mercredi 29 août 2012

Esquisse d'un programme... (suite)

Ce post est une suite directe de mon récent petit essai d'une formulation cohérente de programmes politiques (Esquisse d'un programme de gauche et de droite). Les exigences liées au format du blog (brièveté...) m'ont incité à ne pas aller au-delà de quelques remarques sur certains points importants. Il reste donc à prendre une perspective plus générale pour montrer en quoi les deux programmes que j'ai tracés sont cohérents, structurés, et reflètent des positions qui sont toutes deux défendables.

Ce post-ci a pour nom : Individualisme et libéralisme.
Je voudrais ici soutenir deux choses à la fois : d'une part l'individualisme et le libéralisme sont loin de bien s'accorder, contre ce que croient la plupart des libéraux, mais aussi des critiques du libéralisme, et d'autre part l'opposition de la gauche et de la droite revient à cette opposition des individualistes et des libéraux.

J'entends par individualisme tout système politique dans lequel l'individu est la seule entité qui soit sujette au droit, et tout type de société dans lequel l'individu peut vivre tout à fait correctement sans avoir besoin du soutien de groupements collectifs autres que l’État. 
La première partie de cette définition est précise et formelle. Il suffit de scruter la réglementation d'un État pour comprendre s'il est ou pas individualiste. Autorise-t-il la création d'associations, de syndicats? Si oui, leur donne-t-il un statut de personne morale aux associations et entreprises? Donne-t-il des droits supplémentaires aux familles? Donne-t-il accès à certains services sociaux seulement si les individus sont salariés? Verse-t-il de l'argent aux associations religieuses ou sportives? Chacune de ces questions montre le niveau de prise en compte des collectifs au sein de l’État. Dans un régime parfaitement individualiste, l’État n'en tient absolument pas compte, voire même, interdit leur création. Car, comme le dit fort brutalement Rousseau (dans le Contrat social II, 3), de telles associations déformeraient ou détruiraient la volonté générale, en comptant comme un de multiples individus, en effaçant les petites différences entre individus dont l'intégration est censée constituer la volonté générale. Mais un tel individualisme irait jusqu'à remettre en cause les liens familiaux. Car de ce point de vue, l’État n'a pas à donner de statut particulier à l'association familiale. Que des individus aient décidé de passer une partie de leur vie sous le même toit est une chose, donner un statut légal à cette association (ce qui inclut un traitement fiscal différent, des devoirs entre époux et vis-à-vis des enfants, etc.) en est une autre. L’État parfaitement individualiste doit donc entièrement contractualiser les liens privés : il reconnaît ceux-ci comme des contrats qui lient entre elles des personnes consentantes, et s'assure que chacun respecte bien les clauses de ce contrat, mais il n'a pas lui-même à donner un contenu à ce contrat. Mes lecteurs les plus attentifs ne manqueront pas de remarquer que les enfants ne sont pas en mesure de passer des contrats avec leurs parents pour les contraindre à les élever correctement. Cette remarque est fondée, il est très difficile d'être individualiste jusqu'au bout.
La second partie de la définition concerne la vie sociale des individus. Elle est donc un peu plus imprécise, informelle. Il y a des sociétés dans lesquels un individu seul, sans famille, sans travail, parvient quand même à vivre modestement, parce que l'Etat subvient à la plupart de ses besoins. L'Etat vient en quelque sorte en renfort du manque d'attaches sociales, en lui reconnaissant des droits, en lui versant un revenu de survie, en s'engageant à lui trouver un logement, etc. Autrement dit, grâce à l'Etat-Providence, il est possible à un individu de vivre seul, sans mourir de faim et de froid. C'est un point absolument capital, et qui n'est pas assez remarqué : l'individualisme n'est pas une invention libérale, mais socio-démocrate. On peut se permettre d'être un individu parce que l'Etat assure un filet de sécurité à ceux qui vivent seuls. S'il n'y avait pas ce filet, tous les gens qui perdent leur emploi (par exemple), sans avoir d'amis et de famille pour les soutenir perdraient leur maison, et se retrouveraient à la rue. C'est pourquoi il est absolument indispensable, dans une société où l'Etat-Providence n'existe pas, de s'assurer suffisamment de liens de solidarités pour ne pas se retrouver dans la misère. Dans une société solidaire, la perte d'un emploi oblige la personne à se faire héberger quelques temps chez des amis, des parents, le temps que la situation s'améliore. Par contre, tant qu'il y a des aides sociales, on peut se fâcher avec sa famille, et ne pas avoir de bons amis, sans se mettre dans une situation très risquée. On pourrait multiplier les exemples sans fin de mesures politiques qui permettent aux individus de vivre isolément, sans recourir aux cercles de solidarité. La crèche permet aux femmes de continuer à travailler sans laisser l'enfant chez grand-mère; la cotisation retraite permet de ne pas compter sur ses enfants pour ses vieux jours; l'école donne une éducation professionnelle à tous sans avoir à entrer dans une corporation; etc. Par ailleurs, notre système économique libérale avec le minimum possible de barrières à l'entrée favorise aussi l'individualisme. Celui qui cherche une banque n'a qu'à choisir une banque, il n'a pas à se demander si celle-ci est réservée aux enseignants, aux agriculteurs ou je ne sais quoi. Autrement dit, on peut faire affaire avec n'importe qui, sans avoir à faire partie préalablement de telle ou telle communauté.
En conclusion, je voudrais insister sur le lien très fort entre la centralisation étatique et l'individualisme. Plus l’État est fort, plus il affaiblit les groupements intermédiaires de toute nature (entreprise, associations), et plus l'individu devient la seule entité politique. L’État centralisateur, qui détient la banque, la poste, le réseau des transports, la monnaie, l'impôt, ne veut s'adresser qu'à des individus nus, et voit comme du corporatisme toute tentative d'interférer, de se protéger en créant des entités intermédiaires. Bref, l’État centralisateur réalise l'égalité des individus, et, si l'on conçoit les communautés comme des entraves à la spontanéité individuelle, il réalise aussi leur liberté. Tel est le programme de gauche lorsqu'il est bien compris : égaliser les conditions, et libérer les individus en les émancipant du poids de la tradition et des autorités traditionnelles (à savoir le père, le patron, le curé)

