lundi 15 septembre 2014

Le fanatisme

SOCRATE.
Tu as donc ici quelque affaire? Te défends-tu, ou poursuis-tu ?
EUTHYPHRON.
Je poursuis.
SOCRATE.
Et qui?
EUTHYPHRON.
Quand je te l'aurai dit, tu me croiras fou.
SOCRATE.
Comment ! Poursuis-tu quelqu'un qui ait des ailes ?
EUTHYPHRON.
Celui que je poursuis, au lieu d'avoir des ailes, est si vieux qu'à peine il peut marcher.
SOCRATE.
Et qui est-ce donc?

EUTHYPHRON.
C'est mon père.
SOCRATE.
Ton père !
EUTHYPHRON.
Oui, mon père.
SOCRATE.
Eh ! de quoi l'accuses-tu ?
EUTHYPHRON.
D'homicide.
SOCRATE.
D'homicide ! Par Hercule ! Voilà une accusation au-dessus de la portée du vulgaire, qui jamais n'en sentira la justice : un homme ordinaire ne serait pas en état de la soutenir. Pour cela , il faut un homme déjà fort avancé en sagesse.
EUTHYPHRON.
Oui, certes, fort avancé, Socrate.
SOCRATE.
Est-ce quelqu'un de tes parents, que ton père a tué? II le faut ; car, pour un étranger, tu ne mettrais pas ton père en accusation.
EUTHYPHRON.
Quelle absurdité, Socrate, de penser qu’il y ait à cet égard de la différence entre un parent et un étranger ! La question est de savoir si celui qui a tué, a tué justement ou injustement. Si c'est justement, il faut laisser en paix le meurtrier; si c'est injustement, tu es obligé de le poursuivre, fût-il ton ami, ton hôte. C'est te rendre complice du crime, que d'avoir sciemment commerce avec le criminel, et que de ne pas poursuivre la punition, qui seule peut vous absoudre tous deux. [...]
 Sur cela toute la famille s'élève contre moi, de ce que pour un assassin j'accuse mon père d'un homicide, qu'ils prétendent qu'il n'a pas commis : et quand même il l'aurait commis, ils soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre, puisque le mort était un meurtrier; et que d'ailleurs c'est une action impie qu'un fils poursuive son père criminellement : tant ils sont aveugles sur les choses divines, et incapables de discerner ce qui est impie et ce qui est saint.
SOCRATE.
Mais, par Zeus, toi-même, Euthyphron, penses-tu connaître si exactement les choses divines, et pouvoir démêler si précisément ce qui est saint d'avec ce qui est impie, que, tout s'étant passé comme tu le racontes , tu poursuives ton père sans craindre de commettre une impiété ?
EUTHYPHRON.
Je m'estimerais bien peu, et Euthyphron n'aurait guère d'avantage sur les autres hommes, s'il ne savait tout cela parfaitement.


Cet extrait du début de l'Euthyphron est remarquable à plus d'un titre. J'en retiendrai deux aspects, que je vais développer ensuite.
1) le personnage d'Euthyphron se trouve pris dans un dilemme moral, choisir entre dénoncer un meurtrier et protéger son père, le dilemme venant du fait que son père est justement ce meurtrier. Vaut-il mieux suivre la loi (divine pour les personnage du dialogue, mais ce pourrait tout aussi bien être la loi civile), qui est impersonnelle, ne fait pas de différence entre les proches et les personnes lointaines, ou bien vaut-il mieux suivre la tradition, et protéger ses proches contre la menace que représente la justice du pays? Respecter la loi de son pays semble juste (pieux), aider ses proches semble juste (pieux). Où donc est la justice (la piété)? 
2) le personnage d'Euthyphron prétend être capable de résoudre ce dilemme moral, et savoir quoi faire. Il est très conscient que les autres vont le prendre pour un fou, mais ne recule pas pour autant, et déclare avec grande fierté à Socrate ses intentions, ainsi que sa certitude d'avoir raison.

