfert d'argent des citoyens ordinaires vers les condamnés, puisque ceux-là leur paient la nourriture, les vêtements, le loyer, le chauffage, etc. Bref, les bons donnent de l'argent aux méchants. Il y a évidemment certains naïfs qui trouvent cela anormal. C'est parce qu'ils prennent la morale pour l'économie, et oublient que la punition essentielle est dans le mépris et la mise à distance. Que nous soyons prêts à dépenser autant pour ne pas nous mélanger aux prisonniers, c'est dire à quel point nous les blâmons. De même, dans les relations internationales, quand un Etat attaque une région alliée, ou tisse une alliance qui nous déplaît, nous coupons les discussions avec lui, et fermons nos frontières. Là encore, on trouve quelques innocents pour dire que l'économie va en pâtir. Pourtant, ceux-là oublient que c'est justement parce que nous allons en pâtir que nous faisons comprendre à l'autre que nous le punissons, que nous n'aimons pas la manière dont il agit.


Je résume très brièvement. Il existe deux figures du mal. L'égoïste et le méchant. L'égoïste est rationnel et calculateur. Le méchant est violent et dominateur. Pour faire changer l'égoïste, nous mettons en place des punitions qui l'obligent à changer sa stratégie. Et quand on le punit effectivement, on le fait payer afin de compenser le gain qu'il a pris indûment. Pour faire changer le méchant, nous mettons en place des punitions qui l'isolent et l'empêchent de continuer à nuire. Et quand on le punit effectivement, c'est celui qui punit qui paie ou qui dépense pour le méchant. 

8 commentaires:

  1. A mon avis, le mal n'est pas bien caractérisé dans ces lignes. Peut-être est-ce en fait tout à fait impossible, parce que les philosophes ont raison et qu'en fait le mal n'existe pas !

    Quelques remarques, tout de même. L'opposition du méchant et de l'égoïste est très confuse. Comme si l'égoïste ne pouvait pas être violent et dominateur ! Cela peut paraître un peu étrange, mais l'égoïste, même pour Kant, n'est ni bon ni mauvais. Tout dépend de la nature de ses désirs personnels. S'il est pourvu d'une mauvaise nature, perverse et dominatrice, mon égoïsme sera terrible. S'il n'est sujet qu'à des passions calmes, son égoïsme sera indolore pour les autre, et peut-être même une bénédiction s'il est particulièrement porté à l'empathie.
    Par ailleurs, le thème du passager clandestin n'a que peu de rapports avec l'égoïsme. Le passager clandestin est plutôt une victime de la structure des incitations ! Il aurait un bien meilleur score de bien-être s'il se joignait aux autres dans l'action collective.

    Polos et Thrasymaque ne sont pas du tout des figures du mal. Leur discours est sans doute très choquant pour un vaillant démocrate, mais ils représentent seulement une certaine forme d'aristocratisme brutal, amoral.
    Une façon de comprendre le mal peut être de le relier à l'idée d'hybris. De ce point de vue, c'est plutôt Calliclès la figure du mal : l'hybris ne lui fait pas du tout peur. Le bien, c'est la limite.

    Les personnages de Sade pourraient apparaître comme d'authentiques figures du mal. Mais à mon avis, Sade inverse seulement le rousseauisme : plutôt qu'une disposition primitive à la pitié, à être repoussé par la souffrance, ces personnages ont une disposition primitive à jouir de la souffrance, et entendent cultiver leur penchant jusque dans son plus extrême raffinement. Le mal ne veut rien dire pour eux. Il y a pourtant un aspect qui est un assez bon candidat pour caractériser le mal : la barbarie ludique. Cela suppose de reconnaître le bien en tant que bien pour justement le nier. Pas de mal sans cela.

    Peut-être Méphistophélès constitue-t-il une figure plus appropriée : rien n'existe en ce monde qui ne mérite d'être détruit. C'est en quelque sorte l'aboutissement extrême de l'attitude critique, il s'agirait d'un mal raisonné, sans transgression.

    Tout cela mériterait force développements et digressions.

