mercredi 27 avril 2011

Nul n'est idiot volontairement

Comment fonctionne l'intelligence? Qu'est-ce qui distingue une personne intelligente, pertinente, et une personne idiote, dont les remarques et analyses sont déplacées ou sans intérêt?
Dans les discussions philosophiques, qui ne sont pas soumises à la réfutation ou à la vérification de manière stricte, le critère de réussite est plutôt la simplicité, le fait de rendre compte d'un phénomène de la manière la plus simple possible. On n'introduit des distinctions que pour éviter les contradictions. Si aucune contradiction ne se présente, inutile de faire une distinction. Je proposerai donc ici une analyse de l'intelligence, inspirée par la fameuse formule platonicienne selon laquelle nul ne choisit le mal volontairement, afin de proposer l'analyse la plus simple possible.

Ainsi, l'intelligence, autrement dit le fait d'être pertinent, qui est la capacité par laquelle nous jugeons une chose comme étant ceci ou cela, se réduit entièrement à la mémoire. De même que, chez Platon (cf. notamment le Protagoras) celui qui a bien calculé les effets de ses actes, choisit nécessairement celui qui produit le plus grand bien, de même dans le raisonnement, celui qui a à l'esprit le plus grand nombre de souvenirs est aussi celui qui fera le jugement le plus intelligent. Bref, le jugement se porte toujours sur l'option la plus pertinente, et la mémoire est le seul facteur limitant.
Platon est internaliste sur le plan moral : il considère que la volonté se porte toujours sur le choix que l'esprit lui présente comme étant le meilleur, bien que l'esprit puisse commettre une erreur, ou oublier certains choix. On peut donc être aussi internaliste sur le plan cognitif : l'entendement se porte toujours sur le choix le plus pertinent, et seule une faiblesse de la mémoire explique les jugements idiots.
Platon ne dit donc pas que tous les hommes sont également bons, puisque certains hommes sont de bons calculateurs, et d'autres de mauvais, ce qui explique leur différence de vertu. Mais Platon refuse de faire de leur différence de vertu une différence dans leur orientation morale. Personne n'a jamais à faire le choix entre le bien et le mal. Ce que nous percevons comme mal est de ce fait même écarté de la délibération. On ne choisit que parmi les options qui apparaissent comme bonnes, afin de choisir la meilleure.
De même, ici, personne ne dit que l'intelligence des hommes est égale. Certains pensent bien, d'autres pensent mal. Mais au lieu de faire reposer cette différence d'intelligence sur une différence de nature de l'intelligence elle-même, comme si certaines intelligences pouvaient être viciées dans leur principe même, et nous faire choisir le non pertinent plutôt que le pertinent, on peut faire reposer cette différence sur la mémoire. Ainsi, toutes les intelligences sont semblables, toutes nous font adhérer au choix le plus pertinent. Mais un homme intelligent aura à l'esprit un plus grand nombre d'options, son choix sera donc meilleur, plus informé, que le choix de celui qui n'a que très peu d'options. Même si les deux hommes tombent d'accord sur le meilleur jugement, celui qui a considéré davantage d'aspects reste plus pertinent que l'autre (de même, qu'en morale, celui qui fait le bon choix sans avoir réfléchi est un homme chanceux plutôt que vertueux).

Pourquoi cette solution est-elle plus simple que la solution inverse, externaliste, qui soutient que l'entendement peut choisir en connaissance de cause un choix moins pertinent? Parce qu'il faudrait encore, ici, expliquer pourquoi cela est possible. En morale, l'externalisme trouve des arguments de poids : on choisit le mal parce que ce mal produit un bien pour nous (égoïsme) ou bien parce que nous manquons de volonté, et nous sommes vaincus par nos désirs contraires. Mais sur le plan cognitif, aucun argument analogue ne saurait être trouvé. Bien sûr, il n'y a aucune raison qui pourrait expliquer que l'on choisisse volontairement une option moins pertinente, après l'avoir reconnue comme telle. Et surtout, il n'y a pas non plus de raison pour laquelle on ne serait pas capable de reconnaître que cette option est moins pertinente, lorsqu'elle se présente. Donc, on devrait décréter arbitrairement que les intelligences sont dissemblables. On n'a aucun argument pour le dire, si ce n'est ce fait à expliquer, que certains hommes sont intelligents, et d'autres non. Mais ce même fait peut être expliqué de manière plus simple, non plus comme une différence d'intelligence, mais seulement comme une différence de mémoire (l'externaliste, évidemment, accepte les différences de mémoire en plus des différences d'intelligence). Ainsi, l'externaliste soutient que les hommes se distinguent en intelligence et en mémoire. L'internaliste soutient que les hommes ne se distinguent que par la mémoire. L'intelligence, c'est la mémoire : plus on se souvient, plus on est pertinent.
La thèse internaliste a pour précurseur l'affirmation cartésienne du Discours de la méthode selon laquelle le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, alors que les hommes ont des mémoires qui ne s'équivalent pas. Néanmoins, ici, le bon sens n'est pas la faculté d'adhérer au vrai. On l'a déjà dit (Le bon sens), cette faculté est inutile. Le bon sens est plutôt la faculté de formuler un jugement, de penser, de lier enter elles deux choses, de voir une chose comme quelque chose d'autre. Et surtout, à la différence de Descartes, on ne peut pas dire que les intelligences sont égales, puisqu'elles dépendent de la mémoire. On peut seulement dire qu'elles sont semblables. Toutes fonctionnent de la même façon, et confronté aux mêmes options, deux hommes différents feront le même choix. Mais il s'en faut de beaucoup que tous les hommes soient toujours confrontées aux mêmes options.

On dit souvent des hommes un peu idiots qu'ils ne pensent à rien. La formule est juste : plus on pense à de nombreuses choses, plus notre mémoire nous rappelle de nombreuses choses, plus notre jugement sera pertinent.

2 commentaires:

  1. Tu devrais relire Descartes : l'entendement ne choisit rien, ne juge rien, c'est la volonté qui, adhérant au contenu "entendu", forme ainsi un jugement.
    Ensuite, plutôt que d'accorder généreusement à Descartes le titre de précurseur, tu devrais retrouver dans le bon sens la faculté d'attention, qui paraît beaucoup plus déterminante pour l'intelligence que la mémoire, dont tu n'expliques pas vraiment le rôle. S'il s'agit de juger correctement des faits qui pourraient se produire à l'avenir, l'expérience est nécessaire, et par conséquent la mémoire, mais le succès en la matière n'est généralement pas tenu pour une manifestation d'intelligence. En quoi faut-il de la mémoire pour faire une inférence ?

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  2. Merci pour cette précision sur Descartes. Distinguer l'entendement et la volonté, c'est distinguer la faculté de considérer un objet ou un énoncé, et la faculté de croire à l'existence de cet objet, ou à la vérité de cet énoncé. C'est sans doute une distinction utile (malgré Spinoza).

    A vrai dire, la fin de ta remarque est très intéressante, parce qu'elle révèle une incompréhension sur ce que j'appelle intelligence. Faire une inférence n'est pas pour moi un signe d'intelligence. Les machines font des inférences beaucoup plus rapidement que nous et de manière beaucoup plus fiable. Mais les machines ne sont pas intelligentes. L'intelligence est plutôt le fait de voir quelque chose comme autre chose, de faire un rapprochement pertinent. L'intelligence réside dans la formation d'un jugement (ceci est cela) et pas dans l'inférence accomplie à partir de plusieurs jugements, qui peut se faire de manière purement mécanique.
    L'intelligence est ce qui ne peut pas se formaliser, être mis sous forme de programme. Être intelligent, c'est pouvoir créer des modèles, des paradigmes (les littéraires disent des métaphores), et c'est en cela que la mémoire est absolument décisive : plus on a à l'esprit des images variées et éloignées de notre sujet, plus on a la possibilité de produire un jugement subtil et intéressant.

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