mardi 2 décembre 2014

Covarier n'est pas signifier

Je voudrais aborder un point qui peut paraître assez technique de sémantique, mais qui est pourtant très important pour comprendre la nature des phénomènes mentaux. Je voudrais montrer, à partir de cette question précise de sémantique, pourquoi la tentative de naturaliser le mental ne marche pas. Par naturaliser, j'entends proposer une explication d'un phénomène mental en termes strictement non mentaux, donc en termes naturels pris au sens large (ceux de la description ordinaire des phénomènes naturels). Une telle réduction ne marche pas parce que les termes mentaux ne sont pas éliminables, et que, même s'ils ne sont pas l'objet d'une description, l'opération même de décrire repose sur eux.
Les théories sémantiques qui proposent de naturaliser la sémantique sont souvent portées par la théorie causale de la référence, cependant, cette théorie n'implique pas nécessairement la thèse naturaliste, et inversement, on peut être naturaliste sans défendre cette théorie causale. Ainsi, Putnam défend la théorie causale de la référence directe pour les noms propres (il adhère aux travaux de Kripke) et a lui-même élaboré la thèse pour les termes d'espèces naturels (cf. The meaning of "meaning", où l'on trouve le fameux exemple de la Terre-jumelle). Pourtant, il refuse la naturalisation de l'esprit (du moins, en ce moment, sa position ayant évolué. Voir Définitions pour un exposé de sa position actuelle). A l'inverse, la téléosémantique de Milikan n'est pas une théorie causale de la référence, bien qu'elle soit évidemment une thèse naturaliste. Elle est naturaliste parce qu'elle s'inscrit dans le cadre de la théorie biologique de l'évolution, mais elle définit les concepts par leur fonction biologique, et non pas comme un mécanisme de référence à des entités. 
Je souhaite donc discuter ces conceptions naturalistes, et montrer qu'elles souffrent d'un grave défaut. Pour des raisons que je préciserai par la suite, je préfère étudier la théorie causale plutôt que la téléosémantique de Milikan. En gros, cette dernière, en introduisant les notions de fonction et de finalité, brouille la distinction entre théorie naturaliste et non naturaliste. C'est pourquoi il serait mal venu de prendre cette théorie comme paradigme d'une sémantique naturaliste. 

Une sémantique est une théorie qui propose une interprétation des expressions d'un langage. Et cette interprétation est représentée par une fonction qui associe à chaque expression une entité appartenant à l'univers du discours. Dans une sémantique classique, les noms propres sont associés aux éléments de cet univers du discours, puis les termes généraux sont associés aux ensembles contenus dans cet univers du discours, ensembles dont la fonction caractéristique (la fonction qui détermine, pour chaque élément de ces ensembles, s'il appartient ou n'appartient pas à ces ensembles) est une fonction de vérité (une fonction qui associe à chaque élément d'un ensemble la valeur vrai, et la valeur faux à tous les éléments n'appartenant pas à l'ensemble). Je ne mentionne pas l'interprétation des opérateurs logiques, dont je ne parlerai pas du tout ici.
L'enjeu de la naturalisation de la sémantique consiste à découvrir une description naturelle de cette fonction d'interprétation. Il faut trouver des faits physiques qui correspondent très exactement au lien entre les mots et les choses, pour que l'on obtienne une sémantique naturaliste. Il est assez facile d'imaginer le type d'explications. C'est même si facile que cette découverte, pourtant empirique puisque naturaliste, a été faite a priori par des logiciens et philosophes en fauteuil. Donc, je me permet d'annoncer leur "découverte" sans faire beaucoup de mystère : nous nous trouvons en face d'une chose, nous faisons un son avec le bouche, donc le son se retrouve comme relié à cette chose. Les plus ambitieux des darwiniens diront que cette chose est soit un prédateur, soit un aliment, soit un partenaire sexuel, donc que le mot n'est pas simplement une étiquette pour la chose, mais est associé à une fonction vitale, comme se cacher, manger, ou avoir du sexe. Voilà donc, dépourvu des formules grandiloquentes, ce qu'est la théorie causale de la référence (et la téléosémantique). La chose cause sur nous la production d'un signal, dont le sens le relie à sa cause. 
Pourquoi peut-on parler d'une théorie causale, et pourquoi est-elle naturaliste? Parce que, une fois le baptême fait, à savoir le premier contact, nous devenons un indicateur fiable de la présence de la chose baptisée, exactement comme le thermomètre est un indicateur fiable de la température. Si la choseest présente, alors nous prononçons son nom. Si elle est absente, nous ne le prononçons pas. Et si nous en parlons quand même alors qu'elle est absente, notre discours tient compte de ce fait. Ainsi, grâce à notre maîtrise du mot, nous sommes dans une relation de covariance avec cette chose. Quand la chose est là, notre état mental est affecté d'une manière caractéristique et nous employons son nom, alors que quand elle n'est pas là, nous n'avons pas cet état mental, et nous ne la nommons pas. Bref, comme mon titre l'indique, pour une théorie causale, covarier, c'est signifier. L'ensemble des états mentaux et des fonctions organiques qui covarient avec la présence de la chose deviennent des signes de cette chose. De ce point de vue, la différence entre théorie causale et téléosémantique est minime. La théorie causale parle surtout de la perception sensorielle, alors que la téléosémantique parle aussi de l'aspect pratique, des fonctions physiques mises en oeuvre en réaction. Mais cela ne fait pas grande différence. Il suffit d'avoir perçu ces relations de covariance entre deux paramètres physiques pour comprendre que l'un signifie l'autre, nous dit le naturalisme.

