mercredi 24 septembre 2014

Contre l'extension illimitée du care

Le care est ce concept d'origine américaine développée par Carol Gilligan en réaction aux travaux de psychologie morale de Kohlberg. Celui-ci avait une grille prédéfinie pour mesurer le progrès des conceptions morales chez les enfants. Il les soumettait au dilemme de Heinz, qui se demande s'il doit voler le pharmacien qui ne veut pas lui donner un médicament très cher, qui permettrait de guérir sa femme qui, si elle n'est pas soignée, mourra. Les résultats obtenus étaient que les filles ne parviennent pas à atteindre les plus hauts niveaux de conceptions morales, qui correspondent à la capacité de faire appel à des principes généraux, mettant en balance le droit à la vie, et le droit au respect de sa propriété privée. Pour expliquer les difficultés des jeunes filles, Gilligan eut l'idée de pointer chez Kohlberg un biais dans les conceptions morales, de nature à favoriser les garçons, parce que la manière de poser des questions et le type de réponse attendue mettaient en jeu les compétences où les hommes ont généralement de meilleurs résultats (pour aller très vite : les compétences de raisonnement logique ; alors que les filles, plus à l'aise avec la narration, ne pouvaient pas mobiliser leurs capacités). Gilligan en a conclu qu'il existe deux grands axes complémentaires dans la pensée morale, et que chacun de ces axes était réparti selon le sexe. Les hommes seraient portés vers une théorie de la justice; les femmes vers une théorie du care
Je vais présenter plus en détail le contenu de chacune de ces éthiques, même si cela a souvent été fait. Je ne souhaite absolument pas me livrer à une critique du care, je ne lui reprocherai certainement pas, comme le font de vulgaires critiques, d'être une morale de bonne femme, d'être sentimentaliste, ou je je ne sais quoi. Il me semble au contraire que Gilligan a mis en avant un aspect capital de nos intuitions morales à tous. Si les femmes ont un rapport plus immédiat au care, il paraît évident que les hommes ne peuvent pas s'en passer complètement (de même qu'il serait franchement "patriarcal" de penser que les femmes peuvent vivre sans se soucier de justice). Mon objectif est plutôt de montrer que les théoriciennes qui viennent après Gilligan (Tronto, Laugier) sont tombées dans un véritable vertige théorique consistant à trouver du care partout, et ont considérablement affaibli ce que cette approche avait de novateur. Pour être bref, mon propos serait d'en finir avec le care tel qu'il a cours aujourd'hui, pour n'en garder que ce qu'il a de vraiment spécifique et novateur. 

