mercredi 6 avril 2011

Pourquoi prend-on la vie au sérieux?

Notre vie, notre existence, est quelque chose que la plupart d'entre nous prenons au sérieux. On ne vit pas n'importe comment, en prenant n'importe quelle direction, en faisant n'importe quel choix, mais nous agissons toujours le mieux possible. Vivre bien est une formule qui ne dit pas grand chose, qui reste très vague, mais qui concerne pourtant tout le monde. Personne n'a pour seul et unique souci de mourir le plus vieux possible, chacun cherche à ce que le temps qui lui est donné soit le meilleur possible. Bref, chacun prend sa vie au sérieux.

Le sérieux est donc la croyance dans l'importance de l'enjeu, ainsi que l'effort d'un individu pour être à la hauteur de cet enjeu. Si la manière de mener sa vie est une question sérieuse, alors cela signifie que cette question nous préoccupe, et que nous chercherons à la résoudre de la meilleure manière. En cela, l'opposé du sérieux est la dérision, en ce que la dérision casse immédiatement tout le sérieux de l'enjeu. On peut encore faire quelque chose après l'avoir pris en dérision, mais si cette dérision est sincère, on ne cherchera plus à l'accomplir particulièrement bien. Si cet enjeu est dérisoire, sans importance, alors il est injustifié de fournir un grand effort. 
Le sérieux a donc deux conditions : une condition psychologique, qui est notre attitude mentale vis-à-vis de quelque chose; et une condition comportementale, qui est le comportement effectif lors de l'accomplissement d'une tâche. Et il faut s'empresser d'ajouter que ces deux conditions n'en font qu'une : celui qui pense que quelque chose est sérieux sans s'investir est un menteur, et celui qui s'investit à fond tout en pensant que son activité est sans importance est un hypocrite. La pensée et le comportement doivent ici aller ensemble.
Pourtant, ne peut-on pas constater quelques exceptions? Ne peut-on pas garder une certaine distance ironique vis-à-vis d'une activité, tout en sachant qu'il faut s'y livrer?

 Il y en a en effet des exceptions, et il est instructif de voir dans quelles circonstances elles adviennent. Un bon exemple est celui du joueur de football. Pendant la partie, il est entièrement à ce qu'il fait, il est concentré, joue du mieux possible, et cherche à tout prix à gagner. Donc, dans le jeu, ce joueur est sérieux. Il ne plaisante pas lorsqu'il rate un geste, il n'ironise pas lorsque son équipe encaisse un but, il ne fait jamais rien qui manifesterait la moindre distance vis-à-vis de son activité. Il joue comme si sa vie en en dépendait.
Pourtant, si on demande à ce joueur ce qu'il pense de son activité de joueur de football, il nous dirait qu'il pratique une activité tout à fait stupide, un jeu idiot dans lequel vingt deux personnes en chaussettes ridicules courent après un ballon et donnent des coups de pied dedans. Autrement dit, il semble bien y avoir divorce entre les discours du joueur sur sa propre activité, et son comportement, qui lui, manifeste un sérieux total.
Mais en réalité, ici, le divorce n'est pas entre discours et comportements, mais entre des temporalités différentes. Il y a le temps du jeu, et le temps hors-jeu. Demander à un joueur ce qu'il pense du football l'oblige en effet à sortir du jeu, à prendre un point de vue extérieur. Tant qu'il conserve ce point de vue, impossible de le pratiquer sérieusement. Ce sport devient une activité vaine et risible. Mais lorsque le joueur est en jeu, alors ce point de vue surplombant et ironique n'est pas possible, et le joueur s'investit avec tout le sérieux qui est nécessaire. 
On a donc mieux saisi ce qu'est le sérieux : le sérieux consiste à refuser de prendre un point de vue extérieur sur une activité. Prendre ce point de vue mène ipso facto à mettre en question l'importance de l'enjeu, et donc à possiblement tourner en ridicule cette activité. La personne sérieuse est celle qui adhère totalement à l'enjeu de son activité, et qui réalise donc cette activité du mieux qu'elle le peut. Bien sûr, être sérieux n'est pas être idiot : on peut savoir que notre activité, au fond, n'est pas sérieuse, mais il est encore possible de s'y livrer sérieusement, en oubliant, au moins pour un moment, que cette activité n'est pas sérieuse. Nous savons que les jeux n'ont aucune importance, mais nous pouvons suspendre ce savoir, l'oublier un moment pour faire quelque chose sérieusement.

Ainsi, la vie est prise au sérieux, et elle est prise ainsi parce que nous sommes dans l'incapacité de prendre un point de vue extérieur à notre propre vie. Je vois deux types d'objections possibles, mais les deux ne marchent pas. La première est la perspective religieuse : elle dit que la vie terrestre est sans importance, mais le dit parce que nous avons une autre vie, au-delà, qui est la seule qui importe vraiment. Ce n'est pas une objection, parce que la religion nous oblige aussi à prendre notre vie au sérieux, elle dit seulement que la vraie vie n'est pas celle que nous croyons. Mais aucune religion n'a jamais dit, et ne dira jamais, que la vie éternelle dans l'au-delà est sans importance. Cette vie-là, nous sommes obligés de la prendre au sérieux!
Le deuxième type d'objections est plus délicat. Il consiste à prendre une perspective scientifique sur la vie humaine. Lorsque l'on décrit l'existence humaine comme un simple support pour la transmission des gènes, lorsque l'on décrit la colère comme une simple activité chimique neuronale, lorsque l'on décrit les échanges économiques comme une simple transmission de papier et de jeux d'écritures, toutes nos activités redeviennent sans importance. Qu'il paraît stupide de vouloir accumuler du papier et des pièces de métal! Comment lève-t-on cette objection? Il suffit de rappeler que ces perspectives elles-mêmes ne parviennent jamais à être prises complètement au sérieux. Il y a une dérision de la dérision. On fait des sciences, mais on ne cesse pas de croire que notre vie est sérieuse, que nous faisons autre chose que transmettre des gènes, que l'on accumule de l'argent et pas du papier. On a beau le savoir, on n'y croit pas, et la vie passe toujours avant.

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