dimanche 7 décembre 2014

Qu'appelle-t-on théorie du genre?

Je voudrais essayer ici d'exposer de manière synthétique les problèmes discutés par ce qu'il est devenu courant d'appeler la théorie du genre, étiquette souvent utilisée par les opposants à cette théorie. Alors que les partisans de cette théorie soutiennent, eux, qu'il ne s'agit pas du tout d'une théorie, mais d'un ensemble d'études portant sur le genre, sans noyau théorique commun. Il me semble qu'on peut soutenir, de manière assez consensuelle, qu'il est tout à fait vrai que les études sur le genre n'ont pas de théorie commune, et qu'elles s'opposent sur de nombreux points, mais qu'elles partagent au moins quelques conception sur ce qu'est le genre, sans quoi de telles études ne pourraient même pas exister. Une science a tout à fait le droit de partir d'une conception assez informelle de son objet. Cela n'empêche pas qu'elle doive avoir au moins une notion informelle, sinon, son propos se diluerait dans l'ensemble des autres disciplines. En bref, le genre n'est pas une notion qui serait strictement définie par une théorie acceptée de tous, l'expression "théorie du genre" est inappropriée, même si je vais la garder par pure commodité, pour désigner toutes les discussions suscitées par ce thème. Comme je l'ai annoncé, je voudrais clarifier les débats, non pas en fixant moi-même la bonne notion de genre, ce qui ne relève pas de mes compétences, mais en montrant les différentes orientations possibles que cette notion permet. Mon travail est donc un strict travail philosophique, d'analyse conceptuelle.

Commençons d'abord par expliquer la notion de sexe. Le sexe est un organe génital, c'est-à-dire l'organe permettant la reproduction de l'individu. La reproduction est une notion biologique. Et la biologie affirme que la reproduction passe par la rencontre des gamètes mâles et femelles, qui se mélangent pour former un nouvel individu. Autrement dit, la dichotomie du masculin et du féminin est établie par la biologie. Il y a deux sexes, et seulement deux, parce que les sexes sont définis par la capacité reproductive, et que cette capacité n'est actualisée que par un apport de chacun des deux sexes. Il est important de ne pas faire référence à des critères morphologiques pour définir le sexe, mais seulement à sa fonction dans la reproduction. Chez les humains, peu importe la forme du sexe, ou d'autres caractères apparents, la distinction passe entre les individus capables de produire des spermatozoïdes, et ceux capables de produire des ovules et disposant d'un utérus permettant de porter l'enfant. Tout individu n'ayant ni l'une ni l'autre de ces capacités n'a pas de sexe fonctionnel, ce qui revient à dire qu'il n'a pas de sexe du tout. En résumé, la notion de sexe est biologique, donc naturelle.
Alors que le genre, lui, est plutôt l'ensemble des traits morphologiques et des comportements qu'induisent cette différence sexuelle, ou bien qui correspondent à cette différence sexuelle. Par traits morphologiques et comportements, je veux parler d'une palette très large : forme du visage, seins, hanches, fesses, taille, poids, gestes brusques ou doux, voix grave ou aiguë, comportement pacifique ou agressif, recherche de la compétition ou recherche d'amis et d'amitiés, etc. La liste est longue de traits que l'on associe aux genres masculins ou féminins. Or, ici, opposants et partisans de la théorie du genre s'opposent : les opposants soutiennent que les différences sexuelles induisent les différences de genre. Ainsi, pour prendre un exemple radical, les garçons sont agressifs à cause de leurs testicules, et les filles sont pudiques à cause de leur vagin. Il y a donc un déterminisme causal entre sexe et genre : notre sexe biologique détermine causalement notre identité de genre. La société ne joue pas de rôle dans la construction du genre, car tout vient de la biologie.