Comment a été pensé le care? Tronto dans Un monde vulnérable, y voit quatre dimensions :
1) care about : se soucier de, être attentif. 
2) taking care of : prendre en charge, être responsable de.
3) care giving : prendre soin.
4) care receiving : être réceptif et reconnaissant.
Pour elle, ces quatre dimensions sont à la fois conceptuelles et historiques. J'entends par là qu'elle dégage quatre opérations propre au care, et en même temps l'ordre de ces opérations dans le fait de donner du care. En effet, il faut d'abord commencer par percevoir une situation, puis admettre que nous en sommes responsables, puis agir sur elle pour l'améliorer, et enfin, constater la reconnaissance de la personne.
Or, je voudrais montrer que cette présentation des choses est particulièrement égarante. En effet, elle a tendance à faire passer pour des conditions suffisantes ce qui n'est que condition nécessaires. Autrement dit, elle tend à faire croire que ces quatre aspects sont propres au care, alors qu'ils ne le sont pas, et sont valables dans n'importe quelle attitude morale.
En effet, partons de l'éthique de la justice, qui est l'éthique concurrente à celle du care. Elle repose sur l'idée que les individus ont des droits, et qu'il convient de les respecter. La règle d'action, dans ce cadre, sera peu ou prou celle que Mill formule sous le nom du principe de non-nuisance : il est permis de faire tout ce que l'on veut, tant que l'on ne nuit pas à autrui. Or, pour mettre vraiment en oeuvre cette maxime, il est évident qu'il faut aussi avoir la capacité de "care about", à savoir d'être attentif aux autres, de se soucier d'eux. Si on ne fait pas attention à eux, il est inévitable qu'on finisse par leur nuire sans y prendre garde. Il n'y a donc pas de théorie de la justice sans souci de l'autre. C'est pourquoi ce souci n'a rien de propre à l'éthique du care. C'est une capacité générale qui désigne le fait d'appartenir à un monde peuplé d'autres personnes, avec lesquels nous sommes en interaction. L'éthique de la justice, comme toute éthique, d'ailleurs, nous oblige nécessairement à avoir une haute conscience des autres, de nous-mêmes, et des interactions que nous avons avec eux. Il en est de même en politique. Dès lors que nos actions collectives ont des effets sur autrui, des institutions politiques deviennent nécessaires pour juger et résoudre les problèmes qui se poseront inévitablement (voir Dewey, Le public et ses problèmes, qui exprime très clairement l'idée que la politique commence quand nous nous soucions des effets potentiellement nuisibles de nos actions collectives sur autrui).
On pourrait en dire de même en économie, où le concept d'externalité a justement pour but de rassembler et de mettre en lumières les effets sur autrui d'une activité. Les externalités négatives sont justement ce que le devoir moral nous demande d'éviter : à savoir une nuisance sur autrui. Une entreprise morale est donc une entreprise qui a réduit à zéro ses externalités négatives, ou bien qui les compense par des externalités positives équivalentes. Là encore, si l'entreprise n'avait aucun souci de l'autre, alors le concept d'externalité n'existerait pas. Mais le fait qu'il existe montre que l'entreprise "care about", se soucie du monde extérieur.
Sur un plan philosophiques, de nombreux philosophe moraux (notamment Cora Diamond dans L'esprit réaliste, et Iris Murdoch, dans La souveraineté du bien) ont mis en avant l'importance de la perception, plutôt que de l'action, dans la vie morale. Pour celles-ci, être moral consiste avant tout à être attentif, percevoir les situations avec le plus de justesse possible, être le plus aimant possible dans la manière de juger les autres. L'action à accomplir, elle, demande peu de réflexion, car il suffit d'avoir bien vu pour savoir quoi faire. Par contre, bien voir est difficile, et nous sommes souvent limités par notre manque d'imagination morale, notre égoïsme, etc. Bref, pour ces théoriciennes, c'est l'attention aux autres, et aux situations, qui est absolument décisif. Mais je ne vois rien chez elles qui obligerait à les prendre pour des théoriciennes du care. Car tout le reste de l'édifice conceptuel du care leur est inconnu. Chez Murdoch, l'idée que l'essentiel de la morale ne se trouve pas dans la pratique contredit même ouvertement la vulgate ordinaire sur le care (pour qui elle est inséparablement théorie et pratique : cf. Tronto).
J'en tire une première conclusion. Il aurait été ridicule de traduire "care" par souci, puisque le souci est justement ce que toute approche de la morale a en commun. On ne construit pas une théorie en mettant l'accent sur ce qu'elle a de commun avec toutes les autres.

