lundi 27 août 2012

Les formes du travail

Il est généralement reconnu que les métiers sont aujourd’hui très divers, en évolution rapide, et pour cette raison difficiles à classer. La distinction par secteur d'activité, primaire pour l'agriculture, secondaire pour l'industrie, et tertiaire pour le reste, n'est plus très pertinente, parce que le primaire et le secondaire n'occupent plus qu'une part très faible, et que le tertiaire tend à tout absorber. De plus; il ne faut pas compter sur cette catégorisation pour apprendre quelque chose de précis sur la réalité du travail. Entre un ouvrier dans une usine de montage à la chaîne, et un employé faisant seulement de la saisie dans son bureau, on ne conçoit pas de différence essentielle dans l'exercice du travail lui-même, alors que ces deux métiers tomberaient dans deux secteurs différents (respectivement, le secondaire et le tertiaire).
Une seconde distinction se présente à nous, la différence sociologique entre employés, cadres, et dirigeants. Là encore, cette différence est relativement inopérante pour correctement décrire le travail. Un dirigeant d'une petite entreprise fait peut-être un travail semblable à celui qu'exercerait un employé dans une grande. De même, certains cadres ne dirigent pas plus d'une ou deux personnes, ce qui n'a rien à voir avec la direction d'équipes de centaines de personnes. Donc, là encore, la distinction n'est pas très pertinente? Néanmoins, je montrerai par la suite qu'elle n'est pas totalement dépourvue de pertinence.

Vient ensuite une classification d'un autre genre, non pas économique ou sociologique, mais plutôt d'origine philosophique. Il s'agit de la différence entre travail manuel et intellectuel. C'est une très vieille distinction, qui aussi été présenté sous la forme des arts serviles et arts libéraux. Mon souhait n'est pas de me lancer dans une exégèse de ces deux couples de notions, mais d'indiquer brièvement ce qu'elles recouvrent, et la raison pour laquelle elles me paraissent insuffisantes pour penser les différentes formes de travail. Un métier manuel, ou un art servile, est un travail exigeant une technique, du savoir-faire acquis essentiellement par expérience, à savoir imitation des maîtres, essais et erreurs. Un métier manuel peut bien formuler des règles d'action, des recettes, des procédures, mais le cœur du métier reste néanmoins dans la mise en application, demandant de la maîtrise, de l'expérience. A l'inverse, un métier intellectuel, ou un art libéral, est un travail dans lequel la dimension corporelle, la dimension du savoir-faire, est peu ou pas présente, en dehors de quelques capacités très générales. Celui dont le métier est juge doit certes savoir lire, savoir écrire, savoir s'exprimer publiquement, mais ces savoir-faire sont très élémentaires, alors que la compétence propre du juge réside dans la connaissance des textes de lois, de la jurisprudence, et dans la finesse du jugement pour comprendre les situations et attribuer à chacun sa juste part. 
Quelle difficulté pose cette vénérable distinction? Dans un précédent post (La philosophie n'existe pas), j'avais déjà fait preuve de scepticisme vis-à-vis d'une telle division du travail, fortement ancrée à la pratique de l'esclavage. L'intellectuel est en effet assez rapidement identifié à celui qui comprend les hommes et le monde, donc qui connaît les moyens et les fins, donc qui est le mieux placé pour commander, donner des ordres. Alors que l'esclave, à savoir le travailleur manuel, est plutôt voué à exécuter les ordres plein de sagesse que lui donne l'intellectuel. Contre cette vision, j'ai soutenu que toute activité exige une réflexion sur ses principes et sur ses finalités, même la plus manuelle. Chacun doit souvent se demander s'il ne pourrait pas travailler plus efficacement en faisant autrement, se demander si tel ou tel geste a vraiment une utilité, se demander aussi s'il ne serait pas plus efficace à un autre poste, voire à un autre métier. Il peut bien y avoir des chefs et des subordonnés, mais le chef n'épargne jamais à ses subordonnés le devoir de réfléchir. S'il le pouvait, il les aurait depuis longtemps remplacés par des machines. C'est loin d'être toujours possible.
Par conséquent, tous les métiers manuels sont aussi intellectuels, et il serait assez facile de montrer qu'un métier intellectuel est toujours aussi manuel. Rester longtemps assis et concentré en lisant n'est pas d'abord un effort intellectuel, cela exige un très long et sévère entraînement. La plupart des hommes n'arrivent pas à rester sur une chaise plus d'une heure d'affilée. Enfin, pour ajouter à la confusion des métiers manuels et intellectuels, il suffit de regarder encore plus en profondeur la plupart des métiers. Un pâtissier exerce plutôt un métier manuel, mais doit se renseigner sur ce que font ses confrères, imaginer des recettes originales, ce qui est manifestement une activité intellectuelle. Un physicien qui cherche à tester une théorie, et qui se trouve contraint de bricoler son matériel expérimental tombé en panne, exerce donc aussi une activité manuelle. Bref, la distinction est inopérante.

