mardi 30 décembre 2014

Obligation sans contrainte

Un des passages obligés de la philosophie en classe terminale consiste à expliquer aux élèves la différence entre l'obligation et la contrainte. L'obligation relève de la prescription rationnelle, de ce qu'il faut faire, de ce qu'il est juste de faire, du droit. Alors que la contrainte relève de la force physique, de ce que l'on fait que cela soit bon ou pas, du fait et non du droit. Et j'imagine que bon nombre de collègues en profitent pour parler de Rousseau et de l'opposition entre volonté générale et volonté de tous, ou bien de l'opposition kantienne entre la loi morale et les déterminations pathologiques, ou plus généralement de l'opposition entre le droit et la morale, seul le premier étant doté d'un système pénal centralisé pour contraindre les individus.
Pourtant, n'importe quel collègue sincère doit bien admettre que la distinction, qui semble assez claire prise abstraitement, est loin d'être évidente quand on y regarde plus précisément. En effet, partout où l'on regarde, il semble que les obligations soient toujours soutenues par des contraintes. Une obligation à l'état pur semble quelque chose d'introuvable. Dès lors, la distinction est menacée si on ne peut jamais avoir d'obligation sans avoir en même temps de contrainte. Je précise pour être complet que l'existence d'une contrainte sans obligation n'a rien de mystérieux. Notre constitution physique nous contraint à rester au sol, et nous empêche de voler. Mais il n'y a pourtant aucune obligation. Cependant, dès que l'on s'intéresse au champ humain, on voit que toute obligation est associée à des contraintes. Il est faux de dire que la morale est sans contrainte : les autres nous punissent (au moins, en nous délaissant), si nous sommes malveillants avec eux. De même, bon nombre de contraintes sont précédées de la formulation d'une obligation. Le mafieux qui rackette, le policier qui arrête, l'enfant qui cherche à prendre par la force le jouet d'un autre enfant, commencent tous d'abord par formuler une obligation, et n'emploient la contrainte que si la demande n'aboutit pas.
Bref, il semble que l'obligation sans la contrainte soit introuvable, ce qui fragilise considérablement la distinction que l'on essaie de faire. Mais n'y a-t-il pas un moyen de la sauver?

Il me semble qu'on se perd dans des confusions inextricables, si on commence le travail conceptuel dans des secteurs où l'obligation et la contrainte sont trop voisines. Si on cherche à distinguer l'obligation légale, à savoir le fait d'avoir à respecter la loi de son pays, et la contrainte judiciaire, à savoir le pouvoir qu'ont les policiers et les juges d'empêcher par la force un individu de commettre un acte illégal ou de recommencer, on revient sans cesse à la conclusion que l'obligation et la contrainte sont indissociables. Pour la morale, il en est de même : il faut que la morale ait aussi des systèmes de sanction externe (les autres) ou interne (honte et culpabilité) pour être effective. Une morale sans contrainte est une chose tout à fait mystérieuse. Que serait un système de morale réduit au pur sens du devoir, devoir envers des êtres qui n'ont aucun pouvoir de nous contraindre, et envers lesquels nous n'éprouvons pas le moindre sentiment moral? Ce ne serait rien. 
Il faut donc commencer ailleurs, si on veut mieux cerner la nature de l'obligation. Car c'est évidemment l'obligation qui est mal conceptualisée. Celle-ci est conçue sur le modèle de la loi. Or, la loi, c'est une prescription verbale ET un système de contrainte. Mais puisqu'il faut penser la spécificité de l'obligation, on retire le système de contrainte, et on croit qu'on peut se contenter de la prescription verbale. Sauf que, faute d'une idée suffisamment claire de ce qu'est une prescription, on continue à concevoir celle-ci comme une contrainte, mais cette fois, une contrainte purement verbale. Une contrainte verbale est un non sens, c'est une contrainte non contraignante. Les mots ne forcent jamais personne. Il faut donc trouver autre chose pour penser l'obligation que ces idées de prescription verbale. J'ajoute qu'on pourrait tenter de remplacer "verbale" par "rationnelle". Mais en l'état, un tel changement  de vocabulaire ne produit pas de changement de sens. Une prescription de la raison non plus n'est pas contraignante, donc on ne comprend toujours pas ce que peut être une obligation.
Pour formuler de manière lapidaire le paradoxe d'une telle conception, on peut dire un mot, en cette fin d'année, sur les bonnes résolutions du nouvel an. Tout le monde sait bien qu'une résolution à laquelle on s'engage, mais qui n'est pas accompagnée d'un dispositif de sanction, n'a aucune valeur, et peut être abandonnée dès que l'envie nous vient. Chacun étant souverain sur ses résolutions, chacun peut les abandonner, ou les rétablir, à volonté. Hobbes dit la même chose du souverain, quand il affirme qu'il n'est pas soumis aux lois qu'il promeut. En effet, le souverain a un pouvoir absolu de faire et défaire la loi, sans limite. Là encore, autant dire que le souverain n'est obligé par rien, puisqu'il est capable à chaque instant d'annuler n'importe quelle loi, n'importe quelle résolution. Seule la contrainte semble capable d'assurer suffisamment de constance pour qu'il y ait un sens à parler d'obligation. Voici donc ce que l'on pourrait appeler le paradoxe de Hobbes : le souverain se donne à lui-même sa loi, mais n'est jamais soumis à cette loi, puisqu'il a le pouvoir absolu de l'abroger à tout moment. Le souverain n'étant jamais contraint, l'obligation s'évanouit.