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    1. Une précision :

      l'égoïste, même pour Kant, n'est ni bon ni mauvais. Tout dépend de "la nature de ses désirs personnels. S'il est pourvu d'une mauvaise nature, perverse et dominatrice, mon égoïsme sera terrible. S'il n'est sujet qu'à des passions calmes, son égoïsme sera indolore pour les autre, et peut-être même une bénédiction s'il est particulièrement porté à l'empathie."

      je ne parle pas de l'égoïsme pour Kant dans ces lignes, mais en général. Pour Kant, l'égoïsme n'est mauvais que pour autant qu'il conduit à s'opposer à la loi morale. C'est tout. Il n'est ni bon ni mauvais en lui-même, je crois.

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  2. Dans ces développements, j'ai pris l'égoïste pour quelqu'un qui obéit aux principes de la rationalité instrumentale, donc qui cherche à maximiser ses gains personnels en minimisant ses efforts. J'ajoute qu'il n'a pas du tout de préférence externe : il se fiche de ce que font les autres. Il ne s'intéresse qu'à son sort.
    Or, ceci exclut la méchanceté, qui elle, caractérise principalement les préférences externes de l'agent. Le méchant est celui qui cherche à soumettre les autres, à violenter. Cela coûte de nombreux efforts, et ne rapporte pas nécessairement beaucoup. Du fait de cette débauche d'énergie mise au service de la nuisance, le méchant a des airs de surhomme nietzschéen, si ce n'est peut-être que Nietzsche considérerait ce méchant-là trop réactif, encore trop soucieux des autres, au lieu d'être dans la pure dépense d'énergie.
    En résumé, un méchant ne peut pas être égoïste, car il dépense son énergie sans compter pour nuire aux autres et dominer, et l'égoïste ne peut pas être méchant, car il n'a aucun intérêt pour les autres et cherche à ne pas faire d'efforts inutiles.

    La querelle est en partie verbale, mais il me semble qu'il faut garder un peu de bon sens concernant l'égoïsme : ça me semble désolant de définir l'égoïste comme quelqu'un qui ne se soucie que de ses désirs personnels, si on permet avec cela qu'il ait de l'empathie pour les autres! Soit on a de l'empathie, soit on est égoïste, mais il est hors de question d'accepter des définitions qui permettent d'être les deux à la fois!
    Un égoïste pourrait-il être bon? Cela ne dépend pas de lui, mais de la configuration du monde alentour. Il existe peut-être des mondes dans lesquels l'intérêt de l'égoïste concorde toujours avec l'intérêt de la société. Cela me paraît quand même peu probable. Le cas courant est que l'égoïste ait tout intérêt à nuire aux autres, à détourner la loi ponctuellement, etc. Donc, le monde étant ce qu'il est, un égoïste est nécessairement hors-la-loi et immoral. Quant au passager clandestin, j'en fais mention pour la raison que nos sociétés sont structurées de telle sorte que l'égoïste est toujours encouragé à adopter ce rôle : profiter des biens collectifs, sans y contribuer.

    Polos et Thrasymaque sont des méchants peut-être plus ordinaires que Calliclès, mais pourtant bien meilleurs. Car les premiers utilisent le discours comme un simple voile pour masquer leur désir de dominer. Ils tiennent le discours ordinaire de la justice (il est bien de donner à chacun son dû, il vaut mieux subir que commettre l'injustice, etc.), tout en ayant des pratiques manifestement contraires. Leur contradiction est plutôt performative que logique. Cela me semble un trait important de la méchanceté. Elle demeure cachée, et tire une bonne partie de sa force du fait qu'elle est cachée.
    Alors que Calliclès veut stupidement se faire le défenseur public de la méchanceté, et pour cette raison est laminé par Socrate. Socrate lui prouve facilement qu'il ne pourra jamais appartenir à la moindre communauté : s'avouer publiquement méchant, c'est se retrouver seul! Alors que le méchant, pour faire son oeuvre, a besoin de rester dans une communauté. Bref, Calliclès est un bel idiot, alors que Polos et Thrasymaque sont des méchants intelligents.

