jeudi 7 avril 2011

Que signifie la musique?

La réflexion sur l'art est souvent mise en difficulté à cause de la musique, et surtout de la musique instrumentale. Car autant la plupart des arts peuvent être compris en termes d'imitation, ou du moins de ressemblance avec des éléments de la réalité, autant la musique, elle, semble être beaucoup plus abstraite, beaucoup moins liée par une ressemblance avec les choses d'ici-bas. 
La peinture figurative imite des scènes existantes ou possibles, et la peinture abstraite représente des figures et des couleurs que l'on peut retrouver aussi en dehors de la peinture. Kandinsky évoque un cahier de géométrie d'un élève de collège qui aurait décidé de colorier les figures qu'il a tracées pour s'aider à résoudre un problème; Mondrian évoque le travail d'un carreleur; etc. Je reconnais certes que ces comparaisons sont ridicules, mais ceci vise à montrer qu'elles sont possibles, et que nous ne sommes jamais pris au dépourvu lorsqu'il s'agit de ramener la peinture, fusse-t-elle la plus abstraite, à des choses avec lesquelles nous sommes familiers. Même dans la peinture abstraite, nous voyons des formes et des couleurs qui nous sont connues. 
On pourrait en dire autant dans les autres arts. Dans tous les arts, il s'agit de mettre en forme des éléments connus, et qui peuvent être reliés à des choses extérieures à l'art lui-même. Il y a des corps en volume en dehors de la sculpture, des mouvements gracieux en dehors de la danse, des abris en dehors de l'architecture.

Cependant, on pourrait objecter que j'ai progressivement glissé vers une conception très formaliste de l'art, alors que j'étais parti d'une conception plus symboliste, liée à l'imitation de choses. Ce glissement serait en effet un moyen facile de résoudre le problème de la signification de la musique : tout comme la peinture imiterait des formes et des couleurs, alors la peinture imiterait des bruits et des sons. 
Or, je voudrais montrer d'une part qu'il n'y a pas glissement, mais que représenter des formes colorées est déjà aller chercher son sujet en dehors de la peinture elle-même, mais aussi que la musique a pour but de représenter autre chose que des sons dans le temps.

En effet, qu'est-ce qui est interne à la peinture? La peinture elle-même, c'est-à-dire la substance liquide répandue sur la toile. Une peinture totalement non symboliste, non imitative, n'est donc pas une peinture non figurative, mais une peinture qui ne représente que de la peinture, qui représente de la peinture dans sa matérialité. Presque tout le mouvement abstrait doit donc être rangé dans la peinture imitative : Kandinsky représente des formes et des couleurs, pas de la peinture. Klein et ses monochromes bleus représentent aussi de la couleur, et pas de la peinture.
Y a-t-il donc de peintres qui représentent de la peinture, et pas des formes ou des couleurs? C'est probablement impossible, et cette idée d'une art complètement non imitatif semble être un cas limite, un pôle, et non pas une position que l'on pourrait atteindre. Même les peintres les plus soucieux de la matérialité de la peinture doivent nécessairement représenter des couleurs et des formes. Soulages, par exemple, dans ses monochromes noirs, joue sur l'épaisseur de la peinture et la direction des coups de pinceau pour créer des effets visuels. Il représente donc de la peinture dans sa matéralité, mais ce jeu avec la matérialité lui sert à créer de manière détournée des motifs, un jeu de formes.

Et pour la musique? Il faut tout d'abord distinguer les sons et les bruits. Si l'on excepte, pour l'instant, la musique concrète, qui enregistre dans notre milieu environnant des bruits, qu'elle rediffuse tels quels, ou bien retouche et réarrange (et on peut remarquer que je mets ici de côté le cas le plus favorable en faveur du caractère imitatif de la musique, pour la raison que la réponse trop évidente que ce cas nous permettrait de donner est selon moi une fausse piste), on peut remarquer que la musique construit ses propres sons. Son matériau de départ est justement le son, et non le bruit. Un son est un signal sonore ayant un timbre, une tonalité, une évolution temporelle bien maîtrisée. Les sons sont produits à partir d'instruments dédiés à cela : le son du violon ne sert qu'à jouer de la musique; le son du piano aussi. Donc, d'emblée, la musique va prélever son matériau dans quelque chose de distinct de la vie. Certes, les sons ont un vague rapport avec les bruits. Mais il ne s'agit que d'un vague rapport.
Mais peut-on conclure que la musique n'imite rien d'extérieur, et se contente de jouer avec son propre matériau, construit ad hoc? Il me semble que non, et plus précisément, que l'on peut comprendre la musique dans son rapport avec l'homme. La peinture signifie l'homme, en un sens qu'il va falloir préciser. Et je me séparerai maintenant de la notion d'imitation : la musique n'imite pas, elle dit davantage que ce que l'on peut trouver ailleurs. La musique en dit plus sur l'homme que tout ce que l'on peut dire de l'homme. Mais que dit-elle sur l'homme? 
La musique est la vérité de l'action humaine.
Par là, je veux dire que des actions, des comportements, des dispositions, qui sans musique ne seraient que très peu compréhensibles, deviennent évidentes dès lors que la musique les accompagne. En rapprochant une musique d'un comportement, on en révèle le vrai contenu. Et ce contenu n'est justement pas exprimable par des mots, ou bien de manière très générique. Alors que la musique, elle, touche justement et avec précision la vérité de notre action.
Où peut-on mettre à l'épreuve cette théorie? Au cinéma. Deux exemples seront pris, assez différents. Le début de 2001, l'odyssée de l'espace met en scène un singe, après son contact avec le monolithe noir, et qui se trouve au pied d'un squelette d'animal. Le singe ramasse un os, et frappe le squelette au moyen de cet os. Sans musique, il n'y a rien d'autre qu'un singe stupide s'acharnant sur un squelette. Avec la musique (Zarathoustra de Strauss), il y a un pas immense accompli par l'intelligence humaine, l'invention de l'outil. La musique est là pour montrer tout l'importance de l'instant, la génialité du geste de ce singe. Deuxième exemple : In the mood for love. Ici, une valse magnifique (de Shigeru Umebayashi) revient de manière récurrente rythmer des plans dans lesquelles les personnages ne font rien d'autre que marcher, attendre, etc. Sans la musique, là encore, leurs activités ne seraient rien de plus que la pure et simple répétition de la vie quotidienne sans intérêt. Alors qu'avec la musique, même ne rien faire signifie être dans cette disposition d'aimer. Chaque instant se retrouve plein de ce sentiment, tout comme chaque plan ou presque est accompagné de la musique. Comment comprendre autrement à la fois la douceur, la mélancolie, et l'obssession que produit l'amour, si ce n'est par la musique? 

Ainsi, par le cinéma, on peut, me semble-t-il comprendre ce qui fait la musique : il y a dans la musique de quoi comprendre mieux que par tout autre moyen, le sens de nos actions et de nos attitudes. Pour que cela soit bien clair (c'est la raison pour laquelle j'ai pris deux exemples), il n'est pas question de dire que la musique exprime des sentiments. Cest bien plus général que cela. Les sentiments sont toujours liés à des comportements, des attitudes, de même la musique ne fait pas qu'exprimer nos sentiments, elle exprime la totalité de ce que nous pouvons faire. 
Bref, il est juste de dire que la musique est l'art qui prend en charge le temps. Il suffisait d'ajouter que le temps n'est pas donné par l'horloge, mais par l'action humaine. 

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