Voici les questions que soulèvent cette conception :
1) dans quelle mesure peut-on tirer des conclusions normatives de ce discours sur la causalité biologique? En effet, si c'est la biologie qui détermine notre genre, alors la société n'a pas de pouvoir sur les genres, donc il serait inutile que la société valorise tel ou tel comportement. Ce serait peine perdu. Or, les opposants au genre, justement, ont tendance à défendre des positions normatives fortes, en affirmant qu'il faut garder une différence des sexes, que les filles doivent se conduire comme des filles, et les garçons comme des garçons. Il y a donc là un gros problème théorique : ou bien on veut soutenir des discours normatifs, mais alors il faut admettre que la société a un pouvoir sur la construction des genres, ou bien on soutient que c'est la biologie qui fixe les genres, mais alors on doit renoncer aux discours normatifs. 
2) Les traits relevant du genre sont-ils entièrement déterminés par le sexe, ou seulement partiellement? Là encore, c'est une question importante. Il se pourrait que certaines comportements ou traits physiques soient déterminés biologiquement, mais que d'autres soient construits socialement. Or, répondre à cette question demande des enquêtes empiriques. On ne voit donc pas quel sens une discussion purement abstraite entre partisans et opposants de la théorie du genre pourrait avoir. Comme je le mentionne dans le point 1, si tout était déterminé biologiquement, les opposants n'auraient plus rien à défendre. Il leur faut donc soutenir que beaucoup de choses sont déterminées par la biologie, mais pas tout, et c'est pour cela que des discours normatifs sont utiles. Alors que les partisans de la théorie du genre, eux, voudront plutôt soutenir que la plupart des traits relevant du genre sont socialement construits, voire, pourquoi pas, que tous les traits sont socialement construits.
3) Si on admet que des discours normatifs sont possibles parce que tout n'est pas déterminé biologiquement, de quel type de valeurs peut-on se réclamer si on veut s'opposer à la théorie du genre? Pourquoi vouloir qu'un individu qui a un sexe masculin ait TOUS les traits masculins relevant du genre (idem pour les femmes)? Pourquoi s'opposer à l'idée que les humains pourraient profiter de la marge de manœuvre que leur donne la nature pour faire comme ils le veulent? On entend souvent dire que la différence des sexes est importante pour notre culture. Soit, mais elle ne devrait pas être menacé, si beaucoup d'aspects du genre relèvaient de déterminismes biologiques. Elle n'est menacée que si les théoriciens du genre ont raison, et que le genre est massivement construit par la société. De plus, pourquoi cette différence des sexes serait-elle importante? La seule réponse est : on a toujours fait ainsi. Ce n'est pas un argument. Un autre argument serait de dire qu'il est plus facile pour les enfants de se construire, si les catégories sont bien nettes et bien connues. Cela revient à dire que la liberté est toujours angoissante. C'est vrai. Mais de ceci, on peut conclure qu'il ne faut pas donner de liberté trop vite (tous les parents savent bien cela, pour leurs enfants et adolescents). Mais on ne peut pas conclure qu'il ne faut pas donner de liberté tout court. Si un mâle adulte ne se sent pas déstabilisé à se déguiser en femme, et à désirer physiquement des hommes, pourquoi le lui interdire? Pour ne pas donner de modèles trop étranges aux enfants? Pourquoi pas, mais le travail de tout parent est de protéger son enfant de tous les contre-modèles, et non pas de supprimer politiquement tout ce qui ne lui plaît pas. Je n'aimerais pas que ma fille finisse femme de ménage, ce n'est pas pour autant que je souhaite abolir ce métier. Bref, l'argumentation normative des opposants est faible.

Passons maintenant à la discussion des positions des partisans de la théorie du genre. Pour eux, les traits relevant du genre ne sont pas déterminés par le sexe de l'individu, ou bien, ne le sont pas beaucoup, et la société a donc une large place pour fixer elle-même le contenu des genres masculins et féminins, et de pousser les individus dans une catégorie ou l'autre au moyen d'un système contraintes. Je vois dans cette idée les difficultés suivantes :
1) Commençons par le plus important, et qui explique pourquoi la théorie du genre n'en est pas vraiment une. En effet, elle offre une large palette de positions. A l'extrême, elle peut être continue avec les positions des opposants. En effet, un opposant soutient que beaucoup de déterminations relevant du genre sont déterminées par le sexe. Un partisan pourrait simplement dire qu'il est faux qu'il y en ait beaucoup, parce qu'il y en a petit nombre. La différence est donc seulement quantitative, et cette différence quantitative pourrait bien être quasiment nulle. A l'autre extrême, un partisan pourrait soutenir que tous les traits relevant du genre sont construits socialement, que rien n'est naturel. Sur ce point, la différence avec les positions mixtes est qualitative. Soutenir qu'il faut rejeter la notion de nature, et soutenir que tout est construction sociale, c'est une position radicalement distincte de celle qui dirait que certaines choses sont naturelles, et d'autres culturelles. Or, cette distinction entre constructivisme radical, et position mixte, n'est pas toujours claire dans les débats, alors qu'elle change tout. 
