samedi 23 avril 2011

L'intérêt pour l'autre

A qui et à quoi s'intéresse-t-on? Il est de coutume de blâmer les personnes qui ne s'intéressent qu'à elles-mêmes, elles seraient trop égoïstes ou égocentriques, et il est aussi courant d'exhorter les personnes qui s'intéressent à peu de choses d'ouvrir leurs horizons et d'aller voir ailleurs, de découvrir de nouvelles choses, de voyager. Ainsi, il y aurait des personnes repliées sur elles-mêmes, centrées sur les choses qui leurs sont familières, et d'autres personnes qui, elles, sont capables de s'ouvrir aux autres, et de décourvrir de nouvelles choses. Bref, certains ne s'intéressent qu'au même (soi-même, le familier, le bien connu) alors que d'autres seraient capables de s'intéresser à l'autre (les autres, l'étranger, l'extraordinaire, le mal connu). 
Mais peut-on vraiment s'intéresser à tout, et même, peut-on vraiment s'intéresser à quelque chose? Car comment s'intéresser au même, alors que le même est justement le déjà connu, le familier, donc ce qui n'est plus surprenant, mais ennuyeux et banal? Une chose toujours identique à elle-même finit par ne plus susciter d'intérêt, l'intérêt pour une chose toujours même qu'elle-même décroit donc avec le temps. Mais à l'inverse, comment s'intéresser à l'autre, alors que l'autre est justement ce qui nous est étranger, différent, et qui ne nous concerne pas? L'autre n'est pas ce qui est complètement inconnu, car l'inconnu ne peut évidemment pas susciter d'intérêt, puisqu'on ne connaît même pas son existence. L'autre n'est pas l'inconnu, mais le mal connu, le mal identifié, celui que l'on ne comprend pas, tout en sachant qu'il est là. L'autre est celui qui parle, qui dit quelque chose, mais dont la parole, dont le sens de ce qu'il dit nous échappe. Comment alors quelque chose d'incompréhensible pourrait-il susciter de l'intérêt? 
Ainsi, s'il faut s'intéresser à quelque chose, il semble que nous soyons pris dans l'alternative du banal et de l'incompréhensible, de la répétitition du même et de l'étrangeté de l'autre. Comment le même autant que l'autre peuvent-ils quand même nous intéresser?  

Les enfants ont beaucoup de plaisir à entendre des histoires qu'on leur répète des dizaines de fois, et les adultes ont aussi plaisir à revoir un film qui leur a plu, ou un bon roman. Dans les deux cas, il ne s'agit certainement pas de se rappeler des passages oubliés. Même lorsque le roman ou le film est parfaitement connu, il peut encore y avoir du plaisir à le relire ou le revoir. Néanmoins, les enfants finissent par grandir, et les adultes par se lasser, et au bout de cinquante visionnages, même le plus beau film finit par ennuyer. Que s'est-il donc passé entre le moment de la découverte et l'apparition de la lassitude? Pourquoi ce qui était déjà connu et compris, donc ce qui n'était déjà plus étranger, a-t-il pu encore susciter de l'intérêt? Autrement dit, pourquoi le même est-il intéressant?
La réponse que l'on peut donner, qui est moins une réponse que le nom donné à un problème, est qu'il y a un plaisir pris à la reconnaissance. Lorsque l'on reconnaît une oeuvre déjà connue, il se produit un certain plaisir, qui est un plaisir très semblable à celui que l'on ressent lorsque l'on reconnaît un ami au sein d'une foule d'inconnus. Ce plaisir pris à la reconnaissance pourrait aussi bien être décrit comme un plaisir de comprendre. Nous lisons une phrase, nous écoutons une musique, et nous comprenons ce que dit la phrase, nous comprenons vers quoi la mélodie va se diriger. Bref, nous savons comment nous y prendre, et comprendre est justement savoir comment s'y prendre. 
Mais pour cette raison, le plaisir pris à la compréhension n'est justement pas exactement la même chose que de l'intérêt pour le même. Le plaisir pris à la reconnaissance est un plaisir lié à la réussite, réussite liée à notre capacité de comprendre, de circuler dans une oeuvre, de pouvoir parler à et de comprendre d'autres personnes, etc. Mais cette réussite n'est justement pas un intérêt. La réussite marque plutôt la fin de l'intérêt. Avoir reconnu, est avoir réussi à ramener l'autre au même, et réussir fait plaisir. Mais l'intérêt porte non pas sur la réussite accomplie, mais plutôt sur l'opération en cours, l'effort fait pour ramener l'autre au même.