J'en arrive au versant plus positif de mon argumentation. Pour comprendre la notion d'obligation, il faut se pencher sur le domaine théorique, d'abord, et non pas sur le domaine pratique. Qu'est-ce que l'obligation, pour la théorie? C'est de croire ce qui est vrai, au sens de ce qui est conforme aux faits, et de non contradictoire. Et cette obligation n'est pas du tout associée à une contrainte. En effet, nos dispositions psychologiques et neurologiques ne nous contraignent pas à penser vrai. Nous faisons souvent des erreurs, des faux raisonnements, des biais heuristiques, etc. De même, les autres personnes ne nous contraignent pas à penser vrai. Elles nous contraignent un peu (ça ne marche jamais parfaitement) sur certains sujets sensibles, et il y a d'autres domaines où les autres nous laissent penser à peu près ce que nous voulons. En sciences, par exemple, il est parfaitement admis que les chercheurs aient des opinions originales et opposées aux conceptions communes sur certains sujets difficiles ou controversés. De même, dans la vie ordinaire, nous admettons que l'autre ait pu être témoin d'un événement que nous ignorions, et qui nous oblige à réviser nos croyances. Cela signifie que nous ne forçons pas les autres à ne nous dire que ce qui s'accorde avec nos croyances préalables. Bref, dans le domaine de la théorie, la vérité est une obligation, et pas une contrainte.
Voici donc un premier exemple d'une obligation complètement dépourvue de contrainte. Je crois que l'on a ainsi un élément de réponse concernant la nature de l'obligation. L'obligation est une norme pour l'action et la connaissance, et la norme est seulement ce qui sert à évaluer la réussite ou l'échec de cette action ou d'une croyance. L'obligation sert à juger, et n'a donc pas une fonction causale poussant l'agent dans une direction donnée. Certes, on peut bien dire que la vérité est le but visé par celui qui cherche à savoir, mais un but n'est pas une cause au sens ordinaire, au sens où la contrainte est une cause. Pour reprendre le vieux vocabulaire aristotélicien, une contrainte est une cause efficiente. Alors qu'une obligation est une cause finale. Et une cause finale n'est pas une cause efficiente sur la raison, car la raison n'est pas un quelque chose sur quoi autre chose pourrait agir. L'esprit est soumis à une causalité psychologique. Mais la raison n'est soumise à aucune sorte de causalité. Le vrai n'agit pas sur la raison. Et mieux vaut d'ailleurs abandonner cette manière trompeuse de parler. La raison n'est pas une chose qui agirait sur, ou subirait d'autres choses. La raison est plutôt une norme de l'esprit, il est l'esprit, lorsqu'il se conforme bien aux règles qui nous faisons porter sur lui. Dit autrement, la raison est l'esprit qui ne croit que ce qui est vrai (ou plus modestement, qui croit ce qui représente la meilleure explication des faits dont il a connaissance). Ainsi, je suis d'accord avec l'idée que l'obligation est une prescription rationnelle, mais si on comprend par là que cette prescription n'a rien d'une contrainte causale, et n'est qu'un modèle d'évaluation des croyances ou de l'action. 
On est donc obligé lorsque nous mêmes, ou les autres, posent un modèle d'évaluation qui sert de critère pour la réussite de nos actions ou de nos croyances. Un critère n'a donc nul besoin de récompense ou de punition (de contraintes). Il ne sert qu'à énoncer un jugement. Et il est impossible de générer des paradoxes du type de celui de Hobbes. Ici, il est seulement question de critère d'évaluation. Et il n'y a aucun paradoxe à instaurer et supprimer un tel critère. Ce serait certes un comportement un peu étrange, mais nullement paradoxal. Alors qu'être contraint par une loi qu'on peut supprimer à chaque instant, c'est véritablement paradoxal.

