lundi 11 avril 2011

Le nominalisme de la connaissance

Comment enseigne-t-on et qu'enseigne-t-on aux jeunes? Peut-on leur enseigner des compétences générales qui pourront leur servir dans de multiples circonstances, ou bien est-on réduit à ne leur transmettre que des savoirs particuliers, qui ne valent que dans un champ limité? Autrement dit, la position nominaliste, qui affirme que la généralité n'existe que dans les noms, mais pas dans les choses, s'applique-t-elle aussi à la pédagogie?
Je distinguerai donc les compétences, qui sont des savoirs-faire généraux, transdisciplinaires, et les savoirs, qui eux sont des savoirs, mais pas des savoir-faire (les savoirs sont des savoir-faire, mais de manière très indirecte). Ces savoirs-là sont restreints à un champ précis, et ne valent pas en dehors de ce champ. Ainsi, savoir lire, savoir faire des opérations arithmétiques, savoir analyser une image, savoir mener un raisonnement par l'absurde sont des compétences. On peut en effet faire des opérations mathématiques en algèbre, en physique, en démographie, etc. On peut mener un raisonnement par l'absurde en mathématiques, en philosophie, etc. On peut avoir à analyser une image aussi bien en art que dans la presse quotidienne. Par contre, savoir lire Pascal, et même telle ou telle pensée de Pascal, sont des savoirs, parce que savoir lire telle pensée de Pascal ne permet pas vraiment de savoir lire un programme de télévision, ni un tract de parti politique.
La question que je pose est donc la suivante : y a-t-il des compétences? Et si oui, peut-on les enseigner? Ou bien doit-on se contenter, plus modestement, d'enseigner des savoirs?

Évidemment, s'il était possible d'enseigner des compétences générales, cela serait bien plus efficace. On apprendrait à apprendre aux élèves, et eux se chargeraient eux-mêmes d'apprendre. Une fois armés de leurs compétences, ils pourraient se présenter dans chaque contexte différent et réussir toujours aussi bien. Inutile donc de passer du temps en philosophie, en mathématique ou en sciences expérimentales pour leur montrer comment réfuter une hypothèse. Inutile de leur parler d'expérience cruciale avec Bacon, Duhem ou Popper. Inutile de leur faire faire des expériences d'optique, de chimie, de mécanique. Inutile de faire des raisonnements en géométrie, en algèbre, etc. Il suffirait d'apprendre la compétence "raisonnement par l'absurde", et les élèves sauraient d'eux-mêmes comment en réaliser dans toutes ces disciplines, ou bien comprendre les philosophes qui ont théorisé son utilisation. Autrement dit, la technique serait complètement indifférente à la matière (au sens du support) sur laquelle elle s'exerce, et on pourrait donc l'enseigner sur n'importe quelle matière, et l'utiliser ensuite dans toutes les autres, sans que cela ne demande un apprentissage supplémentaire.
Or, je voudrais montrer que c'est impossible. C'est évident dans certains cas : savoir sculpter, cela ne permet pas de savoir sculpter le bois, la pierre, le platre, etc. Un sculpteur connaît bien une certaine matière, et pas les autres. Mais ce qui vaut pour le sculpteur vaut aussi pour les autres savoirs.

Pour cela, je prendrai un exemple tiré de ma biographie personnelle, mais qui, aux dires des professeurs de physique, semble valoir de manière assez générale.
Voici le problème suivant : je roule à 60 km/h dans mon véhicule. Je roule pendant une demi-heure. Combien ai-je parcouru de kilomètres? Ce genre de problème est facilement résolu par un enfant de 10 ans. Si les nombres sont plus difficiles, cela demandera peut-être un peu plus de temps et une calculatrice, mais vers 12 ans environ, tous les enfants sauront appliquer la procédure, qui est ici la règle de trois : mettre en relation un temps, une distance, et un rapport d'une distance par un temps.
Or, pourtant vers 15 ans, les élèves sont confrontés à une notion de chimie, celle de mole. Peu importe le contenu de la notion ici. Il suffit de voir que la majorité des exercices donnés aux élèves sont aussi de simples applications de la règle de trois. Mais ici, les distances et les temps sont remplacés par des moles, des masses, et des masses molaires. On devrait en conclure que cela ne change rien, et que les élèves devraient s'en sortir aussi facilement pour calculer des distances que pour calculer des moles. Or, il n'en est rien. Les élèves ont plusieurs années supplémentaires, et pourtant, ils n'arrivent pas à utiliser une compétence qu'ils maîtrisent pourtant très bien! Les exercices sur les moles ont exactement la même forme que les exercices sur un véhicule qui roule, pourtant, les élèves échouent aux premiers, alors que les seconds ne leur posent aucun problème. Car les seconds sont familiers, et utilisés quotidiennement, alors que les premiers sont nouveaux et emploient des notions très étranges.

