samedi 13 décembre 2014

Mathématique et physique : pourquoi les idéalités mathématiques sont inutiles

Je voudrais exposer les raisons qui nous poussent à admettre un monde d'idéalités mathématiques dont parleraient les mathématiques. Cette position platoniste, pour aussi étrange qu'elle puisse paraître, n'est pas du tout une pure position de papier, et l'on trouve pas mal de philosophes et de mathématiciens à la trouver justifiée. Il y a donc un intérêt réel à montrer ce qui pousse pas mal de théoriciens vers cette position. Et je pense que la seule explication des motivations est une raison suffisante pour abandonner le platonisme. 
Montrer les soubassements du platonisme exige d'étudier deux points :
1) la ou les fonctions du langage
2) la nature des contraintes normatives portant sur le discours.

Commençons donc par la ou les fonctions du langage. Pour comprendre à quoi sert le langage, il me semble évident que personne, absolument personne, ne part de l'exemple des mathématiques, parce que cet exemple n'est pas du tout paradigmatique, canonique. En effet, je crois qu'il faut avoir l'honnêteté de dire que personne n'a d'idée spontanée de la nature du discours mathématiques. Donc, personne ne prendra le risque de parler du langage mathématique sans le comparer à un autre type de discours, car on n'arriverait jamais à un résultat probant. Il faut donc partir d'autres parties de la langue, que tout le monde jugera plus paradigmatiques. Il ne fait pas de doute que les types de discours qui nous semblent les plus faciles à expliquer sont celles qui relèvent de la physique prise au sens large, à savoir les discours parlant de la nature (dans lequel j'inclus les discours ordinaires qui parlent des murs en pierre, des petites fleurs, des nuages, etc.). 
Le discours des sciences physiques sert donc de paradigme du discours, montrant la fonction principale du langage. Cette fonction est de décrire, d'indiquer comment sont les choses du monde extérieur. Ces choses sont la nature, et la science physique décrit la nature. Bien entendu, plus personne n'a aujourd'hui la naïveté philosophique de penser que le langage ne ferait que décrire. Tout le monde a été abreuvé de philosophie du langage ordinaire, qui nous explique que le langage sert à faire des choses, à interroger, à faire peur, à saluer, etc. Néanmoins, tout le monde admet que, dans les sciences, le langage sert essentiellement à décrire. Même les instrumentalistes qui admettent que l'on puisse introduire des entités théoriques sans référence dans la nature admettent aussi que ces entités sont des dispositifs pour, ultimement, nous permettre de décrire (et prédire) les faits naturels. En d'autres termes, même si là encore mes propos sont schématiques (mais non incorrects), tout le monde admet une distinction entre langage et réalité, et l'idée que le langage doit constituer une image fidèle de la réalité. Voilà ce qu'on appelle décrire.
Or, les mathématiques étant tenues aussi pour des sciences (ceci me semble une erreur absolue, mais je ne veux pas le discuter tout de suite, je me contente de reconstituer l'argumentation platoniste), il faut aussi qu'elles décrivent quelque chose. Plusieurs réponses sont possibles. On pourrait dire qu'elles décrivent les choses naturelles. Après tout, si je mets trois pommes dans mon panier, puis deux poires, les mathématiques me disent que j'ai cinq fruits, et c'est en effet bien le cas. Mais ce genre d'idées empiristes atteint vite ses limites. Car le zéro ne correspond à rien de réel, les nombres transcendants non plus, les très grands nombres non plus, la plupart des constructions abstraites en théorie des ensembles, en algèbre, en géométrie non plus. Il faut donc trouver une autre réponse. Une autre réponse affirme que les mathématiques décrivent les lois de la pensée. Là encore, ce genre d'idées a été définitivement laminé par Husserl et Frege : les lois de la pensée relèvent de la psychologie, et pas du tout des mathématiques (ou de la logique). Reste donc une seule possibilité : il existe un monde d'idéalités pures, et les mathématiques décrivent les rapports entre ces idéalités.
Il est donc essentiel de comprendre que la théorie des idéalités mathématiques repose sur l'analogie avec la fonction descriptive des sciences de la nature, et sur le fait que les objets manipulés en mathématiques sont trop abstraits et trop exacts pour pouvoir décrire des choses naturelles. Les mathématiques sont une science, donc elles décrivent. Mais puisque c'est une science parfaite, à la différence de la physique, elle ne décrit pas la nature, mais des idéalités. 