Vient ensuite le libéralisme, défendu par la droite. Sa grande et noble idée est d'empêcher l’État de confisquer aux individus, non pas seulement leurs libertés, mais avant tout leurs devoirs vis-à-vis des autres. On ne passe pas à droite parce que l'on veut payer moins d'impôts, ou créer de nouveaux marchés. Ce serait de l'opportunisme dans ce qu'il a de plus méprisable. Les arguments "à la Nozick", sur le fait qu'il serait injuste que l’État prélève des impôts sur un travail que l'on a soi-même fourni sont ridicules. C'est l’État lui-même qui éduque, qui autorise à travailler, qui créé les conditions favorables au bon exercice du travail, et qui créé les règles relatives à la propriété des biens. Donc, si l’État veut tout reprendre, il le peut aussi, puisque chacun lui doit tout. Non, l'argument acceptable d'une politique de droite est le suivant : nous voulons conserver nos devoirs vis-à-vis de notre famille (protéger son époux, nourrir ses enfants, leur transmettre nos valeurs); nous voulons que la vertu et l'amabilité régissent les rapports humains plutôt que la peur des policiers; nous voulons pouvoir créer notre propre activité sans être empêchés par les entreprises publiques monopolistiques; nous voulons encore fixer nous-mêmes les grandes orientations politiques de notre lieu de vie, sans que l’État universel vienne régenter nos vies depuis la capitale. Autrement dit, l'idée fondamentale du libéralisme réside dans la confiance accordée aux individus de créer des collectifs dans lesquelles une vie bonne puisse avoir lieu.
Il faut donc comprendre que le libéralisme est intrinsèquement lié au communautarisme, et même au corporatisme, termes qui ne devraient pas être péjoratifs. Il est capital de comprendre cette idée, si on veut comprendre ce qui ne va pas dans les droites réelles de notre époque. Ces droites sont très pressées de détruire ce qu'il reste de liens nationaux de solidarité. Elles veulent en finir avec l’État, sans voir que l’État est aujourd'hui la seule chose qui puisse encore éduquer et protéger les individus. Dans une société individualiste, supprimer l'école publique, c'est supprimer l'éducation en général (sauf pour une infime minorité de privilégiés), supprimer les aides aux chômeurs, c'est condamner à mourir de faim la moitié des travailleurs du pays, etc. Alors que la priorité devrait être au contraire de rétablir les solidarités à l'échelle communautaire, puis, dans un second temps, de lutter contre les interventions de l'Etat. Bref, on ne peut être libéral, c'est-à-dire souhaiter que l'Etat ne régimente pas nos vies, que si les liens entre individus sont suffisamment forts pour assurer à chacun une éducation, la santé, du travail et un revenu, une position sociale reconnue. 
Mais quel argument pourrait-on donner en faveur de ce remplacement des services de l’État, égalitaires et universels, par des liens de solidarité à plus petite échelle, donc probablement moins égalitaires, et pouvant parfois laisser certains hommes de côté (les hommes isolés)? Il ne s'agit pas seulement d'affirmer qu'il est mieux de redonner la puissance d'agir aux individus, plutôt que d'attendre passivement l'assistance publique. La condamnation des assistés n'est pas illégitime, mais ne touche pas a cœur du problème. L'argument le plus important réside plutôt dans le fait que l'invasion des services publics a tendance