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    1. Concernant Sade, il faut quand même faire abstraction de ce qui relève d'une psychologie délirante, et qui en soi, ne relève même pas de la morale. De fait, aucun humain ne prend plaisir à torturer d'innocentes victimes. Bien sûr, la cruauté existe, mais elle a des conditions bien spéciales. C'est pourquoi, en lisant Sade, on navigue entre le fou rire et le dégoût physiologique, mais qu'on ne se sent guère moralement impliqué
      Par contre, que l'on puisse voir dans la sexualité une forme de conquête violente, de domination, cela ne fait aucun doute, et j'admets donc sans difficulté qu'une certaine forme de sexualité puisse être assimilée à la méchanceté. Le but de Dom Juan est de vaincre une résistance, et non pas d'établir une relation, fusse-t-elle seulement sexuelle. Bref, on peut avoir du sexe parce que c'est plaisant, ou bien n'en avoir que parce que c'est le signe de la victoire sur la résistance de l'autre. Dans le second cas, il y a de la méchanceté.

      Le cas de Méphisto serait différent, et mérite un traitement adéquat.

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    2. Voilà donc qui explique ce qui sans cela était étrange : tu t'imagines que le sadisme n'existe pas !
      C'est ce qui fait que tu considères que "celui qui cherches à soumettre les autres, à violenter" n'est pas un maximisateur, quand tout prouve le contraire. Le pervers est, presque par définition, un calculateur. Peut-être la violence est-elle impulsive, mais pas la domination.

      Pour reprendre la distinction utile de Leibniz, une mauvaise nature, violente, impulsive, dominatrice, etc. relève du mal physique et non du mal moral. Or seul ce dernier est vraiment "le" mal. Mais pour toute la cohorte des philosophes qui suivent Socrate, ce mal n'existe pas. Soit le mal est le produit d'un jugement mal orienté, soit c'est l'effet d'une mauvaise nature. Le mal est donc beaucoup plus difficile à saisir que tu le supposes. C'est vraiment un concept essentiellement contesté, dans son existence même. Il n'y a pas de place pour le mal dans une vision objective ou naturaliste du monde.

      Je faisais allusion à Calliclès, parce qu'il est une figure du mal grec, l'hybris, comme le montre le fait qu'il accepte la démesure dans la jouissance, de remplir le tonneau sans cesse, jusqu'à reculer seulement quand Socrate lui oppose la métaphore du pluvier, qui mange et fiente en même temps, dit le texte (de mémoire).

      Pour ce qui est de l'égoïsme, la commisération est bien le fait de souffrir pour l'autre, dans l'autre en quelque sorte : elle est donc tout à fait compatible avec l'égoïsme. On conçoit bien qu'un égoïste puisse aider les autres pour la simple raison que la vue de leur mal les importune. C'est peut-être même le cas le plus fréquent. Il pourra aussi simplement les chasser.

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  3. Rien ne va.
    Un tempérament violent n'est ni un mal moral ni un mal physique. Les dommages qu'inflige quelqu'un à un autre peuvent être des maux physiques et moraux à la fois. Tu ne peux pas faire de Leibniz un pré-kantien pour qui aucun fait empirique n'a en soi de valeur morale. C'est absurde. D'ailleurs, ce devrait aussi être absurde pour tous les post-kantiens, c'est-à-dire nous. Violenter quelqu'un est un fait empirique qui a une valeur morale.

    Socrate ne dit pas que le mal n'existe pas, il dit qu'on ne le fait jamais volontairement. Pour le faire involontairement, il faut bien qu'il existe.
    Ce genre de thèse socratique laisse intacte la figure du méchant que j'essaie ici de dessiner. Par contre, il est vrai qu'elle remet en cause la figure de l'égoïste. Sauf que ce n'était pas l'objet de ces discussions.