Ceci montre que les compétences générales n'existent pas, et que la règle de trois appliquée aux déplacements de véhicules n'est pas la même que la règle de trois appliquée aux moles. Il n'existe que des capacités particulières, qui sont indissociables de leur contexte d'utilisation. Il n'existe aucune compétence pure de tout contexte nommée règle de trois. Ou plutôt, elle n'existe que pour ceux qui ont exercé une autre faculté, qui est le bon sens, et qui est la faculté de saisir des liens entre différentes activités. Mais cette faculté ne s'enseigne pas, et certainement pas en essayant d'enseigner des compétences générales. Il n'y a aucune sorte de savoir qui nous dirait (et nous prouverait) que l'on a utilisé la même technique pour résoudre un problème de mathématiques, de physique, de biologie, etc. On fait seulement des choses, et l'on saisit parfois des liens entre ces choses, qui nous permettent de les rapprocher. Ainsi, après avoir fait des liens entre activités, on peut réunir ces activités sous une même étiquette. Mais ce n'est pas grâce à l'étiquette que nous comprenons comment procéder. Bref, l'étiquette vient après, pas avant, l'étiquette sanctionne le fait que nous avons appliqué une procédure similaire, mais ce n'est pas l'étiquette qui nous permet de comprendre que l'on peut utiliser cette procédure.
Ces liens entre choses, ici, concernent la structure du problème. L'enfant doit voir que des problèmes différents ont même structure. Mais cette capacité d'isoler une structure dans les données du problème est une capacité qui ne s'enseigne pas. Elle s'acquière par l'exercice, et pas par une explication venant de l'extérieur. On peut toujours dire aux jeunes d'utiliser la même technique pour les moles que celle qu'ils utilisent pour les véhicules, mais on n'aboutirait qu'à de l' incompréhension de leur part. Car pour eux, le problème est essentiellement différent, et doit être résolu de manière entièrement différente. Voir les points communs, les pousser à voir le problème des moles comme un exemple d'un type de problème qu'ils ont déjà résolu, voilà le travail de l'enseignant, mais ce travail ne se fait pas en enseignant des compétences générales. Il s'agit de faire percevoir des ressemblances avec un autre savoir, jusqu'à ce que l'enfant voie que le nouveau problème est réductible aux anciens.
Autrement dit, il s'agit toujours de tisser des liens entre savoirs particuliers, et certainement pas de passer par des compétences générales. Personne ne maîtrise la règle de trois. Ce que l'on connaît, c'est la manière de résoudre un ensemble de problèmes, manière dont on sait que l'on pourra l'utiliser dans d'autres cas à l'avenir. Mais on ne fait que passer du particulier au particulier. On n'a affaire qu'à des problèmes bien spécifiques, et l'on ne peut utiliser pour les résoudre que des problèmes bien spécifiques déjà résolus. Donc, on fait résoudre à l'enfant des problèmes sur les moles, jusqu'à ce qu'il saisisse qu'il ne fait rien d'autre que ce qu'il faisait déjà en calculant des distances et des vitesses.
Alors certes, on peut ensuite représenter les problèmes sous une forme abstraite, qui en présente bien la structure. Et on peut poser une étiquette sur cette forme abstraite : "règle de trois". Ce faisant, a-t-on pour autant montré que les problèmes pouvaient être vus sous cette forme abstraite? Justement non, car le fait que l'on puisse retrouver cette forme dans différents cas est bien ce qui pose problème. Comparer une forme abstraite à un problème particulier est tout aussi difficile que comparer deux problèmes particuliers entre eux (ceci serait ma version du problème du troisième homme). Et c'est justement pour cela que ce n'est guère utile d'utiliser ces formes abstraites, tant qu'un problème n'arrive pas à être pensé correctement.

Ainsi, qu'enseigne-t-on à l'enfant? On ne lui apprend jamais la règle de trois. On lui apprend, au sujet des moles, à faire comme pour les voitures. On pousse l'enfant à voir les choses (inconnues) comme d'autres choses (connues). Et justement, ceci ne se transmet pas, il n'y a aucune connaissance, aucun contenu de connaissance qui pourrait nous contraindre à voir ceci comme cela. Enseigner n'est donc pas transmettre (ou  plutôt "pas seulement transmettre", car il est indéniable que l'enseignement est aussi une transmission de connaissances), mais forcer, amener l'enfant à voir quelque chose comme autre chose.
L'enseignement a donc deux phases : mise en équation, et résolution des équations. la seconde étape est purement procédurale, mécanique. On peut transmettre la manière dont il faut la réaliser. Par contre, la première étape n'est pas mécanique, et il n'y a aucun moyen infaillible pour montrer à l'enfant comment faire. Il faut lui faire faire les choses, et prendre des cas aussi différentes que possibles, de façon à l'obliger à utiliser son bon sens.

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