Ainsi, il n'y a pas de véritable intérêt pour le même, et le plaisir de la reconnaissance est la fin (but et terme) de l'intérêt. Il n'y a d'intérêt que pour l'autre. Mais cet autre doit quand même être non pas un étranger complet, quelqu'un dont on ne comprend pas un mot, mais quelqu'un dont on cherche à comprendre ce qu'il dit. Est intéressant celui dont on ne comprend pas encore ce qu'il dit, mais dont on sait comment s'y prendre pour le comprendre. Ou bien est intéressant celui dont on sait déjà ce qu'il dit, mais dont on ne sait pas encore comment s'y prendre pour le comprendre. Mais serait inintéressant celui dont on ne sait pas ce qu'il dit, et dont on ne sait pas non plus comment s'y prendre pour comprendre ce qu'il dit. Car dans ce cas, la démarche pour comprendre est complètement empêchée, et l'on se retrouve face à la pure étrangeté, l'altérité pure. 
Et l'altérité pure, pour ceux qui croient à la différence entre les personnes et les choses, est identique à la choséité. Quelqu'un que l'on ne comprend pas et que l'on ne sait même pas comment comprendre, une oeuvre que l'on ne comprend pas et que l'on ne sait même pas comment comprendre, sont des choses, des objets qui ne disent rien, qui n'ont pas de signification. Face à un tableau cubiste (par exemple un guitariste), soit on connaît le titre du tableau, qui en donne le contenu, soit on est suffisamment initié au cubisme analytique de Braque et de Picasso pour savoir comment s'y prendre avec ce type de tableau afin d'y retrouver une figure. Mais celui qui ne connaît pas le titre du tableau, et n'a jamais vu de tableau cubiste pourrait y voir un dessin purement aléatoire, des cubes jetés au hasard, et colorés sans ordre. De même, on dira d'un homme dont on ne connaît ni la langue, ni le contenu du message transmis, qu'il ne parle pas, mais qu'il émet des bruits avec sa bouche. Ainsi, l'altérité pure se confond avec le non sens, ou la choséité. Et c'est d'ailleurs pourquoi je rejette cette opposition des choses et des personnes. Tout peut avoir un sens, tout peut dire quelque chose, c'est un présupposé méthodologique à se donner. Et rien ne peut définitivement être rejeté dans la catégorie de la pure chose, du non sens. 

Ainsi, les choses qui intéressent ne sont donc pas des choses purement autres, l'altérité pure voulant seulement dire que l'on renonce à chercher le sens de quelque chose. Et l'on ne peut pas s'intéresser aux choses que l'on renonce à comprendre. Nous intéressent les choses que nous cherchons à comprendre, les choses pour lesquelles nous jugeons l'effort de comprendre digne d'être fait. Ces choses-là sont donc toujours dans un intermédiaire entre le même pur (qui est le déjà reconnu) et l'autre pur (qui est ce que l'on renonce à comprendre). Nous sommes intéressés quand nous sommes dans l'intermédiaire entre le même et l'autre, lorsque la chose n'est pas encore reconnue, mais qu'elle est en voie de l'être. 
La chose qui est reconnue immédiatement ennuie, la chose que l'on ne parvient pas du tout à reconnaître est repoussante, seule est intéressante celle qui se situe entre les deux.

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