dimanche 25 septembre 2011

La pensée néo-libérale

Beaucoup de travaux ont été consacrés à l'étude de cette conception de la politique et de l'économie qu'est le néo-libéralisme. Mon objectif ne sera pas ici de discuter la validité des thèses qui ont été émises, mais plutôt de présenter sous un nouvel angle ce sur quoi toutes les analyses se rejoignent.
Le néo-libéralisme est, de manière très générale, l'application de méthodes bien particulières à la gestion de l'Etat. On a souvent affirmé qu'il s'agissait des méthodes de gouvernement des entreprises. C'est à moitié exact, dans la mesure où ces méthodes ne sont pas non plus propres aux entreprises. Ce sont des méthodes originales, qui ont été pensées en toute autonomie, et qui, certes, ont commencé par s'appliquer aux entreprises, mais qui auraient aussi bien pu s'appliquer à n'importe quel autre type d'organisation. Et je voudrais même montrer que ces méthodes pourraient en fait s'appliquer à n'importe quelle chose, que ce soit un objet seul, une personne, ou bien un groupe quelconque. 

Ces méthodes consistent d'abord en une évaluation (un benchmarking) permanente de l'efficacité du fonctionnement d'une organisation. Il faut ensuite, pour que cette évaluation produise son effet, que les groupes évalués soient en situation de concurrence, et que l'évaluation des groupes soit suffisamment publique pour avoir des effets sur les rapports hiérarchiques entre ces groupes. Bref, le néo-libéralisme utilise l'évaluation comme instrument de mise en concurrence des organisations. Qu'une entreprise soit mal classée dans sa catégorie, et la voilà affaiblie par rapport à ses concurrents; elle sera donc obligée de réagir pour redresser la barre, et grimper dans le classement produit par l'évaluation.
Ainsi, le benchmarking se présente à première vue comme une évaluation de l'efficacité de l'entreprise ou de l'organisation en question. Par exemple, on cherchera à évaluer la vitesse de fabrication du sandwich dans un fast-food, puis le temps nécessaire au serveur pour prendre la commande, puis pour apporter les aliments, etc. Ou bien, en évaluant une école, on mesurera le taux d'élèves sortant sans diplome, la différence de compétence entre l'entrée des élèves et leur sortie, ou que sais-je encore. Avec ces mesures effectuées, on peut donc trouver les points de faiblesse d'une chaîne d'opérations, et les corriger. Et, plus une organisation est bien classée dans le palmarès final, plus elle est efficace pour accomplir la tâche à laquelle elle se consacre. 

Présenter les choses ainsi, c'est minimiser considéralement l'importance du benchmarking. Parler de mesure de l'efficacité, donc se placer sur le terrain des moyens, c'est masquer le fait que l'évaluation est tout sauf neutre concernant les fins. L'évaluation doit être conçue avant d'être appliquée. Et concevoir une évaluation consiste à identifier des critères pertinents de mesure d'une organisation. La pertinence de ces critères, justement, dépend entièrement de ce que nous nous représentons comme la fonction d'une organisation. Si l'on considère l'école comme un lieu de délivrance de diplômes visant à assister les entreprises dans le choix de leur personnel , l'évaluation du taux d'élèves sortant sans diplôme est tout  à fait pertinente. Par contre, si le but de l'école est de donner à tous une culture commune et des compétences élémentaires au raisonnement, au calcul et à l'écriture, alors ce critère est sans intérêt, et il faut plutôt faire passer des tests de compétence aux élèves, pour voir ce qu'ils ont appris dans leur scolarité.
Autrement dit, la fabrication des évaluations est tout sauf neutre. Choisir des critères d'évaluation c'est définir ce pour quoi est faite une organisation, et dire que cettte organisation devrait se consacrer à la tâche pour laquelle on l'évalue. C'est bien connu : il suffit de mettre en place un compteur quelconque, et on est alors tenté de faire augmenter la valeur de ce compteur, quitte à négliger d'autres activités importantes, mais qui ne sont pas évaluées. Donc l'évaluation a une tendance à faire se concentrer les efforts d'une organisation vers les activités évaluées. Mais puisque ces activités sont justement celles qui sont censées correspondre aux fins de l'organisation, le benchmarking tend à faire se conformer une institution à ce qu'elle devrait être (ou à l'image que se font d'elle ceux qui fabriquent les évaluations). 

Qu'en conclut-on? Que l'évaluation est la forme contemporaine de la définition des concepts. Un concept est une norme pour la subsomption des objets du monde : le concept dit ce qu'une chose doit être, pour être d'une certaine sorte. Or, une évaluation ne fait rien d'autre, si ce n'est qu'elle utilise des normes qui sont quantitatives et pas seulement qualitatives. Le benchmarking dit que l'école, c'est l'institution qui fait sortir tous les élèves avec un diplôme, quel qu'il soit. Elle tolère encore de parler d'école pour les écoles qui attribuent un diplôme à 80% d'une classe d'âge. Mais plus le taux est bas, moins on peut parler d'école, moins l'école évaluée est conforme au concept d'école. Or, ce concept d'école est évidemment discutable. Ceci n'est qu'un exemple, mais il a valeur de modèle. Derrière chaque discussion relative à la pertinence des critères d'évaluation, il y a en fait une discussion sur la fonction d'une organisation, donc sur son concept.
Ainsi, ce sont aujourd'hui les évaluateurs marqués par la pensée néo-libérale qui sont les principaux artisans de la création des concepts. Ce sont eux qui nous expliquent ce qu'est l'école, ce qu'est un hopital, ce qu'est un Etat, ce qu'est une vie individuelle réussie (pensons à tous les indicateurs quantifiés du bonheur), etc. Mais ce travail est masqué, parce qu'il apparaît comme la simple mesure de critères sur lesquels tout le monde serait d'accord, de simples critères d'efficacité. Or, nous ne sommes pas d'accord, nous demandons à discuter les critères qui sont choisis. Penser la réalité est la tâche de tous les hommes, pas celle d'une petite clique de spécialistes qui utilisent l'apparence du bon sens pour faire passer des choix très arbitraires.

Le néo-libéralisme use de l'évaluation, non pas pour mesurer l'efficacité d'une chose à faire ce qu'elle doit faire, mais pour définir ce qu'une chose doit faire pour être ce qu'elle est. L'évaluation est une conceptualisation. Et bien sûr, cette conceptualisation est toujours normative. Car une école qui n'est pas vraiment une école, selon nos spécialistes, n'a rien d'autre à faire que devenir enfin une véritable école, qui se conforme à son concept, c'est-à-dire celle qui  maximise tous les compteurs construit par ces spécialistes. 

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