jeudi 22 septembre 2011

Qu'est-ce que l'intelligence?

Il y a une conception de l'animal comme machine, dont on a souvent estimé qu'elle visait à dévaloriser les animaux, à les réduire à l'état de choses, à la disposition des hommes pour la nourriture ou l'expérimentation. C'est certainement vrai, et je soutiens tout à fait ceux qui voient dans cette conception une justification pour des pratiques inacceptables. Ceci dit, une hypothèse philosophique ne peut pas être rejetée seulement au nom d'une partie de ses conséquences pratiques. Que la thèse de l'animal-machine serve à justifier l'élevage industriel est une chose, que la thèse de l'animal machine soit fausse de fond en comble en est une autre. Nous nous attacherons ici au second point, tenant le premier point (la contestation de l'élevage industriel) pour acquis (même s'il y a un gouffre entre la contestation universelle d'une pratique, et son abolition effective, et c'est pourquoi l’activité politique reste indispensable).

Pour montrer que les animaux ne sont pas des machines, il nous faut essayer de comprendre ce qui fait l'intelligence, essayer de fixer la limite entre les êtres intelligents, et les êtres qui ne le sont pas. Et d'ores et déjà, puisque j'ai annoncé mon intention de critiquer la thèse de l'animal-machine, on peut conclure que je ferai passer la limite de l'intelligence entre la plus puissante des machines, et le plus stupide des êtres vivants. Je ne pense pas que la différence soit due à celle entre le silicium et le carbone, mais plutôt à la rigidité fonctionnelle des ordinateurs, dont la seule capacité est d'exécuter un programme, alors que les animaux eux, ne sont pas aussi bien réglés. Mais c'est justement dans cet apparent dérèglement que réside l'intelligence.
Pourquoi dit-on d'un être qu'il est intelligent? Il l'est dans la mesure où il est capable individuellement d'adapter son action à la tâche à accomplir, à la difficulté qui se présente à lui. Un animal qui doit chasser pour se nourrir, et ne peut compter que sur sa discrétion et l'effet de surprise, est obligé de prendre en compte le lieu où se trouve sa proie, l'environnement et les moyens qui lui sont donnés pour s'approcher discrètement, et se cacher de sa proie. Un animal intelligent va ramper, se cacher derrière un arbuste ou une butte, attendre que sa proie soit retournée, ou bien soit en train de faire quelque chose, ce qui nuit à sa vigilance. En bref, l'animal intelligent tient compte d'une multitude de facteurs, afin de mener à bien son opération. Et surtout, plus il est intelligent, plus il est capable de tenir compte d'un grand nombre de facteurs, qui peuvent, à première vue, paraître extérieurs au problème à résoudre. Un animal stupide se concentrerait sur sa proie, sans tenir compte des autres animaux qui pourraient l'avertir du danger, ou bien sans tenir compte d'un terrain qui n'est pas favorable, etc. Ainsi, tenir compte de peu de paramètres, ceux qui sont les plus essentiels, est un signe de faible intelligence; tenir compte d'une multiplicité de paramètres, y compris ceux qui sont à première vue les moins pertinents pour le problème, est un signe de grande intelligence. Autrement dit, l'intelligence est la prise en compte des externalités. Résoudre un problème en ne suivant que les données internes au problème est une tâche purement mécanique. Devoir ajouter des données supplémentaires au problème pour le résoudre (ou le résoudre plus efficacement) est une tâche qui exige de l'intelligence.
C'est pourquoi il ne suffit pas d'être un système de traitement des données pour être véritablement intelligent. Quelqu'un qui ne fait que calculer très rapidement les données qui lui ont été fournies pour résoudre un problème n'est pas intelligent, il fait une tâche entièrement mécanisable. C'est de cette manière que l'on peut gagner une partie d'échecs, ce qui montre que gagner une partie d'échecs n'est pas nécessairement un signe d'intelligence. Je précise bien "nécessairement", car la manière dont les hommes jouent aux échecs met largement en œuvre leur intelligence. En effet, aux échecs aussi, la distinction entre données internes au problème, et données extérieures, données de l'environnement, est pertinente pour les hommes (et justement pas pour les machines). Lorsqu'un cavalier menace la reine d'un joueur, ce joueur doit déplacer sa reine pour la faire échapper au cavalier. Ici, je viens de résumer les données internes au problème. Ne pas être intelligent, c'est simplement trouver un déplacement de la reine qui lui permette d'échapper au cavalier. En ayant un peu d'intelligence, on tiendra compte des externalités, en se demandant si la reine n'est pas menacée par une pièce sur la nouvelle case où nous voulons la déplacer. Et en ayant beaucoup d'intelligence, on se demandera s'il n'y a pas un moyen de faire porter sur l'adversaire une menace encore plus urgente, de sorte qu'il soit obligé de se désintéresser de la reine. Par exemple, si on peut menacer son roi, pour l'obliger à le déplacer, voire à le mettre échec et mat, alors l'intelligence est la plus grande. Ainsi, ici aussi, l'intelligence signifie la capacité d'aller chercher des données a première vue extérieures au problème afin d'apporter une solution plus pertinente. 
Remarque : si l'ordinateur est si doué aux échecs, c'est seulement dû au fait qu'il est possible d'établir la liste complète des coups possibles, ce qui rend caduque la distinction entre données internes et externes. Pour la machine jouant aux échecs, il n'y a pas de données externes, puisque toutes ont été internalisées. Les hommes au contraire, ne jouent pas en anticipant tous les coups possibles, mais plutôt en suivant des schémas de coups, des dispositions de pièces qu'ils ont déjà rencontrées, et dont ils savent quoi faire.

