mardi 14 août 2012

La vie est-elle une histoire?

Quiconque a la chance de ne pas être entraîné dans le flux des évènements, sans cesse saisi par l'urgence, ni d'être totalement diverti par tous les loisirs et activités, peut s'interroger sur le sens qu'a sa propre vie. Chercher à comprendre si sa vie a un sens, cela revient d'abord à se demander si elle a une finalité, un but vers lequel on tend et qui donnerait un éclairage rétrospectif sur tout ce que l'on a fait avant. Cette manière de penser est la plus simple, puisqu'elle unifie la totalité de nos actions selon un point de vue instrumental, de moyen à fin. On dira donc que l'on a beaucoup travaillé dans notre jeunesse, afin d'obtenir cette situation sociale, qui nous permet d'espérer avoir, disons, une magnifique maison secondaire sur la côte méditerranéenne, où nous pourrons passer nos vieux jours, entourés de notre famille.
Une autre manière de penser le sens de sa vie consiste à rechercher un centre, à savoir une activité, une personne, une manière d'être, vers laquelle nous ramenons l'ensemble des autres pratiques. Il se peut que le sens de notre vie soit la vie sociale. Tous nos efforts portent donc sur l'organisation de rencontres avec les autres : inviter des gens chez soi, aller dans des dîners en ville, chercher à s'entourer d'amis agréables. Le sens de notre vie peut aussi se situer dans la vie professionnelle. Ainsi, tel entrepreneur, devenu directeur de l'entreprise familiale, se dévoue corps et âme afin de la faire fructifier et d'avoir la chance de pouvoir ensuite à son tour transmettre cet héritage à ses propres enfants.

La notion d'histoire permet de comprendre ce qui fait le sens d'une vie. En effet, l'histoire est, en français, à la fois la succession des évènements, et le récit que l'on peut en proposer. Il est facile de comprendre que la vie est toujours une succession d"évènements. Elle l'est toujours, parce que même ceux qui ne s'interrogent absolument pas sur le sens de leur vie en traversent quand même. Et même, la vie est pour eux une liste, une série non ordonnée de situations, dans lesquelles il faut apprendre à réagir correctement, sans que le fil véritable, la continuité de ces évènements ne leur apparaisse. Un évènement est en effet, quelque chose qui fait rupture, qui oblige à reconsidérer le passé, voire qui ne s'intègre que très difficilement à une continuité. Telle personne est à l'école, donc elle fait ses devoirs pour réussir; puis ayant fini son parcours scolaire, elle cherche un emploi, le trouve, rencontre une personne sur son lieu de travail avec qui elle se marie. Un jour vient l'âge de la retraite, donc elle se demande comment elle va passer son temps, et se découvre une passion pour la peinture, etc. De ce point de vue, la vie est vue comme un ensemble de situations, ou de problèmes auxquels il faut apporter la réponse la plus efficace, compte tenu de notre caractère et de nos capacités.
Par contre, pour ceux qui s'interrogent un peu sur leur existence, la simple résolution de problèmes au fur et à mesure qu'ils se posent ne leur suffit pas. Ils ne se satisfont pas non plus du fait de se laisser porter en direction de ce vers quoi leurs goûts les amènent. Ils souhaitent en plus que leur vie soit une histoire, au sens cette fois d'un récit qui aurait un fil conducteur, et qui pourrait dévoiler le sens de la succession des évènements. Nous avons vu dans le chapitre précédent les deux manières possibles de construire ce récit. La première consiste à établir un rapport de moyen à fin; la seconde consiste à distinguer le centre et la périphérie, ou bien l'essentiel et l'accidentel. En faisant cela, on aboutit à une histoire de sa propre vie. Untel expliquera que son travail était juste quelque chose d'alimentaire afin de faire le plus grand nombre de fête possible; tel autre expliquera que son travail était le moyen de se réaliser, et d'acquérir la reconnaissance de ses pairs; etc.