    Les débats plus ontologiques sur la nature du mal (comme chez Augustin), sont par contre en plein sur notre question du méchant. Sauf que, moi, je propose justement de ne pas construire de théorie visant à montrer que le mal n'est que pure privation, pure négation. Il me semble qu'il a une positivité, simple à comprendre. Certaines natures sont orientées vers la recherche de liens, d'amitié, d'amour, de sociabilité pacifique, d'autres sont orientées vers l'agressivité, la compétition, la domination. Je ne vois pas le gain théorique à présenter une des deux natures comme la simple absence de l'autre. Par contre, j'y vois une grosse perte phénomonologique (au sens d'une description des faits moraux).

    Quant à celui qui a une bonne nature, mieux vaut dire qu'il se soucie aussi des intérêts d'autrui, plutôt qu'affirmer qu'il est un égoïste qui ne se soucie que de ses intérêts, mais qu'autrui a une place dans ses intérêts. Car cela revient à effacer la différence capitale entre égoïsme et altruisme; et à qualifier tout le monde d'égoïste.
    D'ailleurs, l'homme méchant se soucie aussi beaucoup des intérêts d'autrui, et c'est pourquoi, en ce sens, l'homme bon et l'homme méchant sont beaucoup plus proche l'un de l'autre, que l'égoïsme est proche du méchant.
    L'affirmation est un peu gratuite, mais je présume que l'on ne devient jamais un égoïste si l'on n'a pas un peu fréquenté la science économique.

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    1. Je n'ai pas parlé de tempérament violent, mais de nature violente : si je suis déterminé à mal agir, le mal que je commets ne relève évidemment pas du mal moral. Personne ne blâme les chiens enragés, les zombies ou Louis Althusser.
      C'est quand même une idée très commune : tu as dû toi-même expliquer dans tes cours des dizaines de texte là-dessus.

      Socrate ne dit pas explicitement que le mal n'existe pas. Mais si le mal est le résultat d'une erreur de jugement, il n'est pas choisi, il est accidentel et ce n'est pas le mal.
      Cela aussi est tout à fait élémentaire.

      Le paragraphe suivant montre que tu n'as pas du tout compris le problème du mal. Dans un monde où il y a des natures bienveillantes et des natures violentes, le mal n'existe pas. Il n'y a personne à blâmer, personne à juger : il s'agit simplement d'éviter de croiser les natures violentes, ou éventuellement de les étouffer comme on le fait d'un chien enragé, suivant le sage conseil de Spinoza.

      Je suis d'accord sur l'idée qu'il faut maintenir une frontière entre l'altruisme et l'égoïsme et faire de la commisération, de la pitié une expression de l'égoïsme ne va pas du tout.

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  4. Notre nature violente n'est pas une cause de nos actions violentes, de même qu'en général, la disposition n'est pas la cause de son actualisation. Attention donc au sophisme consistant à nier la possibilité de la morale en mettant dans les causes ce qui n'en est pas une. La folie d'Althusser est évidemment une vraie cause, qui le rend irresponsable de ses actes. Par contre, la méchanceté n'est pas une cause. On pourrait dire, à la limite, que c'est une raison. Une personne agit mal pour la raison qu'elle a une nature violente.

    Du coup, sauf circonstance empirique ponctuelle qui l'empêche, chacun est parfaitement responsable de sa nature bienveillante ou malveillante. Les personnes qui choisissent la voie du mal le font en vertu d'un vrai choix. Je soutiens juste que ce choix est incompatible avec les principes standards de la rationalité, puisque la personne aurait plus de plaisir (ou plus de préférences satisfaites) en choisissant la voie du bien, ou bien celle de l'égoïste rusé.
    Il me semble qu'il y a là quelque chose de difficile à comprendre, et pourtant de réel. Les personnes méchantes acceptent la douleur inhérente au choix du mal, douleur infligée aux autres comme douleur infligée à soi. Et il serait idiot de ramener la figure du mal à la figure rassurante du pervers (celui qui prend du plaisir, et même qui maximise son plaisir, en faisant du mal autour de lui). Le pervers est une construction intellectuelle pour sauver la rationalité classique. Je trouve cela ad hoc. Je préfère admettre l'idée que certains se fichent d'être rationnels, se fichent de maximiser la satisfaction de leurs préférences, et font le choix d'être violents et dominateurs.

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