Ainsi, les machines ne sont pas intelligentes, justement parce qu'il leur manque un moyen d'acquérir des données qui ne sont pas directement pertinentes pour le problème. Il faut indiquer à l'ordinateur la liste des données pertinentes à partir desquelles il opérera, pour lui faire faire quelque chose. Mais l'ordinateur n'a jamais la possibilité de sortir de la liste des données prévues, pour adapter son action aux circonstances. C'est pourquoi sa réponse est toujours dépourvue d'intelligence. L'ordinateur est un érudit sans intelligence, il sait beaucoup de choses, les régurgite au bon moment, mais ne fera jamais de sa vie un rapprochement audacieux, surprenant, original et impertinent. La machine ne fait que ce qui a été prévu qu'elle fasse. N'étant pas informaticien, je ne souhaite pas essentialiser les machines, et dire que cet état de fait est absolument défiitif. Néanmoins, dans l'état actuel des choses, il me semble qu'il en est ainsi. Suivre à la lettre un programme n'est pas compatible avec l'intelligence.
Les animaux, eux, ont la chance de disposer d'organes des sens, et de systèmes de traitement de l'information suffisamment sensibles, imprécis, et flous, pour tenir compte aussi des données à première vue non pertinentes. Et c'est pourquoi leur réponse à une situation n'est pas stéréotypée. Pour les hommes, on pourrait appeler ce phénomène la sensibilité au contexte. C'est elle qui fait que nos réactions ne sont pas toujours stéréotypées, et qui fait que nous agissons parfois brillamment, mais aussi parfois maladroitement. La bêtise n'est pas seulement le manque d'intelligence, c'est aussi le signe que l'on cherche à en faire usage! Une machine ou un animal stupide n'est même pas bête. C'est l'intelligence ou son absence qui fait que le poulet de Russell ne comprend pas que l'éleveur vient aujourd'hui l'égorger et non le nourrir, alors qu'un animal plus intelligent comprendrait que l'intention de l'éleveur n'est pas bienveillante (autre exemple semblable : les animaux domestiques qui "sentent" si leur maître va les emporter en voyage ou pas, et qui, se cachent s'ils savent qu'ils doivent partir).

Ainsi, pour parler en termes de modèles, le degré zéro de l'intelligence correspond à l'être qui ne peut que suivre un modèle préconçu pour exécuter sa tâche. Un modèle étant un ensemble de liens tracés parmi les données d'un problème, suivre ce modèle consiste à suivre ces liens, sans se soucier des données qui ne sont pas liées. L'animal carnivore qui a pour modèle la seule observation de la vitesse de course de la proie n'a pas besoin d'intelligence, il lui suffit de courir plus vite que cette proie. Par contre, un animal qui sait en plus faire appel au niveau de luminosité, au bruit produit par le sol, aux animaux alentours, est un animal intelligent. Mais encore une fois, ce n'est pas tant le nombre de données prises en compte qui fait l'intelligence, que le fait que ces données sont a priori étrangères au problème à résoudre. C'est cette distinction de nature logique qui fait l'intelligence, et qui la distingue de la seule puissance de calcul brute. On peut calculer très vite sans être intelligent; on peut calculer très lentement tout en étant intelligent. Toutefois, évidemment, la vivacité de la mémoire et des sens reste primordiale pour rappeler ou percevoir ces données qui pourraient être pertinentes pour le problème.

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