Comment faut-il donc penser le care? Il faut trouver ce qu'il a de spécifique, qui le distingue de l'éthique de la justice. Celle-ci repose sur les droits de l'individu, auxquels il convient de ne pas attenter. Par contre, la théorie de la justice ne suppose jamais, et même, elle s'y oppose franchement, que nous soyons responsable du bien-être de l'autre, que nous puissions nous sentir concerné par son bien-être. Faire attention de ne pas lui nuire n'implique pas du tout être concerné à son bien-être. Car dans le premier cas, l'individu est considéré comme une personne étrangère, suffisamment grande et forte pour se prendre elle-même en charge, et qui ne doit donc pas être prise en charge par quelqu'un d'autre. Alors que dans le second cas, on encourage cette prise en charge, ce sentiment d'être concerné par ce qui arrive à l'autre, même si nous n'y sommes absolument pour rien dans son état.
Ainsi le moment du "taking care of", celui de la prise en charge, que l'on pourrait aussi appeler la sollicitude, est bien quelque chose de propre au care. Le livre de Gilligan insiste beaucoup sur le fait que les femmes se soucient particulièrement de ne pas laisser un individu tout seul. Quand elles voient quelqu'un de seul, elles trouvent que leur devoir est d'aller avec cette personne, quitte à laisser leurs meilleurs amis, si ceux-ci ne sont pas seuls. Alors que l'éthique de la justice, qui demande seulement de ne pas nuire, ne nous donne aucun devoir vis-à-vis d'une personne seule. Tant que personne ne lui nuit, elle se débrouille! Pour le care au contraire, cette solitude est en soi une nuisance, et il faut à tout prix la combattre. On a des devoirs qui s'étendent au-delà de la non-interférence, on a des devoirs quand une personne va mal.
On arrive ainsi au noyau théorique du care, l'idée d'une dépendance, et d'une vulnérabilité. Les humains sont en tout premier lieu menacés par la solitude, parce que nous dépendons des autres à tout moment de notre vie, et rester seul implique ne plus parvenir à satisfaire ses besoins. Le devoir éthique le plus fondamental est donc de se sentir responsable de toutes les autres personnes, de façon à ressentir leur souffrance, et y porter remède. Alors que dans l'éthique de la justice, les individus sont davantage considérées comme des monades leibniziennes n'ayant aucune dépendance vis-à-vis de l'extérieur, et pour qui au contraire l'extérieur représente une menace. Se sentir responsable des autres, dans cette configuration intellectuelle, serait même suspect : ce serait le signe d'un désir de dominer, de violenter. Bref, dans l'éthique de la justice, les individus sont seuls et sont bien seuls, et les interférences sont surtout des rapports de domination, qu'il convient donc de réglementer. Alors que dans l'éthique du care, les individus seuls sont malheureux, et au contraire les liens sont une bonne chose. Il convient donc d'encourager les liens, et la sollicitude, la responsabilité à l'égard d'autrui, est justement le moyen.
Je ne souhaite pas en dire beaucoup plus au sujet du troisième aspect, celui de la pratique du care, "care giving", car il découle naturellement de ce que je viens de dire : puisque la relation est bonne, l'interaction apporte du bien-être à autrui, car elle lui permet de satisfaire ses besoins. Nous sommes dépendants d'autrui, il faut que les autres nous soignent et nous préservent pour que nous puissions vivre dans des conditions dignes. Or de question de laisser les autres mourir sous prétexte que nous ne leur avons pas fait de mal.
Ainsi, on arrive à la conclusion que le care est une théorie de la sollicitude, et du soin. Mais c'est la sollicitude qui est la notion la plus importante. Car on peut soigner sans se soucier, le soin peut aussi être un acte technique, particulièrement en français où l'on ne distingue pas "to care" et "to cure". Une éthique de la justice peut d'ailleurs très bien accorder une place au care (au sens de soin) : si quelqu'un est en souffrance et demande de l'aide, il semble aller de soi que nous avons le devoir de l'aider, et ceci ne nous fait que très peu avancer dans la voie du care proprement dit. Alors que le fait d'admettre que nous sommes responsables des autres, que nous devons nous soucier de comment ils vont, est une dimension propre au care. La mère exemplifie donc cette notion, parce qu'elle se sent responsable de l'état de son enfant (avec, bien évidemment, le risque qu'elle le "couve" trop, et qu'elle l'empêche de devenir responsable de lui-même). Le fait même de faire un enfant, donc de faire apparaître une nouvelle responsabilité, là où nous ne vivions que pour nous ou presque, est sans doute le paradigme de la mise en pratique de cette vertu de sollicitude.

En résumé, il faut en finir avec l'usage abusif du care comme théorie de l'attention au particulier, du souci de l'autre, etc. Tout ceci n'a rien de spécifique et se retrouve dans beaucoup d'autres théories. Le care se définit d'abord par la sollicitude pour des êtres qui sont perçus dans leur fragilité, leur dépendance. L'éthique doit nous apprendre à nous sentir responsables de personnes vulnérables, même si nous ne leur nuisons pas, que nous respectons tous leurs droits. Autrement dit, ce que remet en cause l'éthique du care, c'est la domination exclusive du mythe d'individus souverains en leur royaume, et qui rechercheraient seulement un pacte de non-agression. Il faut laisser une place à un second mythe, celui d'individus faibles qui ne peuvent survivre que par d'incessants rapports de soutien mutuel. Inutile d'insister sur le fait que ces deux mythes doivent marcher de pair, et que le monopole du second mythe serait tout aussi étouffant et infantilisant que le premier était dur et conflictuel. 

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