Il serait, en conclusion, utile de dire un mot du lien entre deux notions qu'on ne rapproche jamais, mais qui le mériteraient. Au lieu de concevoir l'obligation sur le modèle de la loi et d'aboutir au paradoxe de Hobbes, mieux vaut prendre le modèle de l'intention. En effet, une intention est un engagement, à l'aune duquel nous pouvons évaluer la réussite ou l'échec de nos actions. Si nous avons l'intention d'aller faire un tour dans un jardin après notre journée de travail, mais que nous avons du retard et n'avons plus le temps d'aller au jardin, nous avons échoué puisque nous avions l'intention d'y aller. Inversement, si nous travaillons efficacement et nous y rendons, alors nous avons réussi. Mais l'intention, bien qu'elle serve d'engagement, n'est pas contraignante, puisque nous pouvons à chaque instant l'abandonner. Si nous n'avons plus envie de prendre l'air, nous rentrons directement chez nous sans nous promener, et il n'y a rien là de mal. La seule limite, c'est que nous ne changeons pas sans cesse d'intention, ce qui serait étrange, et très inefficace. Mais cette étrangeté n'a plus grand chose à voir avec un problème conceptuel. Alors que la conception légale de l'obligation pose un vrai problème conceptuel.

2 commentaires:

  1. Il y a beaucoup à dire sur le sujet. Le programme de terminale reprend une notion dont le sens s'est à peu près complètement perdu : celle d'obligation. Je ne crois pas que tu sois dans le vrai en disant que l'obligation est une cause finale, du moins si tu entends par là une raison d'agir que les gens devraient reconnaître.

    Quelques considérations grammaticales : c'est une chose qui oblige (pas une prescription). Une promesse oblige, "noblesse oblige". Mais une démonstration n'oblige personne, même si elle est irréfutable. Obliger est une quasi-action effectuée par une chose et qui fait de quelqu'un un obligé. Si on demande encore des raisons d'agir, c'est qu'on n'a pas compris le concept d'obligation. L'obligation n'est pas plus "mentale" que le langage.

    Les gens qui estiment que l'obligation est compatible avec l'autonomie la confondent avec les résolutions du nouvel an. Ce n'est pas de la philosophie, simplement une confusion conceptuelle.

    Les économistes sont plus conséquents : les obligations n'existent pas pour les homo economici "autonomes", il y a seulement des incitations. Mais cela manque trop de noblesse pour notre corporation !

    C'est vrai que le concept de loi de Hobbes est complètement aberrant (et par suite sa théorie toute entière), je me demande ce que les juristes et tous les gens qui ont un minimum de sens critique en pensent. La loi peut être issue du décret du prince en son conseil, mais ce n'est pas l'essentiel : c'est bien autre chose qui en fait une loi.

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    1. Ton premier paragraphe nie que l'obligation soit une raison une raison d'agir (ou de croire). Le second nie que les obligations aient besoin de raisons d'agir (ou de croire) pour les justifier. Attention c'est différent. Le second paragraphe soutient quelque chose de vrai, mais avec un argument faux. Car une raison d'agir aussi est une quasi-action accomplie par une chose. Cela ne permet pas de distinguer les raisons d'agir et les obligations. Pour donner un bref argument : c'est la présence réelle de nourriture dans le réfrigérateur qui est une raison pour se lever et aller y chercher quelque chose, et non pas la pensée qu'il y a quelque chose dans le réfrigérateur. Quant au premier paragraphe, je suis aussi d'accord avec toi, mais toujours pour une raison différente. Je pense que l'obligation est bien une raison d'agir, mais que toute raison d'agir n'est pas une obligation, car il y a parfois des raisons qui motivent sans obliger. Pour reprendre mon exemple, un petit creux est une raison motivante pour se lever et aller jusqu'au réfrigérateur, mais il n'y a nulle obligation. De même, pour prendre un registre plus sérieux, la présence du rayonnement fossile est une raison de croire au big-bang, mais n'oblige pas à y croire, puisque des interprétations différentes du rayonnement restent possibles. En bref, raison d'agir est une notion plus large qui regroupe ce qu'on pourrait appeler "autorisation", ainsi que l'obligation.

      Celui qui croit quelque chose est obligé de croire aussi ce qui découle de cette croyance. Je n'ai pas l'impression que l'usage "d'obligation", ici, soit extraordinaire, et encore moins qu'il soit illégitime. Il est clair que la force du doit logique, comme dirait Wittgenstein, a besoin d'une notion pour l'exprimer.

      J'aurais plutôt tendance à penser que l'homo economicus est obligé en permanence, de manière hypothétique, par sa rationalité instrumentale. Il croule sous les injonctions du type "si je veux maximiser ceci ou cela, compte tenu du fait que ceci ou cela a lieu, alors je dois faire ceci ou cela". C'est plutôt de l'idée d'une raison d'agir non nécessitante qu'il fait l'économie. Mais je me trompe peut-être.

      Sur la philosophie du droit : Kelsen a des pages volontairement provocatrices (je pense) où il explique que la loi n'a pas le moindre pouvoir de contrainte par elle-même, et donc que celui qui a les pouvoirs de l'interpréter a un pouvoir absolu tant qu'aucune instance indépendante n'a pas le pouvoir de révoquer cette autorité et de briser ces interprétations. Cela ressemble à du Hobbes, mais à tous les étages de la pyramide des normes, puisque même le plus bas étage de la pyramide (le juge au tribunal) pourrait avoir un pouvoir absolu s'il était sans contre-pouvoir.

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