samedi 25 août 2012

Esquisse d'un programme de gauche et de droite

Quiconque se penche sur la vie politique de son pays (par hypothèse, mon lecteur est français) ne peut qu'être frappé par le fait que les partis politiques sont remplis d'idées, de projets, de pistes pour expérimenter, etc. Il n'y a aucun parti dans lequel on ne trouverait pas ce foisonnement d'idées. Mais ce qui est décevant, c'est le fait que personne n'est capable de dire ce qui donne une unité à ces idées, la conception du monde qui les sous-tend, et qui serait propre à chaque parti. Les partis semblent avoir des idées sur tout et n'importe quoi, mais sans que l'on puisse comprendre pourquoi ils les ont, ni si ces idées tiennent vraiment ensemble. Au final, on a bien souvent l'impression que les partis sont le résultat de compromis avec les forces en présence ("je me rallie à vous seulement si vous supprimez telle ligne de votre programme"), et non pas le regroupement de personnes possédant des convictions communes. Une personne qui souhaite choisir un parti de manière désintéressée et réfléchie sera donc nécessairement déçue. Elle voudrait s'engager pour un projet collectif cohérent, et on ne lui propose qu'une liste arbitraire de propositions politiques. Pour ne pas désespérer, je voudrais ici tracer les grandes lignes de ce que pourraient être les programmes opposés de deux partis. Ces deux programmes doivent répondre à une exigence capitale : ils doivent être suffisamment bien conçus pour que celui qui ait à choisir doive réfléchir sérieusement et sincèrement. Car il ne me paraît pas du tout normal que nous puissions choisir un parti à la va-vite, parce que nos intérêts et notre conscience de classe nous fait instinctivement choisir un camp plutôt que l'autre. Bref, mon objectif est atteint si les gens de gauche trouvent le programme de droite persuasif, et réciproquement. 

Ma méthode va consister à énumérer sous forme de liste les grands points d'opposition entre droite et gauche (sans prétendre à l'exhaustivité, je souhaite quand même avoir une liste relativement complète), puis à montrer comment on peut unifier ces multiples prises de positions sur les différents sujets.
La liste des discussions est la suivante : 
1 - Centralisation importante des lieux de décision politique, ou bien décentralisation de ces lieux.
2 - Souveraineté des Etats, ou bien préférence pour un modèle fédéraliste des prises de décision.
3 - Modèle populiste de prise de décision (relation directe du peuple et du président), ou bien existence de corps intermédiaires.
4 - Individualisme de toutes les politiques, ou bien prise en compte des multiples affiliations et communautés (par exemple, une politique familiale suppose la reconnaissance de la famille comme entité politique).
5 - Égalisation sociale, politique et économique, ou bien reconnaissance des différences entre individus.
6 - Gouvernement représentatif, ou bien démocratie participative (l'adjectif participatif accolé à démocratie est un pléonasme, mentionné seulement pour la clarté du propos).
7 - Défense politique d'un certain nombre de comportements sociaux et de valeurs morales (par exemple, les droits de l'homme), ou bien neutralité intégrale sur toutes les questions sociales.
8 - Organisation d'une politique artistique (ou culturelle, au sens étroit du mot) favorisant tel ou tel genre artistique, et tel ou tel artiste, ou bien stricte neutralité relativement à la culture. 
9 - Unification de la culture à l'échelle du pays, ou bien liberté accordée aux groupes régionaux de développer une culture indépendante.
10 - Laïcité comme non empiètement du religieux sur le politique, ou bien laïcité comme égalité de traitement de toutes les associations religieuses (et même de toutes les associations, quel que soit leur objet). 
15 - Alliance avec les pays défendant des valeurs et des intérêts communs, ou bien neutralité dans les relations internationale.
16 - Politique écologique aussi globale que possible (si possible internationale) ou bien solutions locales.
17 - Systèmes de sécurité sociale (contre la perte d'emploi, la maladie, etc.) organisés publiquement, ou bien laissés à la charité individuelle.
18 - Constitution de grandes entreprises de service public, ou vie économique entièrement dirigée par des entreprises privées.
19 - Liberté de chacun d'investir, d'acheter et de vendre, ou bien instauration de lois luttant contre les monopoles économiques et les grandes inégalité.
20 - Fermeture des frontières aux marchandises non désirées (pour des raisons culturelles, morales, économiques, de santé publique, etc.) ou bien libre circulation de tous les biens et capitaux.
21 - Contrôle strict de l'immigration et de l'émigration, ou bien liberté complète de circuler à travers les frontières.