J'espère que ma dernière phrase fait bien comprendre le problème. Il se peut bien entendu que nous découvrions que la manière dont nous établissons des relations de signification obéisse à des régularités descriptibles scientifiquement. Mais de telles régularités sont au mieux concomitantes à la relation de signification, elles ne peuvent certainement pas en expliquer l'essence. Car la nature ne dit jamais elle-même qu'une chose est le signe, et l'autre le signifié, ou l'inverse. Pourquoi ne serait-ce pas le chien qui est le signe du mot chien, et non pas l'inverse? Cela, la nature ne le dit pas, pourtant, la covariance implique une relation dans les deux sens. De plus, pourquoi cette relation de covariance seule serait pertinente, et non pas plein d'autres paramètres physiques qui sont aussi covariants? Pourquoi relier chien et "chien" et non pas la joie de voir un chien et "chien", ou juste une patte de chien et "chien", ou bien un autre objet qui, par pur hasard, se trouve positionné exactement de la même façon par rapport au locuteur quand il dit "chien"? 
La réponse est fort simple : c'est parce que l'homme prélève intentionnellement un élément du réel pour en faire le référent du mot. Il y a là un choix qui est fait, et c'est ce choix qui détermine une référence. La référence n'est jamais dictée par une relation physique entre un acte de parole, et une chose. Certes, nous nous aidons de la relation physique. Nul doute que le face-à-face avec la chose est une relation privilégiée, que nous préférons pour fixer la référence. Mais ce n'est pas la situation qui contraint la sémantique, c'est un choix. 
Les choses ne sont jamais par elles-mêmes des signes, et les relations entre choses ne sont jamais par elles-mêmes des relations de signification. On pourra ajouter autant de choses que ce soit, autant d'isomorphismes, de covariances, ou que sais-je encore, cela ne produira jamais une relation de signification. Wittgenstein avait très bien vu cela, et dit explicitement dans sa Grammaire philosophique qu'un isomorphisme n'aurait aucun sens, si nous n'avions pas aussi une méthode de projection. C'est une critique du Tractatus, qui pensait pouvoir expliquer la signification par l'identité de forme logique entre les faits et les propositions. Le tournant de Wittgenstein a eu lieu lorsqu'il a compris qu'une identité de forme n'est en soi rien du tout, tant que nous ne maîtrisons pas un langage, qui nous permet de percevoir et d'utiliser cette identité de forme. Or, les partisans du naturalisme sémantique nous proposent de revenir au Tractatus. Substituant naïvement des explications naturalistes à la théorie de la forme logique, ils ne voient pas que cette substitution ne change rien, et retombe dans les mêmes difficultés. Sans un être capable de penser, de se représenter, de signifier, etc., aucune relation entre une chose et une autre n'a le moindre sens. 
Je peux maintenant dire un mot de la téléosémantique de Milikan. Toutes les fonctions ne se valent pas, et c'est en cela que cette théorie n'est pas nécessairement naturaliste. Si l'on parle de la digestion, ou des mouvements réflexes, alors rien ne nous fait sortir du cadre naturaliste. Par contre, si l'on parle de reconnaissance des objets, de réaction au danger, etc. on introduit des notions mentales, dont l'explication naturaliste n'est plus possible. Car on peut bien parler d'état neurologique produit par l'apparition d'une chose, mais cela ne décrit pas encore la reconnaissance d'un objet. Reconnaître un objet, c'est avoir la représentation adaptée de cet objet, la bonne représentation. Une reconnaissance est soumise à erreur, et cela n'est pas analysable dans un cadre naturaliste. Le naturaliste décrit des états cérébraux, mais on ne voit pas quel explication il soulèvera pour distinguer le bon état cérébral et le mauvais. Généralement, ce sont des explications évolutionnistes : le bon état est celui qui améliore les chances de survie de l'individu. Ce serait retomber dans le sophisme naturaliste le plus plat, déjà pointé par Moore chez Spencer. Mais le naturalisme contemporain n'a au fond rien de mieux à proposer, et c'est normal. Une connaissance n'est tout simplement pas quelque chose de naturel qui s'ajouterait à une croyance. C'est une considération normative sur une pensée, qui est elle-même une considération normative sur un état psychologique. En bref, si la téléosémantique explique la signification au moyen d'autres notions mentales, je n'ai rien à objecter, même s'il paraît probable que la relation de signification précède logiquement les autres fonctions mentales (chacun sait qu'on a besoin d'exprimer des pensées avant de pouvoir y adhérer, les critiquer, etc.). Par contre, si elle explique la signification au moyen de fonctions strictement biologiques, alors l'échec est patent.

J'ai ainsi expliqué conjointement deux chose :
1) la relation sémantique
2) le nature des explications scientifiques.
Relier deux choses par une covariance (ou par une quelconque causalité), c'est avoir fait un choix parmi l'infinité des choses covariantes (ou des choses en relation causale), et leur avoir attribué une relation signifiante.  C'est ce choix qui fait aussi bien la connaissance que l'action de signifier. En ayant fait un choix, il devient possible de se tromper ou de réussir. Or, la connaissance et la parole sont des activités soumises à la réussite et à l'erreur. On peut croire des choses fausses, et on peut dire des choses qu'on ne voulait pas dire. Sans cette dimension de choix, ces possibilités n'auraient pas de sens. Deux éléments covariants ne peuvent pas se tromper. Nous, si!
En d'autres termes, la théorie causale ne peut pas naturaliser la sémantique, pour la simple et bonne raison qu'elle ne peut déjà pas se naturaliser elle-même. Donner une explication scientifique, c'est avoir attribué un sens à ce qui arrive, c'est avoir relié une chose à une autre selon un lien mental. Signifier une chose, ce n'est pas seulement être en face d'elle dans un état psychologique déterminé. C'est vouloir dire quelque chose sur elle. 


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