dimanche 18 septembre 2011

Règle et régularité

Une règle est un instrument pour la réalisation correcte d'une opération. Une règle peut donc être un objet matériel, comme la fameuse règle plate du cours de mathématique, instrument si utilisé qu'il a fini par adopter le nom de l'ensemble auquel il appartient, alors qu'il n'en est qu'une infime partie. Mais il faut aussi que cet objet matériel soit accompagné de son mode d'emploi. C'est pourquoi une règle est avant tout un énoncé ou une série d'énoncés décrivant selon quelles procédures un certaine tâche peut être menée à bien. Il y a une règle pour se servir de la règle plate (poser la règle le long du segment à mesurer, par exemple), il y a des règles pour réaliser des plats, ce que sont les recettes de cuisine, et il y a des règles pour être un bon citoyen ou un bon joueur de tennis, ce que sont les lois civiles et les règles de ce sport, qui définissent les coups obligatoires, permis, ou interdits.
Dans tous les cas, suivre une règle, utiliser une règle requièrent la pensée, l'esprit. Il faut avoir l'ensemble d'énoncés à l'esprit pour les exécuter correctement, de même qu'il faut un esprit pour utiliser des instruments. C'est d'ailleurs pourquoi on s'accorde aujourd'hui à attribuer la pensée aux animaux, parce que l'on a pu les observer employer des outils pour accomplir certaines tâches. Utiliser des outils requière en effet de les avoir préalablement fabriqués, donc avec l'intention de s'en servir en vue d'un but déterminé, puis de se donner une règle fixant la procédure à suivre pour employer cet outils correctement. Les grands singes sont capables d'utiliser des outils (cf. la brindille qui leur permet d'attrapper des termites). C'est pourquoi les singes sont capables de suivre une règle, et c'est pourquoi il n'y a aucune raison de leur refuser l'esprit. les singes pensent puisqu'ils sont capables d'utiliser des outils de manière réfléchie, c'est-à-dire en suivant une règle dont ils se représentent à l'avance le résultat de son application.

Par contre, on aurait plutôt tendance à refuser la pensée aux autres animaux et aux végétaux, sans même parler des être inorganiques. En effet, ceux-ci ne font pas preuve d'un comportement montrant une représentation d'un but à atteindre et des moyens d'y parvenir. Mes ces êtres vivants (et non-vivants!) ne se comportent pourtant pas n'importe comment. Eux aussi agissent en suivant certaines règles. L'arbre déploie ses feuilles et pousse en direction du soleil, il rentre sa sève en son centre lorsque la température baisse beaucoup, certains arbres sont même capables de devenir toxiques s'ils commencent à être dévorés par des animaux, voire sont capables de "prévenir" les autres arbres du danger imminent afin que eux aussi puissent devenir toxiques. Pourquoi donc refuser de leur accorder la pensée, alors que tout dans leur comportement manifeste un comportement réglé?
On leur refuse la pensée au nom de la distinction entre une règle et une régularité. Une règle est un énoncé conscient servant à guider une opération. La règle est cause de la bonne marche de l'opération. Celui qui veut faire quelque chose sans suivre la règle échoue, sauf hasard chanceux. Alors qu'une régularité n'est pas une cause de la manière dont se déroule l'opération. La régularité est seulement le fait qu'elle se déroule, et qu'elle se déroule de manière semblable aux précédentes. Une régularité est une constance, une habitude, mais pas un énoncé pour réaliser une opération. La régularité semble même être le contraire de la règle, puisqu'il n'y a de règle que parce que la régularité n'est pas encore mise en place. Lorsque l'on innove, que l'on fait quelque chose de difficile, on a besoin d'une règle pour opérer correctement. Mais plus on réalise l'opération, plus elle devient facile et mécanique, jusqu'au point où l'on n'a plus besoin de se référer à la règle, parce que l'opération s'éxécute toute seule. 
Ainsi, autant la règle suppose un esprit, autant la régularité ne semble supposer rien d'autre qu'un corps. Néanmoins, puisque l'on constate qu'une règle, lorsqu'elle est suivie de nombreuses fois, se transforme en habitude, et donc en régularité, on peut être tenté de dire que la règle est toujours là, mais devenue inconsciente. L'habitude consisterait à suivre une règle de manière inconsciente. Le corps serait donc le lieu de l'inconscient, puisque le corps serait capable de suivre des règles sans le savoir.

Il y a donc un certain nombre de comportements de la part d'animaux, de végétaux, ou même de matière inorganique, qui ont un sens, sans pour autant que l'on puisse parler de pensée. Ils ont un sens parce que ces comportements ne sont pas apparus sans raison. Aujourd'hui, les scientifiques donneront une explication évolutionniste de ces comportements : ceux-ci existent parce qu'ils se sont transmis par hérédité, et sont devenus majoritaires parce qu'ils donnaient un avantage sur les autres comportements. Il y a donc une règle qui dirige ce comportement : la règle est celle de l'avantage sélectif, de l'efficacité adaptative. Mais cette règle est inconsciente, c'est-à-dire gravée dans le corps, et inaccessible à l'être vivant. C'est d'ailleurs pourquoi, lorsque cette règle deviendra inutile ou même nuisible, l'être vivant persistera stupidement dans sa voie, et finira par mourir prématurément, ou bien se reproduire beaucoup moins que ce qu'il pourrait, et cette règle qu'il portait finira par disparaître. 
J'ai souvent affirmé que la pensée n'apparaît qu'avec l'échec et la douleur (je dois cette idée à James, dans ses Essais d'empirisme radical, essai 3). On peut maintenant dire, en d'autres termes, que la pensée est une résistance contre l'inconscient. L'inconscient est la régularité, la règle gravée dans le corps. Alors que la pensée est la règle qui devient consciente, et qui pour cette raison, devient susceptible de modification. Parce que le réel fait mal, parce que les habitudes de notre corps nous entraînent parfois à souffrir, nous réagissons en transformant des régularités en règles conscientes, de façon à ajuster notre comportement. Le réel change sans cesse, nous avons toujours tendance à changer de moins en moins, et c'est pourquoi il nous faut parfois nous tirer de notre assoupissement et nous adapter au réel.

Si, comme James l'affirme dans son Essai 3, la genèse des distinctions conceptuelles au sein d'une expérience pure indifférenciée s'explique par le fait que cette expérience fait souvent souffrir, alors ces concepts ont avant tout pour but de nous faire retourner à une expérience aussi plaisante, saine et sans accroc que possible. Autrement dit, la pensée sert avant tout à minimiser la pensée, voire à l'éteindre. La pensée cherche le moyen de penser aussi peu que possible, elle cherche à retrouver son adéquation parfaite avec la réalité. Ainsi, toutes les règles d'actions que nous nous donnons sont incorporées, deviennent des régularités inconscientes. L'homme le plus intelligent est celui qui agit le plus souvent selon des règles. L'homme le plus heureux est celui qui agit le plus souvent en se laissant porter par des régularités.

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