à constituer ce que Kant appelle, dans son Projet de paix perpétuel, "un peuple de démons". Chez Kant, un régime juridique a pour but de faire en sorte que même un peuple de démons, profondément méchants et égoïstes, seraient tout de même contraints de vivre en bonne entente avec les autres. Par un système d'incitations et de punitions, on pourrait en effet parvenir à les faire obéir, dans leur propre intérêt. Je reprends donc cette formule, mais dans un sens légèrement différent. Je veux plutôt dire que les services publics, en nous privant du devoir de bien agir, nous rendent égoïstes, et calculateurs. En effet, dès lors que l'on prélève sur mon salaire un impôt qui finance les plus démunis, pourquoi devrais-je encore faire l'aumône aux pauvres au coin de ma rue? Que l’État s'en occupe! Tout le monde défend généreusement l'égalité des chances et un système éducatif qui soit le plus équitable pour tous les enfants, mais chacun va chercher à mettre ses propres enfants dans la meilleure école. Puisque la police est chargée de faire régner l'ordre, qui voudrait encore prendre le risque d'interpeler dans la rue un voyou ou de séparer des individus qui se battent? Partout où l’État intervient, les individus se retrouvent scindés en deux. Ils ont d'un côté des sentiments nobles et fraternels, et de l'autre l'injonction rationnelle à agir de manière stratégique et égoïste. S'ils cèdent à leurs sentiments, ce sont des idiots (souvent, les hommes bons paraissent idiots); il faut bien sûr être rationnel. Mais s'ils sont rationnels, ils deviennent méchants et sans cœur; or, chacun veut et doit être bon. Bref, il est, dans un monde régi par l’État, presqu'impossible d'être bon et intelligent, et c'est, je pense, le reproche fondamental que doit faire le libéralisme à la gauche.
Ainsi, le libéralisme est le désir d'accorder du pouvoir aux individus, non pas pour qu'ils restent des individus nus, mais au contraire pour qu'ils puissent établir de multiples liens de solidarités, leur permettant de réaliser leurs projets de vie, et de devenir des hommes bons. Le libéralisme n'est pas la doctrine selon lequel l’État ne promeut aucune valeur, et se contente de faire respecter l'ordre, il est la doctrine selon laquelle les communautés (dont fait partie l'Etat!) ont le pouvoir d'émettre des valeurs, tant qu'elles ne se constituent pas en monopoles. Personne évidemment ne soutiendra jamais qu'il faut laisser faire les démons (sauf Mandeville?). Mais tout l'enjeu est de savoir qui doit s'en occuper. Peut-on vraiment sous-traiter les problèmes moraux à l’État, ou bien doit-on considérer qu'il est du devoir de chacun d'apprendre à devenir bon, d'éduquer convenablement ses enfants, et de choisir ses amis?

Me voici donc parvenu au terme de la présentation des soubassements théoriques des deux programmes politiques. Dire pour lequel je penche demandera un troisième post à l'avenir; j'espère avoir pour l'instant présenté les deux bords de manière convaincante. Les deux partis croient aux valeurs d'égalité et de liberté, bien que, retrouvant en cela le lieu commun, la gauche ait davantage le souci de l'égalité, ce pourquoi elle privilégie la centralisation étatique, alors que la droite a davantage le souci de la liberté (comme capacité d'agir), ce pourquoi elle privilégie la décentralisation.

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