jeudi 18 septembre 2014

Comment calculer l'égalité hommes/femmes?

Le féminisme est une position politique qui réclame l'égalité entre hommes et femmes. Pour ce mouvement, la situation actuelle est injuste, parce que les hommes passent beaucoup moins de temps aux tâches domestiques (cuisine, ménage, lavage et repassage, s'occuper des enfants, etc.). Hors, ces tâches ne sont guère valorisées socialement, et ne rapportent rien économiquement. Les hommes ont donc la possibilité de se consacrer à leurs ambitions professionnelles rentables, pendant que les femmes sacrifient leur carrière pour repasser les belles chemises de monsieur. 
Donc, en résumé, pour le féminisme, la justice demande l'égalité; l'égalité, c'est le fait que les hommes passent exactement autant de temps aux tâches domestiques que les femmes. Je voudrais montrer que ce raisonnement, qui a l'air absolument évident, est faux, ou du moins a un très gros présupposé qui est loi d'être évident. Bref, je vais soutenir qu'il peut très bien être juste que les femmes passent davantage de temps sur les tâches domestiques que les hommes. Je ne dis pas qu'il est juste qu'elles le fassent. Je dis seulement qu'il PEUT être juste qu'elles le fassent. 

Voici l'argument féministe :
- Les femmes consacrent davantage de temps que les hommes aux tâches ménagères et à l'éducation des enfants.
- Cela les pénalise par rapport aux hommes sur le plan social, professionnel, etc. 
- Donc il faut corriger ce déséquilibre pour arriver à une situation d'égalité, donc de justice.
- Pour ce faire, il faut contraindre les hommes à faire davantage de travail domestique.

Cet argument est bancal, ce qui peut se voir si on change un élément : 
- Les femmes consacrent davantage de temps que les hommes à lire des romans à l'eau de rose.
- Cela les pénalise par rapport aux hommes sur le plan social, professionnel, etc. 
- Donc il faut corriger ce déséquilibre pour arriver à une situation d'égalité, donc de justice.
- Pour ce faire, il faut contraindre les hommes à lire des romans à l'eau de rose (ils pourront leur raconter les histoires sans que les femmes aient à les lire, et ainsi leur faire gagner un temps précieux).

En remplaçant les tâches ménagères par la lecture de romans à l'eau de rose, l'argument ne marche plus. C'est donc qu'il reposait sur une prémisse supplémentaire, absolument décisive :
- les hommes comme les femmes considèrent que les tâches ménagères sont absolument nécessaires à la vie humaine, et ils considèrent qu'il serait impossible d'y passer moins de temps que ce qu'ils y consacrent aujourd'hui.
Cet accord sur la nécessité des tâches elles-mêmes, et sur le volume de travail qu'on y consacre, est absolument déterminant pour toute considération de justice. Car si les hommes (par exemple!) pensaient qu'ils pourraient vivre de manière beaucoup plus frugale, alors la justice ne serait certainement pas que le temps de travail consacré aux tâches domestiques qui leur échoit soit le temps de travail actuel divisé par deux. La justice consisterait à leur donner le temps de travail qu'ils estiment nécessaire pour vivre, divisé par deux. Quant aux femmes, elles auraient l'autre moitié du temps de travail. Et seulement ensuite, libre à elles de faire du zèle. Mais tout ce qu'elles feraient en plus tomberait donc dans la catégorie du zèle, et ne pourrait pas faire l'objet d'une demande d'égalité. On ne pourrait pas demander aux hommes de soulager les femmes pour des tâches qu'ils n'estiment pas nécessaires. Ce serait une injustice, une contrainte illégitime.
Dit autrement, la justice consiste à ne pas accepter de passager clandestin. Si les hommes veulent voyager en classe confort, mais ne sont pas prêts à assumer la moitié des tâches nécessaires à ce confort, alors ils se comportent comme des passagers clandestins. Par contre, s'ils veulent juste monter dans le navire, et se contentent de la classe économique, alors on ne peut pas leur demander de payer le prix fort. Bref, la question de la justice entre hommes et femmes présuppose que nous ayons une réponse exacte à la question : Messieurs, comment voulez-vous vivre? Vivriez-vous vraiment avec ce niveau de confort si Madame ne s'occupait pas de ceci pour vous? Si oui, alors vous êtes injustes et vous devez changer de comportement. Si non, alors c'est à Madame d'admettre l'idée que tout ce qu'elle fait, elle le fait simplement parce qu'elle aime vivre dans le confort, mais qu'elle n'a plus aucune revendication de justice à faire valoir.

Comment se situe mon argumentation dans le champ des discussions autour du féminisme? Il pourrait sembler assez misogyne, puisque je laisse entendre que le désir d'avoir des enfants et une maison bien tenue est principalement féminin, et que les hommes se contenteraient souvent d'une vie plus rudimentaire. Pourtant, ce constat grossièrement empirique me semble avoir quelque chose de libérateur, et d'autant plus que les théories du care ont d'assez larges échos. S'imaginer que les hommes vont se lancer avec joie dans le care me semble une utopie ridicule, sur le plan psychologique. Quant au care forcé, aucune théoricienne n'y a encore songé! Et sur le plan moral, l'idée que la vie bonne puisse consister à s'occuper des personnes vulnérables est un non sens. Le care n'est qu'un moyen, et les moyens, même nécessaires, sont toujours méprisés. Les femmes devraient donc, au lieu de souhaiter un monde où les hommes sont devenus des ménagères, diminuer le temps qu'elles consacrent au care. Lorsqu'on touchera vraiment le noyau dur, le strict nécessaire, alors la question d'une stricte égalité méritera d'être posée.
Autrement dit, avant même que la question sociale de la justice se pose, les femmes doivent se débarrasser de cette mauvaise psychologie qui les pousse à prendre du plaisir à nettoyer et à s'occuper des autres. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire