mardi 25 septembre 2012

Le goût pour la philosophie

Il y a un an environ (dans ce post : Les choses et les concepts), je m'interrogeais déjà sur les raisons qui expliquent pourquoi certains se passionnent pour la philosophie, alors que d'autres y sont indifférents. J'avais à l'époque parlé d'ennui, je pourrais maintenant parler d'hostilité déclarée. Il y a des élèves qui ont le courage de m'avouer qu'ils en ont marre de toutes mes questions, que ces "pourquoi?" incessants sont insupportables, et que ces propos abstraits sont une perte de temps. Mais j'ai aussi vu des élèves en fin d'année, qui n'étaient plus obligés de venir (les conseils de classe étant passés) et qui pourtant venaient pour le plaisir de continuer la discussion philosophique.
A l'époque, j'avais affirmé que cette différence s'expliquait par le fait que certains élèves s'intéressaient à de multiples choses, et que, ce faisant, ils étaient mûrs pour une réflexion conceptuelle au sujet de ces choses-là. Par contre, les élèves qui ne s'intéressaient à aucune chose ne parvenaient pas à s'intéresser à la réflexion. Je ne conteste pas totalement cette analyse, mais à la lumière de nouveaux cas, je voudrais tout de même fortement la nuancer. Je voudrais essayer de montrer qu'il y a des élèves (et des humains en général), qui ont un goût pour la réflexion théorique, et que ce goût s'étend bien au-delà d'objets délimités par leurs intérêts. Et inversement, le fait d'être concerné par certains objets ne suffit pas du tout à susciter chez l'élève un désir de comprendre, de penser.

L'expérience cruciale qui me semble invalider la conception qui vient d'être rappelée est la suivante. S'il y a bien un objet qui concerne tous les élèves, c'est justement l'école. Tous les élèves y passent un bon nombre d'heures, certains y sont mêmes internes, la plupart s'y font la plus grande partie de leurs amis et de leurs amours, y apprennent des choses qui les ennuient ou les passionnent, deviennent délégués ou assistent aux conseils de vie lycéenne, etc. Donc, si ma conception était juste, alors tous les élèves devraient s'intéresser au moins un peu à une réflexion théorique sur l'école. Or, ce n'est manifestement pas le cas. La plupart se moque éperdument de ce qu'est l'école. Que les élèves y soient heureux ou pas, cela ne change rien. Les élèves heureux avancent dans le système sans y réfléchir, et les élèves heureux attendent simplement d'en sortir.
L'auteur de ce blog fut un lycéen plutôt malheureux. Mais, avant même de connaître l'existence de la philosophie, il passait un temps considérable à s'interroger sur ce que le système scolaire devrait être, pour lui permettre de s'y épanouir. J'ai donc passé un bon nombre d'heures, au lieu d'écouter mes professeurs de mathématiques ou d'histoire, à essayer de construire le système éducatif idéal. Évidemment, ce système scolaire était libéral, sans contrôle des absences, avec un choix des disciplines, pas d'évaluation, la possibilité de s'intéresser à d'autres choses que celles qui garantissent de bons débouchés professionnels, etc. Rien de bien original, certes, mais je crois que ces pensées, que j'ai depuis retrouvées sous une forme quasiment identique chez certains de mes élèves, sont riches d'enseignement, que je voudrais donc exposer. 

Bien entendu, ces élèves qui faisaient preuve d'intérêt pour le système éducatif étaient en même temps des élèves passionnés par la philosophie. Ces élèves donc, passaient exactement le même temps que les autres au sein de l'école, mais c'est leur goût naturel pour la philosophie qui les a portés à s'interroger sur un des premiers objets qui leur passe sous les yeux, à savoir l'école. Ce n'est pas l'intérêt pour une chose qui pousse à la réflexion, c'est bien le goût pour la réflexion qui pousse à se saisir du moindre objet à disposition. Tous les élèves ont intérêt à ce que leur expérience scolaire se passe le mieux possible, mais seule une infime minorité s'intéresse sérieusement à ce que devrait être l'école. Et il est facile de deviner pourquoi les élèves ordinaires n'y pensent pas : c'est trop abstrait, cela ne change rien. Pour eux, la meilleur chose à faire pour améliorer leur rapport à l'école n'est pas de repenser le système scolaire, mais simplement de s'y adapter au mieux, de tirer parti au maximum des possibilités présentes du système.
Ceci m'amène tout naturellement au second point. J'ai signalé que ma vision de l'école idéale était alors clairement libérale. Or, j'ai constaté que la plupart des élèves qui y réfléchissaient aboutissaient à des conclusions semblables. Ce n'est pas un hasard. On me rétorquera que tous les élèves voudraient une école plus libérale, qui les laisse libre, et je répondrai que c'est un cliché qui se dément très facilement. Les élèves ordinaires sont très demandeurs d'autorité, de règlement, de punitions. Ils sont satisfaits de voir les autres punis, mais paradoxalement, le sont aussi quand eux-mêmes sont punis. J'ai bon nombre de récits d'élèves qui se sont plaints, auprès de leur professeur, que celui-ci ne les punisse pas assez. Les élèves ordinaires reconnaissent eux-mêmes être victimes de l'acrasie scolaire : ils voient le bien et font le mal, ils comprennent quel est leur bien, mais ne se sentent pas assez de volonté pour l'atteindre eux-mêmes. Alors que les élèves qui réfléchissent à l'école souffrent de ce système de contrainte par punition et récompenses. Pour le dire de manière brutale : les élèves qui réfléchissent sont libres. Ayant un vrai désir de savoir, ils choisissent d'eux-mêmes d'écouter et de travailler. Et les contraintes ne font que gâcher le plaisir d'apprendre.

Je me sent donc contraint de tirer une conclusion aussi sombre que les réflexions d'Aristote au premier livre des Politiques. Il y a des hommes libres, ceux qui parviennent à penser ce qui leur arrive, et ce faisant, à comprendre par eux-mêmes que le savoir est une bonne chose, et les esclaves, ceux qui ne pensent pas à ce qui leur arrive, qui n'apprécient pas le savoir pour lui-même, et qu'il faut donc faire marcher au moyen d'un judicieux système de contrôle d'absences, de contrôles de connaissances, et d'évaluations. Le goût pour la philosophie est plus qu'un goût, ce n'est ni plus ni moins que le désir de comprendre et de connaître, qui s'identifie avec l'école toute entière, et qui donc, rend l'élève parfaitement libre. D'où la souffrance que ressentent ces élèves, qui pourraient apprendre par eux-mêmes, d'être forcés d'apprendre ce que leur imposent les professeurs.

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