2) Évoquons le cas de la position constructiviste radical. Elle se trouve exposée par Butler, dans Trouble dans le genre. Cette position a pour conséquence assumée comme telle de supprimer la notion de sexe. Puisque tout est socialement construit, alors il n'y a rien de naturel, tout relève du genre. Le sexe est construit par une longue pratique performative, qui fait être un sexe alors qu'il n'y en avait pas à l'origine. Une telle position est-elle sérieusement tenable? Elle rend inopérante la distinction entre le naturel et le social, qui, qu'on le veuille ou non, est centrale dans la plupart de nos explications ordinaires, scientifiques, etc. Il y a des millions de tautologies qu'il convient de sauver : la société ne peut pas décider par convention qu'un individu a un sexe de femme, s'il a de toute évidence un pénis et des testicules. Elle peut faire de la chirurgie, c'est-à-dire avoir une action naturelle, mais il n'existe aucun pouvoir symbolique qui agirait sur les sexes. Il existe bien sûr des cas intermédiaires (les intersexes), mais on ne peut pas s'autoriser de l'existence de cas intermédiaires pour montrer qu'une notion est sociale et pas naturelle. Car décider ce qu'il en est des cas intermédiaires n'agit pas sur la chose elle-même, ce n'est qu'un choix conceptuel. Or, si on réintroduit quelques éléments comme naturels, on ne voit pas ce qui empêche d'admettre que beaucoup de traits morphologiques et comportements sont naturels, et non pas construits. On a pu constater que l'injection de testostérone chez les femmes augmente le désir sexuel. Il semble donc qu'on peut s'autoriser de conclure que le désir sexuel impérieux est chez les hommes un trait naturel. Or, voilà un des pires clichés que les théories du genre et les féministes aimeraient remettre en cause. En résumé, le constructivisme radical est si fragile, qu'il menace sans cesse de retomber dans une position mixte qui n'a pas un si grand intérêt philosophique et politique. 
2) Enfin, il faut étudier l'aspect normatif de ces théories. Elles se présentent comme libératrices, et font appel à la notion de liberté, pour recommander aux individus de se défaire des carcans sociaux, et construire leur personnalité comme ils l'entendent. De même, elles enjoignent la société à diminuer la force des stéréotypes liés aux genres. Mais ici aussi, le constructivisme radical se distingue de toutes les positions mixtes. En effet, si les sexes biologiques ont une influence, même minime, les genres resteront malgré tout attachés à ce sexe, et ne pourront donc être que deux, malgré les multiples variantes possibles au sein des genres masculins et féminins. Au contraire, le constructivisme radical supprimant la notion de sexe, elle autorise en soi une pluralité infinie de genres. Chaque individu pourrait donc construire tout seul de nouveaux genres. En termes normatifs, c'est assez lamentable, puisqu'on donne à l'individu une liberté, sans lui donner le moindre indice de la manière de s'y prendre pour exercer cette liberté. Car si les sexes sont abolis, à partir de quel matériau doit-il élaborer son genre? Et comment savoir si un trait ou un comportement relève vraiment des genre, et pas des multiples autres types de rôles sociaux? Une certaine froideur, est-ce lié au masculin, ou est-ce lié aux classes favorisées? Un goût pour l'abstraction, est-ce lié au masculin, ou aux mathématiciens, financiers, informaticiens? Désirer des hommes, est-ce lié au féminin, alors qu'une partie non négligeable des hommes désire aussi des hommes? Etc. En bref, au lieu de libérer les genres, le constructivisme radical les dissout dans l'ensemble des autres identités sociales. Cela signifie que cette théorie n'a aucune valeur normative, puisqu'elle supprime les conditions de possibilité de son discours libérateur. 