Passons maintenant au second point. Ma formulation peut paraître assez alambiquée : contraintes normatives sur le discours. Pourquoi ne pas tout platement parler de vérité? Parce que l'enjeu est justement de comprendre si les contraintes normatives portant sur les discours mathématiques sont bien d'ordre épistémique (vérité et fausseté). La thèse du platonisme, c'est que les mathématiques décrivent des idéalités; ceci implique donc que les énoncés mathématiques peuvent être vrais ou faux, selon qu'ils décrivent correctement ou pas ces idéalités. Les mathématiques, en effet, subissent bien une forme de contrainte normative : on ne peut pas dire n'importe quoi, personne ne peut le contester. Il y a bien des discours corrects, et d'autres qui sont incorrects. Et ces contraintes font que les mathématiciens arrivent à tomber d'accord et à travailler ensemble. Les mathématiciens ne sont pas des artistes sans contrainte pouvant faire n'importe quoi à partir de n'importe quoi. Il n'est donc pas question de nier l'existence de contraintes normatives sur les discours mathématiques. Mais quels sont exactement ces contraintes?
L'idée fondamentale qui sous-tend la thèse du platonisme, c'est que la contrainte normative doit être quelque chose d'extérieur à l'homme, sans quoi, si cette contrainte venait de l'homme, ça ne serait pas du tout une contrainte, puisque nous pourrions la changer à notre guise. C'est la notion d'extériorité qui est décisive. En effet, soit les mathématiques dépendent uniquement des hommes, et alors les hommes pourraient admettre n'importe quel résultat, faire n'importe quoi. On perdrait alors complètement la dimension scientifique, et la possibilité d'une convergence entre mathématiciens. Soit les mathématiques dépendent de quelque chose d'extérieur à l'homme, et dans ce cas, les hommes ne peuvent plus dire ou faire n'importe quoi, ils sont contraints par cette chose extérieure. Et ainsi, on obtient la dimension scientifique de la discipline, et la convergences des mathématiciens sur la vérité. 
Or, parce que le modèle des mathématiques a été pris dans la physique, la notion d'extériorité est aussi prise sur le modèle de la physique. Cette extériorité devient celle du monde extérieur, la nature. La nature est là dehors, distincte de nous, et c'est pourquoi nos discours sont objectifs. Les platonistes veulent dire la même chose : les idéalités sont là dehors, et c'est pourquoi nos discours sont objectifs. Or, cette conclusion n'est pas du tout nécessaire : il y a d'autres manières de rendre compte de cette "extériorité" sans la représenter comme un monde distinct de nous-mêmes, auquel nos propos se rapporteraient. 

