mardi 4 septembre 2012

Apprendre et comprendre

Comment est constitué l'esprit humain, et plus précisément sa partie intellectuelle, raisonnante? Son noyau central est le bon sens, cette capacité de voir les choses correctement. Mais ce noyau n'est pas indivisible, il doit être analysé. C'est ce que je me propose de faire ici. Je voudrais évoquer les deux dispositions mentales qui font l'esprit, et qui correspondent d'ailleurs à deux profils humains, certains ayant davantage le désir d'apprendre, les autres le désir de comprendre.

 Il y a d'abord un désir d'apprendre. C'est le désir d'échapper à la routine, de faire de nouvelles expériences, de connaître de nouvelles choses. La plupart d'entre nous sommes heureux de voyager pour découvrir de nouveaux pays, de nous lancer dans des lectures sur des sujets inconnus, d'apprendre à piloter un avion, à jardiner ou que sais-je encore. 
Apprendre signifie toujours être dans un état de manque, et aller vers quelque chose d'extérieur pour le saisir, l'incorporer. Celui qui apprend quelque chose ne connaît pas encore ce qu'il apprend, mais se l'approprie progressivement. L'apprentissage est donc le mouvement vers l'autre, la découverte de ce qui est nouveau. Celui qui apprend est constamment surpris, il voit sans cesse des choses auxquelles il ne s'attendait pas.
En classe, l'élève est le plus souvent en situation d'apprentissage, puisqu'on lui enseigne des choses qu'il ne connaît pas encore. Le cours d'histoire-géographie est le paradigme de l'apprentissage. Parler de l'avant et de l'ailleurs, c'est parler de choses que l'élève ne connaît pas, et qu'il découvre par les récits de son professeur, les photographies de son manuel, etc. Si je fais du cours d'histoire un paradigme de l'apprentissage, c'est parce que l'histoire est la discipline dans laquelle on transmet un savoir positif, constitué de faits. Ce savoir ne s'invente pas et ne se déduit pas. Pour connaître notre histoire, il n'y a pas d'autre manière que de se référer aux témoignages des autres, et à ceux qui les relaient (en l’occurrence, les professeurs).

Vient ensuite le désir de comprendre. Il se manifeste par le désir de retourner aux choses déjà vues, de ruminer les problèmes, de répéter les choses plaisantes plutôt que de faire de nouvelles expériences. Pour présenter les choses de manière un peu approximative, mais un peu plus flatteuse que je viens de le faire, on pourrait dire qu'il s'agit d'un désir d'approfondir, d'aller plus loin dans une activité, plutôt que de se disperser vers autre chose.
Comprendre signifie littéralement prendre avec, rassembler. L'étymologie est dans ce cas pertinente. Celui qui comprend n'a affaire qu'à ce qu'il connaît déjà, mais en le ressaisissant dans un nouveau contexte, sous un nouvel angle, il en vient à le considérer différemment, et mieux. Avant de comprendre quelque chose, on dispose déjà de toutes les données d'un problème. Mais ces données sont disparates, sans lien. On ne sait pas comment les regrouper pour en avoir une vision cohérente. Alors qu'après avoir compris, même si aucune nouvelle donnée n'est venue s'ajouter, mais toutes sont rangées correctement, et le problème est résolu. Il n'y a jamais de surprise dans la compréhension, puisque tout était déjà là; il n'y qu'une nouvelle lumière jetée sur une ancienne zone d'ombre.
A l'école, les moments de compréhension sont assez difficiles à situer précisément, parce qu'ils sont à la fois plutôt communs, et très dispersés. L'élève peut comprendre que les problèmes mathématiques sur les barycentres sont analogues à ceux qui se posent aux enfants sur les balançoires; il peut comprendre que les romans de Zola avaient une portée sociologique et politique; il peut comprendre que sa conception de la liberté comme capacité de faire n'importe quoi est insatisfaisante, etc. Là encore, il existe une discipline qui est paradigmatique de la compréhension, il s'agit de la philosophie. Ceci implique que la philosophie, loin de n'avoir lieu qu'en classe de philosophie, est exercée dans toutes les disciplines, à chaque fois que les élèves s'interrogent sur le sens de leur pratique. Ce faisant, ils ne découvrent aucune nouvelle pratique, n'acquièrent aucun nouveau savoir, ils ne font que comprendre le sens de ce qu'ils font. Pour cette raison, la conception de la philosophie comme discipline a priori, pure, est plutôt correcte. La philosophie, c'est-à-dire le désir de comprendre, n'apprend rien.