Je résume mon propos. Il existe trois types de positions sur la question du genre :
1) Tout est biologiquement déterminé.
2) Certains traits sont biologiquement déterminés, d'autres sont socialement construits. C'est ce que j'ai appelé la position mixte.
3) Tout est socialement construit.
J'ai montré que la position 1 est intenable, parce qu'elle interdit tous les discours normatifs, de sorte que si elle est vraie, autant arrêter de discuter de la théorie du genre, et retourner chez soi. Les homosexuels seront toujours homosexuels, les hommes auront toujours des gestes brusques et ne penseront qu'au sexe, et les femmes seront définitivement d'incurables romantiques, et passeront des heures aux toilettes pour se remaquiller. Même s'il n'est au fond pas si facile de montrer que cette conception est empiriquement fausse (à cause des différences historiques et contextuelles entre chaque culture), il me semble qu'il n'y a aucun intérêt à la prendre au sérieux.
J'ai aussi montré que la position 3 est à peu près aussi indéfendable que la position 1. Elle revient à concevoir la société comme un monde en apesanteur, sans nature, capable grâce aux pouvoirs magiques du performatif de faire advenir n'importe quoi. De plus, et c'est assez grave d'un point de vue théorique, la disparition du sexe implique aussi la disparition du genres, puisqu'on ne voit plus sur quel contenu établir les traits relevant du genre. Je ne dis pas qu'un monde sans sexe ni genre soit conceptuellement impossible. Je dis juste que c'est se priver des outils théoriques pour comprendre tous les phénomènes qui sont manifestement dépendants des catégories de sexe ou de genre (la vie domestique, la natalité, la vie amoureuse, les choix professionnels, etc.). Les féministes savent bien que la dissolution du genre féminin remet en cause les fondements de leur lutte. 
Reste la position mixte. En réalité, aussi bien les partisans que les opposants de la théorie du genre la défendent, et ne se distinguent que par la quantité respective de traits naturels ou socialement construits qu'ils admettent. Mais cela implique que l'essentiel de leurs désaccords relèvent de discussions empiriques. Peu importe donc d'en débattre sans cesse politiquement. Et inutile d'en faire un scandale (je pense à l'affaire Onfray-Sarkozy sur l'homosexualité, dont on ignore si elle est naturelle, socialement construite, ou choisie individuellement) Surtout, la discussion procède à front renversé : ce sont les naturalistes qui recommandent l'intervention de la société, et les constructivistes qui recommandent de laisser faire (la nature?).

J'en conclus que les positions libérales sont plus cohérentes, puisqu'elles soutiennent que la société a une force de contrainte énorme sur la construction des genres, et qu'il serait bon que cette force de contrainte se relâche un peu. Ceci me semble une position de bon sens, et au fond, défendable indépendamment d'une prise de position substantielle sur la théorie du genre. Alors que les positions anti-libérales souffrent vraiment d'une contradiction majeure, voulant que la société maintienne une pression forte, tout en niant le poids de la société sur la construction de l'identité de genre. Elles donnent l'impression d'admettre une position constructiviste, tout en soutenant que la société est pour cette raison en danger, justement à cause de la marge de manœuvre dont elle dispose, qui lui permettrait de se mettre elle-même en danger. 
Ma conclusion finale est que les partisans et les opposants de la théorie du genre sont d'accord sur l'essentiel de cette théorie : à savoir que beaucoup de traits sont socialement construits, et que ces traits sont suffisamment nombreux pour que leur évolution puisse profondément affecter la société. Leur seul désaccord revient à une querelle qui n'a rien à voir avec la théorie du genre : libéralisme contre conservatisme. Il trouve là un nouveau terrain de conflit. Mais ce terrain me semble plutôt stérile. Qui a déjà lu un argument vraiment intéressant, aussi bien du côté des libéraux que des conservateurs?
J'espère donc que ces quelques propos participeront à diminuer le verbiage démesuré sur ces questions. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire