mercredi 19 septembre 2012

L'intériorité de l'esprit

La notion d'intériorité a plusieurs sens, relativement indépendants :
1) est intérieur ce qui se trouve spatialement compris dans un périmètre donné. Ce sens correspond à celui qui caractérise l'intérieur d'une boîte, d'une figure géométrique comme un cercle, etc. En topologie, on appelle courbe de Jordan cette courbe qui, sans former de croisement, se termine au point où elle a commencé, et forme ainsi deux surfaces distinctes dans le plan, l'intérieur et l'extérieur.
2) est intérieur ce qui est privé, inaccessible à un regard externe. Ce sens permet de caractériser tout d'abord le statut d'un objet dans une boîte opaque, mais aussi la pensée d'une personne, par rapport aux autres personnes. Quand un individu pense à quelque chose, lui seul peut dire à quoi il pense, et les autres ne le peuvent pas, et doivent se contenter de signes qui peuvent suggérer, mais jamais trahir avec une certitude absolue la pensée de celui-ci.
3) est intérieur ce qui est fonctionnellement articulé avec un ensemble d'autres éléments. Un objet technique ou un être vivant est un tout formé de parties. Les parties sont intérieures, le tout forme la délimitation entre l'intérieur et l'extérieur, et l'environnement est l'extérieur. Ce sens est probablement le plus figuré, le moins évident, il est pourtant nécessaire pour comprendre n'importe quel ensemble structuré. Depuis Claude Bernard, nous parlons de milieu intérieur pour parler de la relative autonomie causale dont disposent les êtres vivants vis-à-vis de l'extérieur (par exemple, conserver le sang chaud même quand il fait froid). Mais ce milieu intérieur, bien que souvent intérieur au sens 1, parce que les êtres vivants que l'on connaît sont tous délimités par une peau formant une intériorité spatiale, pourrait très bien ne pas l'être. On pourrait bien imaginer une machine formée de plusieurs pièces articulées, formant donc une structure, et dont toutes les pièces sont réparties dans différents lieux non regroupés par un équivalent de peau. Ou bien, autre exemple, un programme informatique est aussi une structure ayant des parties articulées fonctionnellement, même si un programme n'a aucune dimension spatiale. On dira quand même qu'une ligne de code se trouve à l'intérieur du programme. On le dit seulement en ce sens 3.

Ce travail de définition étant effectué, la question est la suivante : en quel sens peut-on dire que l'esprit est intérieur? Quel est le rapport de l'homme entier à son esprit? Est-ce un rapport du tout à sa partie fonctionnelle? Ou bien l'esprit n'est-il pas une partie, mais plutôt la personne entière, considérée d'un certain point de vue? 
Quel enjeu peut-il y avoir à se poser des questions si métaphysiques? Ces enjeux ont été dévoilés dans un post précédent (Valeur et liberté) : la liberté humaine suppose l'existence d'un intérieur, en fonction duquel on puisse se déterminer à agir. Être libre est être déterminé par ce qui est interne à soi, sans subir la contrainte de l'extérieur. Quand on parle de manière relâchée, on dit que l'esprit est à l'intérieur de l'homme. Donc, être libre, c'est faire ce que notre esprit exige, sans subir l'influence d'autre chose que lui. Mais ceci reste bien vague. Car l'esprit pourrait bien n'être intérieur qu'au sens 2, auquel cas ma définition de la liberté n'aurait plus guère de sens (dire qu'être libre consiste à obéir à la partie de nous qui est cachée aux autres est incompréhensible). Et si l'esprit était une partie en nous (au sens 1 ou 3), alors peut-être que le corps le serait aussi, et donc nous serions aussi libres en suivant notre esprit qu'en suivant notre corps, ce qui semble une conclusion vraiment étrange (puisque souvent, l'esprit lutte contre des penchants corporels, et que personne ne se prétend libre lorsque son corps finit par triompher de l'esprit). D'où la question : comment conserver cette idée intuitive selon laquelle nous sommes libres lorsque l'esprit commande tout notre être, tout en donnant un statut à cette idée d'une intériorité de l'esprit?

Tout d'abord, je tiens à rejeter une conception de l'idée d'intériorité de l'esprit, celle selon lequel l'esprit serait à l'intérieur du corps au sens 1, le sens spatial. Je ne m'étendrai pas sur les raisons d'une telle prise de position. L'esprit a des conditions matérielles de réalisation qui sont entièrement contingentes. En l'homme, l'essentiel des conditions matérielles de la pensée se joue dans le cerveau, qui lui, est interne au sens spatial. Mais le cerveau n'est justement pas la pensée, d'un point de vue conceptuel parce que l'on pourrait imaginer une infinité de dispositifs physiques produisant les mêmes capacités mentales (y compris des dispositifs qui se trouveraient à l'extérieur du corps), et d'un point de vue épistémologique parce que notre connaissance de notre propre pensée et de celle des autres reste absolument indépendante de toute connaissance physiologique. Les Grecs Anciens qui croyaient que le cœur produisait la pensée savaient aussi bien se servir de leur pensée que nous, et aussi bien comprendre les autres. Ce que l'on entend par esprit est donc fondamentalement différent de ce que l'on trouve dans le cerveau. Nous comprenons notre propre pensée immédiatement, sans intermédiaire, et nous comprenons la pensée des autres par les signes vocaux et graphiques qu'ils produisent, ainsi que par leurs actes (un acte étant un comportement doué de sens).
Je passe rapidement sur le sens 2. Je l'ai dit, l'esprit est bien intérieur en ce sens, mais cela ne nous apprend rien du tout sur la liberté, et ce que signifie être déterminé par son intériorité, plutôt que par les choses extérieures.
J'arrive donc à la dernière étape. L'esprit est-il une partie fonctionnelle de l'homme, est-il intérieur au sens 3? Pour répondre correctement, il me faut introduire l'idée de corps. Le corps peut être considéré d'un point de vue physique, d'un point de vue biologique, et d'un point de vue psychologique. D'un point de vue physique, le corps est un ensemble d'atomes et de molécules chimiques. En ce sens là, l'esprit ne peut pas entrer dans des relations fonctionnelles avec le corps. Nous ne disposons d'aucun pouvoir direct de contrôle sur le déplacement des atomes, ou sur la fabrication de substances chimiques. D'un point de vue biologique, le corps est l'ensemble des fonctions permettant de maintenir la vie : respiration, réplication cellulaire, etc. Ici aussi, l'esprit n'est pas en relation directe avec ces fonctions. Elles ne sont pas en son pouvoir direct. L'esprit peut penser à certaines choses qui provoquent indirectement tel ou tel effet organique, mais cet effet organique n'est pas à sa disposition.  Enfin, vient le point de vue psychologique sur le corps. Il s'agit alors du corps en tant qu'il accomplit des actions qui ont un sens. Le corps peut regarder un objet, se déplacer, répéter une action pour mieux l'accomplir, etc. Ici, l'esprit a des relations fonctionnelles avec l'ensemble des parties qui sont mobilisées : l'esprit contrôle le visage et les yeux, les jambes, les bras, etc.
On peut donc conclure que l'esprit est en relation fonctionnelle avec le corps parce que sa manière de se tenir, les actions qu'il accomplit, ont toujours un sens de nature psychologique. L'esprit a un rapport avec tout ce qui, dans un corps humain, a un sens de nature mentale (je précise "nature mentale", parce que l'on peut aussi parler de sens en biologie). Lorsque la personne a l'intention de manger, elle va dans sa cuisine et accomplit certains gestes correspondant à la préparation du repas. Lorsque la personne est énervée, son visage manifeste des rides de crispation, etc . Et j'ajoute que l'esprit, quoiqu'il ait un contrôle direct sur le corps, n'en a pas toujours un contrôle conscient. Il arrive souvent que certains traits du visage trahissent un mensonge, ou bien du stress, alors que la personne ne voulait pas laisser apparaître ces signes.

J'ai donc été conduit à considérer trois corps. Le corps physique qui obéit aux lois de la physique et de la chimie; le corps biologique qui accomplit les fonctions vitales; le corps psychologique qui accomplit toutes les actions qui manifestent une intention ou qui ont une signification. Comment se situe l'esprit vis-à-vis de chacun de ces corps? Le corps psychologique et l'esprit forment une totalité organisée, que l'on appelle une personne. L'esprit prend des initiatives, et donne des ordres à son corps qui les exécute. En sens inverse, le corps perçoit les situations extérieures et transmet les informations à l'esprit, qui dispose alors des éléments pour prendre une décision pertinente. J'ajouterai que l'esprit stricto sensu est l'esprit conscient, alors que le corps psychologique, lui, est l'esprit inconscient. Car ce corps est largement capable de faire des choses sensées sans requérir l'intervention de l'esprit conscient. Il n'est pas passif. La prise de décision n'est pas centralisée, le corps est capable d'en prendre lui-même sans passer par l'esprit. Ainsi esprit conscient et esprit inconscient forment la personne entière, pour lui permettre d'agir.
L'esprit conscient et l'esprit inconscient sont tous les deux à l'intérieur de la personne. Est-ce à dire que nous serions aussi libres si nous agissions consciemment que si nous agissions inconsciemment? Je repousse à plus tard la résolution de ce problème.
Par contre, il y a indéniablement des contraintes quand nos autres corps parviennent à agir sur notre personne. Le corps physique et le corps biologique ont un pouvoir de contrainte, parce qu'ils sont extérieurs à ce que nous sommes, mais sont quand même en lien. Je veux dire par là que l'ensemble formé du corps psychologique et du corps physique-biologique n'est pas une personne, mais le rassemblement d'une personne et de son environnement. Car nous ne sommes pas responsables d'être en bonne santé (même si nous pouvons agir de façon à nous mettre dans des conditions qui la favorisent). Nous ne sommes pas non plus responsables des maladies et de troubles qui peuvent nous arriver et qui peuvent nous empêcher d'utiliser convenablement notre corps psychologique ou notre esprit. De même, tout ce qui relève de la faim, du besoin d'être au chaud, du désir sexuel, ne relève aucunement de nous. Nous ne pouvons avoir sur eux qu'un effet indirect, nous pouvons les manipuler pour les atténuer, mais pas les satisfaire ou les rejeter directement. Tout ceci nous tombe dessus exactement comme le mauvais temps s'abat sur nous.

L'intérieur et l'extérieur sont ainsi très strictement délimités. Notre intérieur est ce qui relève du mental, à savoir notre pensée et notre corps psychologique. Autrement dit, notre milieu intérieur est celui du sens. Nous sommes partout où les choses, les actes, les attitudes, ont un sens. Quant à l'extérieur, il commence avec notre propre corps, mais considéré en tant que phénomène physico-chimique et biologique. Ce corps là appartient à l'environnement, qui fait peser son poids sur nous, tout en étant distinct de nous.

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