J'en viens donc à un propos plus personnel sur la question. Mon idée essentiel est qu'il n'y a qu'en physique que la contrainte normative sur les discours prend la forme d'un monde extérieur. Il me semble qu'on peut tout à fait donner un sens à l'idée d'une contrainte sur les discours, sans avoir de monde extérieur que l'on décrirait. Pour le dire de manière plus directe, il y a des modes de discours qui suivent des règles, sans que ces règles soient celle de la vérité ou de la fausseté. En effet, la vérité et la fausseté supposent quelque chose d'extérieur à décrire. Mais un langage peut avoir des règles sans pour autant décrire quoi que ce soit. Je veux développer brièvement cette idée. 
L'enjeu est de comprendre comment une contrainte normative peut porter sur nos discours, sans pour autant que ceux-ci soient descriptifs, ce qui revient à se demander comment des discours peuvent être corrects ou incorrects, et peuvent faire l'objet d'une procédure non contestable de justification, sans pour autant décrire quelque chose. Pour changer de paradigme, je propose de prendre la grammaire. Elle contient un grand nombre de règles de construction d'énoncés, et de transformations apportables aux énoncés, transformations qui doivent conserver la grammaticalité des énoncés. La grammaire indique comment ajouter une proposition subordonnée, comment remplacer un nom propre par une expression quantifiée, comment passer de l'actif au passif, etc. Il me semble que personne ne conteste les règles de grammaire, non pas parce qu'elles sont conventionnelles, mais plutôt parce que tout le monde constate que les transformations qu'elles permettent sont autorisées dans la langue, et nous permettent de conserver la grammaticalité, et parfois aussi le sens des énoncés. Par exemple, quand nous passons de l'actif au passif, nous constatons que la règle conserve le sens de l'énoncé. Il y a donc là une règle qui obéit à certaine contraintes normatives (en l'occurrence, ne pas modifier le sens), mais cette règle ne parle évidemment de rien. 
Du moins, j'espère que personne ne croit que la grammaire parle d'une réalité quelconque. Chomsky dit bien qu'il y a une grammaire universelle implémentée dans le cerveau humain, mais sauf à commettre le plus grossier sophisme naturaliste, on ne peut pas tenir ces règles pour une simple description des opérations du cerveau humain. Il s'agit en fait de procédures à suivre, et non pas de descriptions d'opérations que l'on ferait déjà naturellement. Bien entendu, nous avons des habitudes, mais nous avons quand même, de temps en temps, besoin de nous rapporter à la grammaire, pour construire convenablement nos phrases. Bref, la grammaire n'est ni vraie ni fausse, parce qu'elle ne décrit rien. La grammaire peut être correctement suivie, ou incorrectement suivie. C'est très différent. Elle est constituée d'un ensemble de règles, ensemble dans lequel peut se glisser de mauvaises règles, si elles en contredisent d'autres, mais il n'y a aucun sens à dire qu'une règle est vraie ou fausse. 
En résumé, les mathématiques reposent sur des règles conventionnelles, dont nous savons déduire certaines autres propositions. Mais ces propositions, déduites de règles, restent des règles. La solidité des mathématiques ne repose pas sur le fait qu'elles décrivent des choses extérieures, mais seulement du fait que nous maîtrisons de manière fiable certaines règles d'inférence, et que nous pouvons ainsi progresser de propositions en propositions. On m'objectera que défendre l'idée que les mathématiques sont conventionnelles est une thèse assez courante, et qui n'a rien de bien original. Et l'argument classique objecté à cela est que cela ne permet plus de comprendre le lien si fort entre les mathématiques et la réalité, le fait que la physique et les autres sciences naturelles puissent utiliser les mathématiques pour décrire la réalité. En d'autres mots, les mathématiques ne peuvent pas être conventionnelles, car si c'était le cas, nous aurions pu adopter n'importe quelle convention, or, les mathématiques ne sont pas n'importe quelle convention, elles collent à la réalité, et c'est pourquoi elles sont utiles aux sciences naturelles. 
Il est facile de contrer cette objection par un argument ad hominem : adopter cet position de nature instrumentaliste revient à abandonner complètement la position platoniste. Dire que les mathématiques nous permettent de construire des discours physiques vrais, c'est dire que les mathématiques sont utiles, et non pas qu'elles décrivent des idéalités. De plus, tout le monde doit aujourd'hui admettre que beaucoup de branches des mathématiques n'ont pas de lien avec la réalité naturelle, et cela ne les empêche pas d'être solides. Il faut donc trouver leur solidité ailleurs.
Sur le fond, l'enjeu est de comprendre que nous pouvons discuter des règles et des procédure, comme on le fait en grammaire ou en mathématiques, sans du tout croire que ces discours parlent d'une réalité quelconque. Nos discours sur les règles obéissent à des contraintes qu'on peut formuler explicitement : pour la grammaire : conserver la grammaticalité, produire des phrases de longueur finie, respectant nos capacités linguistiques, ne pas altérer le sens, etc. De même, en mathématiques, les contraintes aussi peuvent être formulées : ne jamais admettre de règles contradictoires, n'admettre des règles dont l'application est univoque, pouvoir utiliser les règles pour formuler des propositions empiriques, etc. Ces contraintes forment un ensemble qui n'est pas strictement délimité, mais qui, même prise de manières très informelle, suffisent amplement à faire de la grammaire et faire des mathématiques. 

En résumé, j'ai admis qu'il y a deux types de discours. Certains discours sont descriptifs, dont sont soumis à la vérité comme contrainte normative. D'autres discours sont prescriptifs, et sont soumis à la correction comme contrainte normative. La grammaire est l'énoncé de règles sur la formation des phrases de la langue, et les mathématiques sont aussi l'énoncé de règles sur la formation de phrases quantifiées, sur la construction de figures, etc. L'erreur fondamentale est de croire que toute règle est conventionnelle, au sens où toutes les règles seraient atomisées, et toutes aussi arbitraires les unes que les autres. Or, ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent. Les règles forment des systèmes cohérents, non pas parce qu'elles décrivent un monde des règles, mais parce que nos pratiques, elles, sont cohérentes, et qu'il est donc exclu de les codifier n'importe comment. Ce qui est vraiment conventionnel, c'est notre intention de parler, de vouloir réaliser des figures, de vouloir compter, etc. Mais aussitôt qu'on se lance dans ces activités, les règles qui les codifient sont aussi "solides" que la réalité extérieure. Mais cette solidité vient de notre propre attente vis-à-vis de ce qu'est parler, construire des figures ou compte, et non pas du fait que le monde extérieur "imposerait" ce que signifie compte ou parler.

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