On peut maintenant comprendre qu'il y a une dissymétrie profonde entre apprentissage et compréhension. L'apprentissage appelle toujours la compréhension. Après avoir fait de nouvelles expériences, il faut être capable de leur donner un sens, c'est-à-dire de les classer, de les ranger dans une catégorie qui leur convient. Bien souvent, les catégories sont déjà adaptées, il n'y a donc qu'à étiqueter les nouveaux savoirs et à les ranger à leur place, sans que l'on soit pour cela contraint de réorganiser les savoirs préexistants. Nous n'avons pas l'impression de passer notre temps à faire de la philosophie (du moins les non philosophes!), pour la simple raison que donner un sens à nos expériences ne demande la plupart du temps aucun effort. Par contre, si l'expérience est nouvelle et incompréhensible, il faudra déplacer des éléments, créer de nouvelles catégories, faire de nouveaux rapprochements, afin de donner une place à cette expérience.  Si je vais dans un nouveau pays, je n'ai qu'à créer un nouvel "intercalaire" dans mon "dossier" pays, et je peux comprendre ce qu'il m'arrive. C'est très simple. Par contre, si je lis que l'espace est subjectif et non pas quelque chose qui serait objectif, extérieur à l'esprit, je suis obligé de réviser la majeure partie de mon système de pensée. Les anciennes classifications entre le dedans et le dehors s'effondrent, et il faut entièrement les réviser. La philosophie s'attaque aux problèmes de rangement les plus généraux. Mais toutes les activités humaines sont obligés de procéder à des rangements et réorganisations.
Par contre, la compréhension n'appelle nullement l'apprentissage. Une fois que tout est bien rangé, que tout a un sens, il n'est pas nécessaire d'avoir de nouvelles expériences. On peut se contenter de ce que l'on a. Éventuellement, on peut tenter de réinterpréter, de proposer des systèmes conceptuels plus efficaces, plus pertinents. Mais rien ne l'impose. La compréhension est une fin. Seule la curiosité des hommes les pousse à sortir de ce repos du sage, et à mettre tout leur bel ordonnancement en danger, puisque le fait de connaître de nouvelles choses va très certainement mettre leur compréhension des choses à l'épreuve.

L'esprit est donc semblable à une grande salle des archives avec son employé dédié au classement. Des papiers lui parviennent sans cesse. L'employé peut, au départ, ranger les papiers sans trop y prendre garde : il y a de la place, il se souvient où il a mis chacun d'entre eux. Mais au fur et à mesure que les papiers s'accumulent, certains dossiers se remplissent, et finissent par regrouper des papiers dont les sujets sont sans rapport. A l'inverse, certains papiers qui devraient être regroupés se retrouvent séparés. L'employé doit donc déclasser de nombreux papiers, ajouter de nouveaux dossiers, et ranger selon un ordre plus rationnel ces papiers. En faisant cela, il fait ce que l'on appelle comprendre. Comprendre est une opération de rangement. Lorsque tout est classé, et que l'information est facilement mobilisable parce que l'ordre de rangement est évident, alors tout est compris, le travail de l'employé est terminé.
L'analyse de l'esprit aboutit donc au dualisme des données et des classeurs. Apprendre, c'est ajouter des données; comprendre, c'est ajouter, supprimer, ou renommer des classeurs. En termes psychologiques, l'esprit est à la fois mémoire et bon sens. 

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