J'avais déjà à plusieurs reprises discuté le premier sujet, celui de l'opposition entre une exigence d'impartialité, c'est-à-dire le devoir de ne pas favoriser quelqu'un en raison de critères arbitraires (et la proximité avec une personne est un critère arbitraire), et une exigence de solidarité, c'est-à-dire le devoir d'aider d'autant plus une personne qu'elle nous est proche, que nous sommes liées à elle. Prises indépendamment, ces deux exigences semblent avoir leur légitimité. Dans certains contextes, l'une s'impose très manifestement sur l'autre : on tolère très bien qu'un syndicat professionnel s'organise pour que des travailleurs du même secteur puissent se protéger et défendre leurs droits collectivement, par contre on ne tolère absolument pas qu'un directeur de ressources humaines embauche en priorité sa famille ou ses amis proches. Mais très souvent, il n'est pas du tout évident de savoir si l'une ou l'autre de ces exigences s'impose, si une seule est légitime, ou bien s'il faut concilier autant que possible les deux. Par exemple, en matière de justice sociale, nous ne savons pas très bien si des concitoyens ont entre eux plus de devoirs qu'ils n'en ont envers les hommes des autres pays. Autrement dit, si on s'accorde qu'il est nécessaire que tous les individus de notre pays vivent dignement, a-t-on aussi le devoir de faire en sorte que tous les individus de tous les pays vivent aussi bien que nous? Ce n'est pas évident : l'impôt national est rarement contesté en tant que tel (on ne conteste que son niveau, pas son principe), par contre, peu de gens seraient prêts à admettre un impôt international aussi lourd que le national, pour faire en sorte que tous sur la planète aient le niveau de vie des pays les plus riches. Pourtant, l'idée semble être légitime. En résumé, sur un tel sujet, nous ne savons pas si nous devons privilégier l'impartialité, ou la solidarité.
J'en viens maintenant à la situation de l'Euthyphron. Il s'agit de dénoncer un proche pour que justice soit faite. C'est un problème classique et récurrent. Aujourd'hui encore, la question de la délation se pose : chacun se flatte de ne pas être "une balance", et pourtant, chacun ressent aussi que participer à couvrir des actions répréhensibles a quelque chose de scandaleux. Les politiques, qui parfois sont tentés d'encourager les pratiques de délation, jouent justement sur ce ressort moral. 
Or, quelle est la réaction d'Euthyphron? Je la caractérise comme étant du fanatisme. Le personnage n'a pas la moindre hésitation, considère qu'il a absolument raison. Mais il ne suffit pas d'avoir des convictions inébranlables pour être fanatique. Sinon, toute personne qui a fait un tout petit peu d'algèbre ou de science naturelle devrait aussi être traitée de fanatique. En effet, que 7+5 fasse 12, nous en sommes tous absolument certains. Que les êtres vivants soient de se reproduire, soient soumis aux maladies, meurent inévitablement (du moins les êtres vivants sexués), est aussi une certitude absolue. Que la matière soit faite d'atomes, eux mêmes composés d'électrons navigant autour d'un noyau, ceci aussi n'est pas susceptible d'être mis en doute. Ces connaissances sont pour nous indéracinables. Il faut quelque chose de plus pour être fanatique.
L'élément nécessaire est, pour parler comme les psychologues, une personnalité clivée. Je veux dire par là que la personne doit avoir une conviction inébranlable que quelque chose est vrai, et pourtant, en même temps, elle a aussi connaissance d'indices qui poussent à croire le contraire. Euthyphron croit dur comme fer que dénoncer son père meurtrier est pieux, même s'il comprend bien que les autres vont le prendre pour un fou, et aussi que les autres croient qu'il est pieux d'honorer son père et sa mère. Cela signifie qu'Euthyphron a des indices suffisants pour comprendre qu'il est confronté à un problème délicat, mais il décide arbitrairement de mettre de côté une partie des indices dont il dispose, afin de prendre la décision qu'il veut, et de prétendre qu'il a une certitude absolue. Ainsi, le fanatisme est le fait de refuser de tirer les conséquences d'indices dont nous disposons, afin de conserver coûte que coûte certaines croyances. Dans le clivage, l'individu met en place des mécanismes pour ne pas tenir compte de faits qui le troublent, alors qu'ils sont sous ses yeux. Le fanatique a justement une personnalité clivée, même si son clivage est épistémologique plutôt que psychologique. Il a des informations, mais ne s'en sert pas pour réviser ses croyances. 

L'homme du peuple a donc raison : Eutyphron est fou, parce que le fanatisme est justement une folie. C'est une irrationalité sur le plan logique, puisqu'il consiste à adopter certaines croyances, en refusant d'adopter les conséquences de ces croyances. Et c'est aussi une "irrationalité" sur le plan moral, qui consiste à délibérément éviter les dilemmes moraux, en les prétendant simples à résoudre. Je veux dire par là qu'une certaine dose de scepticisme est, en morale, moralement exigée. Personne ne peut faire comme si certaines questions étaient faciles à résoudre ; une partie de notre travail moral consiste à admettre que certains cas sont difficiles. On ne tiendra pas forcément pour fou quelqu'un qui prend une décision inhabituelle, si on voit que cette personne est consciente que son acte n'est pas commun. Mais on prendra nécessairement pour fou quelqu'un qui ne voit même pas le problème. 
Chez les religieux d'aujourd'hui, les choses sont parfois un tout petit peu plus compliquées que chez Euthyphron, car ils cherchent évidemment à justifier leur clivage. Si des dogmes religieux sont manifestement en contradiction avec d'autres croyances solides, ils tenteront, par un recours à quelques hypothèses ad hoc, de sauver la cohérence de leur édifice intellectuel (Dieu est bon, le monde est une vallée de larmes, mais c'est parce que...etc.; notre livre sacré dit toute la vérité, il est truffé d'erreurs factuelles, mais c'est parce que...etc.). Les hypothèses ad hoc sauvent la cohérence logique de l'ensemble. Mais cela ne guérit pas du fanatisme : ajouter des idées délirantes pour conserver à tout prix d'autres idées délirantes, c'est aggraver encore son cas. 

Quelle est donc la leçon de ce dialogue socratique? C'est d'abord un rappel de la valeur morale du scepticisme : il y a une forme de sagesse à reconnaître que parfois, des problèmes sont difficiles, et peut-être insolubles. C'est aussi une défense de la modération : quand on ne sait pas exactement comment agir, mieux vaut ne pas trop se différencier des autres, en particulier quand les conséquences risquent d'être graves.  C'est enfin une défense de la science : le fanatisme décroît à mesure que nous prenons en compte plus d'idées, plus de points de vue.
Le fanatisme, en résumé, est l'idée que la science nous donnera toujours des certitudes absolues pour agir. Ne pas l'être, c'est admettre que parfois, plus de connaissance entraîne plus d'hésitation, c'est-à-dire que la science mène parfois au scepticisme. 


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