A la lecture de cette liste, chacun pourra facilement percevoir les deux grands pôles qui se sont dessinés. Le premier pôle, celui qui représente la gauche politique, se situe justement à gauche dans chacun des points mentionnés (à gauche, c'est-à-dire en début de phrase). Il s'agit de la position étatiste et interventionniste. Le second pôle représente la droite politique, et se situe à droite, dans chacune des phrases. Son trait le plus marquant est son libéralisme, à savoir la faiblesse de l’État et sa neutralité dans la plupart des activités humaines. Les deux camps étant présentés, je voudrais maintenant insister sur certains points qui sont moins évidents, et pourtant très importants, pour constituer des programmes politiques vraiment cohérents.

Un premier aspect qui peut étonner est le fait que le modèle étatiste et interventionniste soit en même temps un modèle individualiste (cf. 4). On oppose souvent le collectivisme et l'individualisme, en disant que le premier met l'individu au service du collectif, voire asservit l'individu au collectif. Mais justement, l'un appelle l'autre et réciproquement, ce que l'on sait au moins depuis Hobbes. En effet, Hobbes est un penseur absolutiste, au sens où l’État souverain (cf. 2) ne rencontre aucune limite dans l'exercice de son pouvoir. Ces limites seraient justement des corps intermédiaires qui pourraient s'opposer à la puissance de l’État. En faisant barrage entre l’État et les individus, les corps intermédiaires pourraient certes protéger les individus d'un État tyrannique, mais ce n'est guère le souci de Hobbes, pour qui ceci serait facteur de dissension et de guerre. Pour avoir la paix sociale, il faut que les commandements de l’État parviennent directement aux individus, qui, en tant que petits individus face à l'immense Léviathan, doivent obéir sous peine d'être écrasés par la puissance de l’État. Bref, Hobbes est individualiste et anti-communautariste parce que la pleine puissance de l’État n'est possible que s'il n'existe pas de communauté suffisamment puissante en son sein pour s'opposer à lui; que s'il n'existe que des individus sans autre lien que les liens reconnus par l’État.
Ainsi, contre l'opposition contemporaine des libéraux et des communautariens, il faut dire que ce sont les communautariens qui sont les vrais libéraux, parce que les multiples affiliations que peuvent constituer les individus sont autant de renforts contre les politiques de l'Etat. Alors que les prétendus libéraux sont en fait des interventionnistes étatiques; leur souci est en réalité de transmettre aux individus la mentalité individualiste (être indépendant, toujours penser de manière stratégique, critiquer systématiquement toutes les traditions), parce que cette mentalité est une condition de leur bon fonctionnement. Dans une société où les traditions religieuses sont très fortes, les syndicats très puissants, la politique des prétendus libéraux échouerait systématiquement, puisque les individus refuseraient d'être traités en individus, d'être traités en égaux, et défendraient des positions morales substantielles (c'est-à-dire liées à leur appartenance à des groupes notamment religieux, par oppositions aux positions morales qui sont censées être acceptable par n'importe quel individu, quelles que soient par ailleurs ses convictions). Seule une société dans laquelle les individus sont suffisamment atomisés est vraiment gouvernable selon les principes réputés libéraux. Par contraste, les communautariens sont les vrais libéraux, justement parce qu'ils laissent faire le jeu des affiliations et des luttes entre communautés, et se contentent de limiter les excès que peuvent produire ces luttes (meurtre, vol, diffamation, etc.). J'accepte donc la critique communautarienne, qui affirme que les prétendus libéraux ont une conception trop abstraite de l'individu, comme purement rationnel et coupé de tout lien communautaire. Je précise simplement que ceci n'est pas la manière dont les prétendus libéraux voient les hommes, c'est plutôt la conception qu'ils souhaitent imposer à des individus qui sont encore très loin de ressembler à ce modèle. Autrement dit, je reprocherai aux prétendus libéraux de défendre sans le dire un modèle politique très ambitieux, et très directif.
Le point 4 est donc expliqué : une société vraiment libérale est une société dans laquelle coexistent de multiples communautés, que l'on peut librement constituer, intégrer, et quitter. Alors qu'une politique collectiviste (de gauche) forme une société dans laquelle la plupart de affiliations sont détruites, et où ne restent que des individus. Pour donner un aperçu provocateur de la différence, on peut étudier le thème de l'éducation des enfants. L'idéal de gauche est celui de l'égalité des chances, et si possible, de l'égalité des conditions. Pour cela, la meilleure méthode est donc de retirer l'enfant des familles le plus tôt possible, pour minimiser les inégalités qui apparaîtraient si on laissait une grande part de l'éducation à la charge des familles (puisque bien évidemment, une famille aisée donnera un avantage comparatif à son enfant, par rapport à une famille en difficulté). Alors que le modèle libéral et communautaire consiste à laisser les familles éduquer leurs enfants autant que possible et réduire l'influence de l'école publique à sa portion congrue.

J'ai déjà partiellement répondu à une remarque que l'on peut et doit faire au sujet de ma classification, mais je voudrais en dire davantage. Dans notre pays, la gauche est généralement associée à la lutte pour les droits de toutes les minorités, et pour la liberté sur les questions de moeurs, alors que la droite est généralement plus conservatrice sur ces sujets. Or, ma classification associe la gauche à des positions non pas conservatrices, mais à des positions substantielles, des positions nettement marquées, alors que la droite ne défend aucune valeur particulière, et laisse aux différents groupes la charge de défendre des valeurs, si elles le souhaitent.
Cette recomposition me paraît infiniment meilleure que notre situation actuelle d'une grande confusion. Chacun a déjà fait le constat que la gauche est interventionniste sur le plan économique, alors qu'elle est libérale sur le plan sociale, alors que la droite est libérale sur le plan économique, et dirigiste sur le plan sociale. C'est une véritable anomalie. Je propose donc de constituer un camp véritablement interventionniste, et un autre véritablement libéral. Et il me semble que c'est la gauche qui doit défendre des valeurs morales et sociales, parce que la société qu'elle vise, une société d'individus libérés des attaches traditionnelles, égaux entre eux, se traitant tous comme des frères au lieu d'avoir des solidarités plus fermées, suppose un véritable interventionnisme. En laissant faire les choses, les individus ne seront ni libres, ni égaux, ni fraternels. Car les individus naissent dans des communautés qui les contraignent, les rendent inégaux entre eux, et leur font aimer davantage leurs frères biologiques que leurs concitoyens. Autrement dit, c'est parce que l'idéal de gauche tel qu'il est plus ou moins défendu dans notre pays exige un véritable interventionnisme moral que je sépare la gauche du libéralisme.
J'ajoute, pour la clarté du propos, que les valeurs défendus par la gauche seront dans le plus souvent celles que l'on dit progressistes, modernes, parce qu'elles vont dans le sens de l'individu, contre les communautés. Dans une famille traditionnelle, l'homme est le chef de famille, la femme et les enfants lui sont soumis. Mais cet homme est à son tour soumis par son patron au sein de son entreprise, par son prêtre au sein de son église, etc. En cela, une politique qui affirme que le fidèle a les mêmes droits que le prêtre, que la femme a les mêmes droits que l'homme s'attaque assez directement aux communautés. Quand la femme a un travail, un compte en banque, et un niveau scolaire égal à son mari, la famille n'est plus un lieu de domination, mais juste une structure née d'un contrat entre égaux, et révocable par n'importe lequel des contractants.
Quant aux positions conservatrices, elles sont très intéressantes, d'un point de vue politique. Par positions conservatrices, j'entends celles qui défendent l'importance de la famille traditionnelle dans l'éducation des enfants, qui sont peu tolérantes en matière de morale sexuelle, qui consacrent l'infériorité des femmes, qui s'opposent à la plupart des avancées médicales en matière de naissance et de mort, qui exaltent le travail voire le sacrifice individuel, etc. Je soutiendrai que de telles valeurs, contrairement à ce que l'on croit, ne sont pas nécessairement liées à la droite, à la fois parce que l'on peut être de droite sans y adhérer, et que l'on peut être de gauche tout en adhérant à la plupart d'entre elles (pas à toutes, néanmoins). Un État collectiviste peut très bien défendre le mariage hétérosexuel et la valeur du travail, parce qu'il est important pour la puissance économique (et militaire!) du pays que la population soit nombreuse et dévouée à sa tâche. La seule limite est que l’État ne pourra pas valider l'infériorité des femmes, ni accorder aux parents trop de pouvoir dans l'éducation des enfants. En effet, l'individualisme, s'y oppose, puisqu'il considère l'homme et la femme comme des individus semblables, et tend aussi à traiter les enfants comme des individus (je précise bien "tend à"). Quant aux personnes de droite, rien ne leur interdit de ne jamais se rattacher à une communauté et de vivre comme des individus indépendants, ou bien de vivre dans des communautés libertaires ouvertes à toutes les excentricités.
Ainsi, les valeurs défendues par la gauche sont individualistes, ce qui implique la plupart des valeurs progressistes, mais qui reste parfaitement compatible avec bon nombre de valeurs traditionnelles. Quant à la droite, elle ne défend politiquement aucune valeur, et laisse aux différentes communautés le soin de véhiculer les valeurs qu'elle souhaite (l’État étant une communauté parmi d'autres, il peut donc aussi diffuser des valeurs, s'il parvient à un consensus entre citoyens).