Nous avons vu que la vie est nécessairement une série de situations au sein desquelles nous devons agir du mieux possible. Et nous venons de dire que la vie est possiblement un récit, un discours organisé possédant une unité, et donnant une intelligibilité à quelque chose. Mais est-il nécessaire de rendre sa vie lisible, compréhensible, ou bien cet idéal d'unité et d'ordre est-il parfaitement inutile? Pourrait-on se contenter de vivre au jour le jour (autant qu'il est possible : même celui qui vit au jour le jour, dans nos sociétés, doit malgré tout planifier des évènements sur quelques mois), sans perspective d'ensemble?
Un pessimiste dirait d'abord que le sens de la vie, comme celui de la grande histoire, se découvre au passé, mais ne peut jamais se projeter dans l'avenir. On comprend le sens de l'histoire lorsque celle-ci est déjà passée, parce que nous pouvons alors patiemment reconstruire les évènements, de façon à les mettre en ordre. Par contre, les prévisions historiques sont fausses systématiquement, et ceux qui disent vrai ont eu de la chance, rien de plus. Mais il n'est pas vrai, contre le pessimiste, qu'il en soit de même pour la vie humaine. En effet, nos dispositions, nos habitudes, se constituent et se renforcent par notre action. Or, connaître les habitudes et dispositions d'un homme, c'est pouvoir prédire son avenir avec une grande certitude. Celui qui toute sa vie a travaillé de manière acharnée, continuera à travailler ainsi, même si la pression qui pèse sur lui est moins forte. De même, celui qui déclare son intention de faire quelque chose a de fortes chances de la faire, sauf si nous savons bien que son projet est déraisonnable. Ainsi, il n'y a pas d'obstacle sérieux à planifier un peu sa propre vie, ni à connaître (en gros) le futur des hommes.
Une autre critique serait de dire que la vie est bien meilleure quand on "surfe" sur les évènements, au lieu de lutter contre eux à cause de principes rigides.Certes, le "surf" a quelque chose d'agréable. Mais cela implique de renoncer à théoriser sa vie, donc renoncer à penser véritablement. Car utiliser son intelligence pour résoudre les problèmes techniques que posent la vie (professionnelle notamment) exige aussi de la pensée, mais qui reste plus limitée, moins spécifiquement humaine. Je ne connais pas d'humain qui se satisfasse complètement d'une vie totalement irréfléchie. De plus, ce mode de vie revient essentiellement à ne pas en avoir, à se mettre à la merci du cours des choses, puisque c'est celui-ci qui impose les réactions de l'agent, plutôt que l'agent lui-même. Je concède que certains pourraient théoriser cette posture, et se voir comme des hommes sans qualité (pour reprendre le titre de l'oeuvre de Musil), mais il est certain que cette démarche n'est pas défendable jusqu'au bout. On peut bien laisser au hasard une part des choix que l'on aurait pu prendre soi-même, mais on ne peut pas entièrement tout laisser au hasard. Personne n'a jamais pris toutes ses décisions à pile ou face. Il nous faut donc, de toute façon, nous constituer un caractère et des projets pour réagir convenablement aux situations que nous envoie le hasard.
J'en viens maintenant à la critique la plus sérieuse, celle que, je le dis par avance, je ne parviendrai pas à lever totalement. Cette critique est celle de la modernité. Elle prend acte du caractère nécessairement discontinu de nos activités, et les accepte telles qu'elles sont, au lieu de les forcer à entrer dans un récit unique qui les déformerait. Je fais commencer la modernité avec les penseurs libéraux, dont Constant, mais aussi, en un sens, Hegel. En effet, on trouve chez Constant l'idée que la vie politique n'est pas tout, et que la vie privée doit être laissée à l'écart de la politique, parce qu'elle a sa propre valeur. De même, chez Hegel, on trouve la fameuse distinction entre famille, société civile, et État. L'homme est donc scindé chez les modernes, écartelé entre vie privée et vie publique, ou entre la famille, le travail, et la patrie (autrement dit, la devise pétainiste est intenable). Se dévouer à son travail, c'est inévitablement négliger sa famille (en rentrant tard le soir) et nuire à sa patrie (vendre des biens à l'ennemi). Se dévouer à sa patrie, c'est inévitablement négliger sa famille (abandonner sa mère aimante pour aller au combat) et son travail (celui qui fait la guerre ne travaille pas). Se dévouer à sa famille, c'est inévitablement négliger son travail (ne pas demander de mutation pour ne pas s'éloigner de sa famille) et sa patrie (ne pas avoir de vie politique pour ne pas exposer sa famille, et la laisser seule trop souvent). J'avoue ne voir aucun moyen de réconciliation de ces tensions. Celui qui désire sincèrement prendre part à toutes ces activités, c'est-à-dire avoir une vie de famille, un travail passionnant et une activité politique importante devra nécessairement sacrifier considérablement un de ces aspects. Personne ne peut voir grandir ses dix enfants tout en rentrant chez lui à dix heures du soir après une journée de travail épuisante.
Au final, je vois dans bon nombre de personnages de fiction la solution qu'ont trouvée certains modernes pour unifier leur vie, et en faire une véritable histoire. Leur solution a été de mutiler leur vie, en renonçant à un ou plusieurs domaines. Deux exemples, parmi une multitude : Mulder, de la série X-Files, et Jimmy McNulty, de la série The Wire. Mulder est investi totalement dans son travail d'enquête pour découvrir l'existence d'extra-terrestres et la conspiration gouvernementale pour cacher leur existence. Sa vie familiale est par conséquent à l'état de ruine. Il n'a pas le moindre ami (juste des relations professionnelles), pas de femme, pas d'enfant, un appartement qui est davantage un entrepôt de documents qu'un lieu de vie. Ainsi, on voit en lui un personnage qui a une histoire, un héros, mais parce que tout ce qui déborde le strict cadre de sa vie professionnelle a été éliminé. McNulty est aussi un personnage dévoué à sa vie professionnelle d'enquêteur dans la police criminelle, et ce travail est pour lui si prenant qu'il est incapable de mener en même temps une vie familiale normale. Là encore, le personne est héroïque, non pas parce qu'il est excessif, ce n'est pas excessif, mais parce qu'il a centré sa vie sur une activité précise et néglige tout ce qui n'y est pas lié. Voyant lui-même que cela lui rendait la vie pénible, il prend donc l'initiative de changer de travail, et prend un poste moins prenant dans la police, de façon à pouvoir mener en même temps une vie de famille.

