vendredi 10 août 2012

Dieu et le commencement du monde

On entremêle parfois deux questions, qu'il faudrait pourtant tenir pour profondément différentes. La première de ces questions est cosmologique : l'univers a-t-il un commencement temporel? Y a-t-il un premier moment, un moment au-delà duquel il n'y a plus rien, ou bien n'y a-t-il aucun premier moment, de sorte que la régression dans le passé peut se poursuivre à l'infini? Cette question agite les cosmologistes, le big bang pouvant apparaître comme ce premier moment de l'univers, bien qu'il soit aussi envisageable que le big bang que nous connaissons soit en fait précédé d'un big crunch (grande compression de l'univers, qui se rétracte sur lui-même), lui-même précédé d'un autre big bang, etc. à l'infini. La seconde de ces questions est théologique : l'univers a-t-il un créateur? Y a-t-il quelque chose, une force impersonnelle, une personne, qui soit à l'origine de l'univers, ou bien celui-ci peut-il exister sans que rien d'autre ne l'ait fait passer à l'existence? Cette question agite les théologiens depuis fort longtemps. Mais il se trouve que les cosmologistes sont parfois tentés de se faire théologiens, et les théologiens cosmologistes. Chacun le fait avec grande prudence, mais des incursions régulières ont lieu dans le domaine voisin, tantôt pour dire que l'on va enfin comprendre scientifiquement l'origine radicale du monde, tantôt pour dire que les textes sacrés décrivent le big bang assez précisément.