Après cette bien trop longue introduction, j'en viens maintenant à la distinction que je souhaite défendre, comme étant la plus pertinente pour penser le travail aujourd'hui. Il s'agit de la différence entre travail technique et travail psychique.
Par travail technique, j'entends l'ensemble des métiers qui consistent essentiellement à mettre en application des connaissances théoriques, des savoir-faire, son expérience personnelle. Un menuisier qui réalise une chaise pour une client, un informaticien qui programme un jeu vidéo, un chercheur rédigeant un article universitaire sont des travailleurs techniques, des techniciens. En effet, ils disposent chacun de compétences, et utilisent leurs compétence pour réaliser quelque chose, que cette chose soit matérielle, comme la chaise, ou immatérielle, comme le jeu vidéo ou l'article. Dans un métier technique, la principale difficulté vient de la résistance de la matière. Le bois résiste, le programme est buggé, le sujet de recherche est affreusement pointu. Le technicien doit donc mettre en œuvre ses compétences en suivant d'abord le plus rigoureusement possible ce qu'on lui a appris à l'école, et ce que son expérience personnelle lui a enseignée. Puis, si cela ne suffit pas, il fait preuve de créativité, d'originalité, pour trouver une solution nouvelle au problème qui se pose à lui. Encore une fois, j'insiste sur le caractère tout à fait secondaire de la différence entre l'intellectuel et le manuel. Il n'y a pas de différence majeure entre l'ingénieur qui conçoit le plan d'un objet, et l'ouvrier qui va mettre en œuvre son talent pour fabriquer telle ou telle pièce de l'objet.
Par travail psychique, je souhaite parler de quelque chose qui peut paraître un peu inhabituel, mais qui est en fait assez familier aujourd'hui. En effet, dans bon nombre de métiers, la dimension technique n'est pas très importante, par contre, la charge psychique ou affective portant sur le travail est immense. C'est particulièrement le cas pour tous les métiers dans lesquels le travailleur est au contact de clients, d'usagers. Imaginons un employé de Pôle Emploi. Les compétences techniques qu'il doit mobiliser sont relativement limitées : lire des offres d'emploi, trouver celles qui s'adaptent au profil du chômeur dont il s'occupe, etc. Ce n'est pas ici que se joue donc l'essentiel du travail. Il se joue bien plutôt dans la dimension affective : montrer de la compréhension vis-à-vis des chômeurs, écouter leurs histoires individuelles qui peuvent être très dures, trouver les mots justes, supporter les reproches qu'ils peuvent formuler, voire les actes de violence. Ensuite, il faut encore supporter les exigences d'efficacité reposant sur les épaules des employés : abréger les entretiens et attribuer des emplois qui ne conviennent que moyennement, afin de remplir ses objectifs de mission. Autre exemple, lui aussi très facile à comprendre : un trader. Les connaissances dont il dispose sont des mathématiques que des centaines de milliers d'étudiants seraient capables d'apprendre. Là encore, comprendre des produits complexes et les utiliser correctement n'est pas le coeur de leur métier. Car eux aussi ont un métier essentiellement affectif : garder son sang froid, être sans cesse sur la brèche pour découvrir en premier des informations pertinentes, etc.
Je peux maintenant formuler de manière plus générale ce que j'entends par travail psychique, ou affectif. Ce travail consiste à supporter les multiples affects qui sont nécessairement produits par l'accomplissement d'une tâche, lorsque cette tâche implique des relations aux autres hommes. Ces autres hommes peuvent être des clients qui exigent un service, des pairs qui contrôlent la qualité du travail, ou un supérieur hiérarchique qui fixe des délais serrés pour accomplir une tâche. Dans tous ces cas, l'accomplissement technique d'une tâche est nécessairement accompagné d'une dimension affective qui représente alors la part la plus dure du travail. Le vendeur connaît sur le bout des doigts ses produits, mais est épuisé par les clients exigeants et désagréables; l'universitaire connaît aussi mieux qui quiconque son sujet, mais continue à ruminer une objection que lui a fait un interlocuteur lors d'une conférence; l'ingénieur sait qu'il ne pourra jamais finir à temps le travail que son patron lui a demandé, et tente donc de ramener chez lui du travail, et finit par ne plus en dormir la nuit. J'insiste sur le fait que la dimension affective est nécessaire. Certes, certains la supportent mieux que d'autres, mais même chez ceux là, elle doit être présente pour que le travail soit bien fait. Si le vendeur n'était pas sensible à son client, s'il ne s'impliquait pas émotionnellement, il serait d'une part froid et désagréable, et d'autre part manquerait beaucoup d'opportunités qu'il aurait saisies s'il avait été plus impliqué. De même, celui qui ne ressent pas le stress ne pourra jamais accomplir un travail efficace dans un temps limité. La charge psychique, tant qu'elle ne devient pas un poids insurmontable, n'est donc justement pas un poids, mais une condition de la réussite. 