Ainsi, la condition de l'homme moderne n'est certainement pas, comme le pense Arendt, d'être asservi au travail et à la consommation. Sa condition est plutôt d'être éclaté en une multitude d'activités sans lien, ce qui lui interdit de faire de sa vie une histoire. Ce que l'on qualifie de personne équilibrée est même une personne qui arrive à correctement jongler entre les différents domaines de la vie, à trouver un compromis entre ces trois aspects (travail, famille, patrie; peut-être faudrait-il encore ajouter les loisirs, le divertissement). Mais une personne équilibrée est justement une personne qui n'a pas d'histoire. Au contraire, avoir une histoire, un principe d'unité qui régit sa vie, c'est presque inévitablement mutiler une grande part de ce que cette vie pourrait nous apporter. Les Anciens ne voyaient rien de bon dans la vie familiale, ni dans la vie professionnelle. Ils n'admiraient que la vie politique, et certains admiraient aussi la vie contemplative. Cela simplifiait grandement les choix. Tout au plus fallait-il se demander si le savant devait ou pas intervenir dans la vie politique, avec ses semblables. Mais aujourd'hui que chacun a des exigences bien plus variées sur ce que peut constituer une vie bonne, l'idée d'unité d'une vie vole en éclat.
Ainsi, nos vies ne sont pas des histoires, mais des épisodes, des séquences plurielles et disparates, sans principe général de cohésion. On a beau tourner les choses en tout sens, il n'y a aucun moyen d'unifier la vie familiale, professionnelle, et politique, lorsque celles-ci sont vraiment prises au sérieux, et pas de simples moyens en vue d'autre chose.

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