Je voudrais d'abord exposer brièvement les motifs qui poussent cosmologistes et théologiens à se rapprocher dangereusement. Les cosmologistes ont un modèle d'explication de l'univers qui tend à leur faire dire que l'univers a un commencement. En effet, à l'état initial, l'univers est si contracté que le temps n'existe pas, en vertu de la conception du temps par la relativité générale, qui en fait une dimension de l'espace., Il faut donc "attendre" le moment de l'expansion pour que le temps (et l'univers) commence. Quant aux théologiens, du moins les monothéistes, le monde a pour eux un premier moment, celui où Dieu a décidé que le monde fût, et a crée une première chose (par exemple, les cieux et la terre, dans la Genèse). La raison du rapprochement réside seulement en ceci que les deux explications affirment que le monde a un commencement absolu, qu'il passe du non-être à l'être en vertu d'un évènement absolument singulier. 
Présenté ainsi, le rapprochement paraît, et est, injustifié. Si cela ne semble pas évident à tout le monde, c'est qu'il y a une croyance assez bien partagée, selon laquelle si l'univers était temporellement infini, s'il n'avait pas de premier moment, alors Dieu et la création n'existeraient pas. L'univers existerait par lui-même de toute éternité, sans qu'un Dieu ait besoin de le faire passer à l'existence. Un tel raisonnement pousse à croire que, si la science dit que le monde a un commencement, alors la science devient compatible avec l'existence d'un Dieu créateur. Autrement dit, la création exige un premier moment, un moment où l'on passe de rien à quelque chose. Donc, si le monde a un premier moment, alors il a pu être créé. Par contre, s'il n'a pas de premier moment, alors il ne l'a pas pu.
Il me semble que tout ceci est faux. Si j'étais face à un interlocuteur monothéiste, je l'accuserai même de tomber dans le paganisme. Expliquons nous. La question de l'existence d'un Dieu créateur est totalement indépendante du caractère temporellement fini ou infini de l'univers. S'imaginer que Dieu a créé l'univers en un moment donné, ou qu'il lui a donné la pichenette lui permettant de démarrer, c'est inévitablement concevoir Dieu comme une chose parmi d'autre, sa seule particularité étant d'être la première des choses, d'un point de vue temporel. Mais si Dieu est une chose, alors il faut expliquer d'où il vient, ce qui lui a donné naissance, et ce qu'il y a avant qu'il n'existe. Un théologien se retrouverait donc pris au piège avec de telles questions, obligé de dire que Dieu est éternel, qu'il est cause de lui-même, etc. nombre de prédicats que l'on a un mal terrible à comprendre, et à utiliser. Appliqué à une chose, cause de soi ne veut rien dire. Et en effet, avec une telle conception de Dieu comme objet, celui-ci ne pourrait pas trouver sa place dans un univers infini en temps, il ne pourrait jamais se placer au premier instant, puisque l'univers existe toujours déjà. Bref, en faisant de Dieu une chose parmi d'autres, on ne peut lui trouver de place que dans un monde qui a un commencement. Je laisse de côté la solution spinoziste qui consiste à identifier Dieu à la nature, de façon à faire une place à Dieu dans un univers infini. Mais quelle place! Spinoza n'a jamais été l'allié des théologiens, à raison.
Que Dieu soit une chose comme les autres est justement ce qu'il faut contester. Car il faut comprendre qu'une série finie d'évènement (ce qu'est l'univers s'il a un commencement temporel) n'a pas tant besoin d'une cause première, d'un déclencheur, que d''une cause au-delà de la série, cause qui puisse maintenir à l'existence la série toute entière. Cette cause transcendante cause donc l'ensemble de cette série, et pas simplement son premier terme. De ce point de vue, le fait que la série d'évènement soit infinie ne change rien du tout. Une série infinie aussi a besoin de passer à l'existence, elle a aussi besoin d'une cause transcendant toute la série. Il faut donc toujours distinguer la question cosmologique de la longueur de la série, finie si le big bang est un premier moment, infinie si le big bang est précédé d'un big crunch; et la question théologique de l'existence d'une cause transcendante et radicale de toute chose. Pour s'exprimer en termes spatiaux, une cause et un effet se situent sur une ligne qui va de gauche à droite. Il se peut que la ligne s'interrompe sur la gauche, si l'univers a un premier moment, et qu'elle s'interrompe sur la droite, si il a un dernier moment (le jugement dernier?). Par contre, le rapport spatial du monde et de Dieu est de bas en haut. Dieu n'est pas un point aligné avec les autres points du monde, il est au-dessus de ces points, dans une deuxième dimension spatiale. On peut donc parcourir le monde en tout sens sans rencontrer Dieu, parce qu'il est la cause transcendante de toutes les choses, et certainement pas une cause immanente au monde. 
Mes propos ressemblent à ceux sur la création continuée, que l'on trouve chez Descartes. La comparaison est légitime. Il me semble qu'il faut distinguer radicalement toutes les grandeurs physiques qui se conservent dans le temps, et qui peuvent faire l'objet de lois, d'équations physiques (conservation de la masse, de la vitesse, de l'énergie, etc.) et la conservation de l'être, de l'existence. L'être n'est pas une propriété physique, mais une propriété au-delà du physique, qui en est la condition de possibilité, sans que la science physique ait quoi que ce soit à en dire. La science physique exprime les propriétés les plus fondamentales de la matière, mais n'exprime pas l'existence de la matière. Ce n'est pas un manque, car il n'y aurait rien à en dire. Le monde est, la matière est. C'est tout. S'il y a donc une cause de l'existence des choses, il faut que cette cause agisse à chaque instant pour conserver cette existence, car cela n'a aucun sens de formuler une loi de conservation de l'existence. Une telle loi n'a aucun statut. L'être n'a pas d'inertie.

De tout ceci, je tire la conséquence suivante. Dieu est la cause de toutes les choses qui existent. Donc, si Dieu est transcendant, alors il faut dire que Dieu n'existe pas, qu'il est un non-être, car s'il existait, il lui faudrait aussi se trouver dans sa propre création. Dieu n'est absolument rien, il est un rien cause de tout. Ce qui fait passer toutes les choses à l'être, et qui les maintient dans l'être, n'est pas lui-même un être.
Ainsi, on rejette une alternative : ou bien commencement du monde et existence de Dieu, ou bien monde sans commencement et non existence de Dieu. Cette alternative est bancale. On la remplace par une autre : ou bien l'être des choses n'a pas besoin de cause et Dieu n'existe pas, ou bien l'être des choses a une cause et Dieu au-delà de l'être existe. La question de l'existence de Dieu est donc un problème ontologique mais certainement pas cosmologique.

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