Cette distinction entre travail technique et psychique me semble la plus à même de décrire correctement la nature du travail. Il y a au fond deux sortes de métiers : ceux que l'on exerce essentiellement seul, et ceux que l'on exerce essentiellement avec d'autres. Même un employé dans une grande entreprise peut travailler de manière solitaire. On lui donne une tâche à effectuer, il va dans son bureau, la réalise, et la rend en temps voulu. Il n'a eu qu'à mobilier ses compétences techniques. Il n'a pas à se soucier des tenants et des aboutissants, et lorsqu'il rentre chez lui, il pense à autre chose qu'à son travail. A l'inverse, il y a des métiers que l'on exerce essentiellement avec d'autres. Un professeur est principalement devant ses élèves, il en rencontre qui lui posent problème, se rebellent. Quand il a fini son cours et rentre chez lui, il continue à ruminer ses difficultés et à cherche la solution la plus adaptée à cet élève. 
Ceci étant dit, on peut retrouver, pour une grande majorité des cas, la différence entre employés, cadres, et dirigeants, dans la différence entre métiers techniques et métiers psychiques. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on délaisse les charges techniques. Par contre, on endosse la responsabilité du succès ou de l'échec, des calendriers à respecter, des conflits entre hommes, etc. En caricaturant, on dirait que l'employé travaille, alors que le chef s'inquiète. Pour avoir un bel exemple, il suffit de lire Jacques le fataliste et son maître, de Diderot, dans lequel le valet, déchargé des responsabilité (d'autant plus qu'il croît que tout est écrit d'avance) fait preuve d'énergie et d'audace dans les multiples situations qui se présentent à eux sur leur chemin, alors que le maître lui, semble écrasé sous le poids de ses soucis, et quasiment impuissant. Nous savons toujours très bien qu'il est reposant de n'avoir qu'à obéir aux ordres, car cela nous délivre entièrement de l'inquiétude. C'est aussi pourquoi nous devons aussi reconnaître à sa juste valeur le travail consistant à endosser l'anxiété, le stress, la souffrance que produisent inévitablement le fait d'avoir à s'occuper des hommes, soit pour les commander, soit pour leur vendre des produits, soit pour leur transmettre des connaissances.

Ultime remarque concernant la formation scolaire : comment se fait-il que l'école passe presque tout son temps à enseigner des compétences techniques (manuelles ou intellectuelles), et laisse entièrement au hasard, aux gourous du new-age et aux coachs l'éducation affective? Être sensible aux autres, les comprendre, savoir se défendre des pressions, oser défendre publiquement son travail, sont des compétences qui sont indispensables à presque tous les hommes, et que la dureté de la vie empêche d'acquérir dans la sérénité que permettrait l'école.

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