Un dernier point, sur lequel je serai bref parce que j'en ai déjà parlé ailleurs (http://amidessages.blogspot.fr/2010/12/pourquoi-y-t-il-des-lois-contre-le.html; cependant, je suis maintenant en désaccord avec la classification gauche-droite que j'avais établie à l'époque de ce post), est relatif au statut de la loi contre les monopoles (cf. 19). Il paraît être une entorse au libéralisme, ce qu'il n'est absolument pas, puisqu'il est la condition de sa préservation dans le temps. De même que l'autorisation du meurtre ou de la séquestration serait contraire à la liberté, puisque personne ne serait libre si l'on pouvait à tout moment enfermer ou tuer ses concitoyens, de même la tolérance vis-à-vis des groupes économiques hégémoniques aboutirait à l'élimination de tous ceux qui tentent tant bien que mal de faire fructifier leurs petites entreprises, donc à la fin d'un système libéral fondé sur la libre entreprise et la concurrence. Une telle loi ne peut pas être de gauche, parce que l'interdiction des monopoles toucherait aussi bien les entreprises privées que publiques, et empêcherait l’État de créer de grandes entreprises (des écoles, des mutuelles, des compagnies de transports, etc.). On peut donc tolérer la création de grandes entités (dans un régime fédéral, la fédération est beaucoup plus grande que chacun des États fédérés), mais à la condition que leur action se place sur un autre plan que celui des entités constituantes (c'est la subsidiarité) et ne puisse pas s'opposer directement à ce qui se passe au sein de celles-ci.

Ultime remarque : j'ai tracé des pôles, et il existe bien entendu des positions intermédiaires entre ces pôles. Je ne défends pas le bipartisme. Mon but était seulement de montrer qu'il y a une incohérence conceptuelle à vouloir prendre tantôt des mesures du côté droit, tantôt des mesures du côté gauche de ma liste.

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