vendredi 5 décembre 2014

Nouvelle perspective sur le relativisme

Il y a peu, j'ai donné un argument contre le relativisme qui me semble conclusif (http://amidessages.blogspot.fr/2014/11/le-relativisme-est-indicible.html). Cependant, la discussion n'est pas encore satisfaisante, car elle attaque une forme de relativisme que l'on pourrait trouver chez les Anciens, ou les sceptiques, mais elle ne frappe pas les penseurs contemporains tels que Foucault, Feyerabend, Kuhn, Rorty, etc. Mon précédent post laissait penser qu'il s'attaquait à eux, alors que ces philosophes ne se seraient pas reconnus dans la position que je leur attribue. Je souhaite donc ici mieux exposer leur position, et en montrer la faiblesse.
Ce que je considère être leur thèse commune est la suivante : il existe différents systèmes conceptuels, différents paradigmes, différentes épistémé, et entre deux systèmes conceptuels, deux paradigmes, deux épistémé, il y a incommensurabilité. L'incommensurabilité signifie qu'il n'y a aucune traduction possible de l'un dans l'autre, aucun vocabulaire commun qui permettrait de rapprocher et de comparer la plus ou moins grande vérité de chacun. Chaque paradigme fonctionne, mais il n'est pas possible de savoir si l'un est meilleur que l'autre, car ils ne parlent tout simplement pas de la même chose. 
Mon erreur dans mon post précédent a été d'attribuer aux relativistes la thèse selon laquelle deux énoncés relativistes doivent avoir le même sens, et pourtant deux valeurs de vérité différentes. Il me semble plutôt aujourd'hui qu'ils refuseraient de dire que ces énoncés ont le même sens. Ils diraient qu'ils ont un sens différent, et qu'il n'existe pas de troisième énoncé qui permettrait d'assurer la traduction des deux premiers. C'est ainsi qu'il faut comprendre les affirmations relativistes selon laquelle nous ne vivons pas dans le même monde, affirmations  généralement proclamées sur un ton emphatique (Foucault et la mort de l'homme) ou provocateur (Feyerabend et sa comparaison de l'astrologie et de l'astronomie galiléenne). Rorty thématise aussi cela de manière provocatrice, quand il tente de revaloriser l'ethnocentrisme. Toutes ces positions se caractérisent donc par l'idée commune selon laquelle nous sommes enfermés dans une perspective. Et si nous avons la chance de sauter d'une perspective à l'autre (dans les moments de rupture, de crise), nous ne pouvons que métaphoriquement "sauter" de l'une à l'autre, sans pouvoir établir de procédure acceptable dans les deux perspectives à la fois, procédure qui permettraient de comparer ces perspectives. 

Tout d'abord il convient de remarquer que les philosophes relativistes d'aujourd'hui ont trouvé dans les sciences la plupart de leurs exemples. Ce n'est pas un hasard. Il faut faire une distinction entre deux types de discours, les discours scientifiques, et les discours en langage ordinaire. Je ne suis pas en train de recréer un critère de démarcation entre science et non-science, comme ont pu le faire Bachelard ou les positivistes logiques. Mon intention est strictement linguistique.
Tout d'abord, un langage scientifique se caractérise par le fait qu'il ne contient que des notions formellement définies. Certaines notions sont tenues pour primitives, et les autres dérivées à partir des notions primitives. Et chaque loi exprimant les rapports entre concepts a une interprétation univoque. Cela a une conséquence cruciale : un langage scientifique autorise certains énoncés, mais en considère d'autres comme dépourvus de sens; de même certains concepts sont autorisés, alors que d'autres n'ont pas de sens (en gros, c'est le domaine de la science qui nous indique l'étendue des énoncés permis : on ne parle pas de la pensée quand on parle des électrons, on n'évoque pas les électrons quand on explique les mécanismes de la sélection naturelle, etc.). Autrement dit, chaque science n'autorise qu'un nombre assez restreint d'énoncés. C'est ce qui fait sa puissance : par cet effort d'abstraction, une science parvient à des prédictions factuelles tout en ne tenant compte que d'un nombre extrêmement limité de paramètres. 
Ainsi, Kuhn a raison de dire que l'impetus a disparu et n'a plus du tout de sens dans la physique newtonienne, que le phlogistique disparaît de la chimie de Lavoisier, que la notion d'atome depuis Planck n'a plus grand chose à voir avec celle des atomistes antiques, etc. On pourrait multiplier les exemples de ces notions qui n'ont plus cours avec les changements de paradigmes. Mais peut-on vraiment en tirer un argument relativiste?
On le pourrait si, comme on l'entend parfois, nous étions piégés à l'intérieur de ces langages scientifiques. En effet, dans ce cas, nous n'aurions aucun moyen de comparer la science actuelle et les anciens paradigmes, puisqu'il n'existe plus dans le notre de place à faire pour les concepts disparus. Nous pourrions donc encore sauter d'un paradigme à l'autre, comme le fait l'historien, en se replongeant dans les vieilles conceptions scientifiques. Mais nous ne pourrions jamais établir de comparaison rigoureuse entre l'un et l'autre, faute de ces notions communes tant recherchées.
Or, nous ne vivons pas à l'intérieur d'un langage scientifique. Nous vivons à l'intérieur de notre langue vernaculaire, notre langage ordinaire. Et ce qui caractérise les langues que nous employons couramment, c'est une ouverture infinie. Nous sommes toujours libres d'y ajouter de nouvelles notions. Il n'y a absolument aucune contrainte sur ce qui est permis ou interdit. On peut introduire des synonymes (voiture, automobile, caisse, bagnole, etc. signifient la même chose), introduire des mots qui n'ont à peu près aucun sens (cool, grave, ou pas, tu vois), introduire des mots d'autres langues (blog, logos, bildung), créer des noms qui ne désignent rien (Don Quichotte, Pégase). On pourrait continuer longtemps, très longtemps, même. Je veux dire que le langage ordinaire n'est pas un jeu de langage, n'est pas une forme de vie, n'est en fait rien du tout, parce qu'on peut y mettre tout et n'importe quoi. Même les règles grammaticales, qui assurent une certaine permanence dans le temps, sont susceptibles d'être remises en cause, modifiées par des inventions sémantiques. En résumé, dans le langage ordinaire, tout peut se dire. Et qu'on ne prétende pas que les Inuits, à la différences des langues occidentales ont cinquante mots pour parler de la neige, puisqu'il suffit de les fréquenter, et d'apprendre leurs mots, pour les introduire dans la langue française. Qu'il y ait redondance avec certains de nos mots ne pose aucun problème, ni aux lexicographes, ni aux philosophes, relativistes ou pas. 
J'en arrive donc au point suivant : personne n'est enfermé dans sa langue parce que personne ne vit dans un langage formalisé. Nous vivons tous (pour des raisons trop longues à expliquer ici) dans un langage informel, qui se caractérise par le fait qu'on peut y dire n'importe quoi, parler de tout sans la moindre limite. Cela signifie aussi que les langages scientifiques sont tous rassemblés au sein de la langue ordinaire. C'est avec le même français que nous parlons des théories de Newton, d'Einstein, ou d'Aristote. Il y a donc bien comparaison, malgré Kuhn. Nous parlons en français des avantages comparés de chacune des théories. Et c'est tout platement depuis nos langues ordinaires que nous donnons platement l'avantage à la théorie d'Einstein, dont nous apprécions les avancées théoriques par rapport à celle de Newton. A vrai dire, on ne voit pas bien où est le problème à faire ce genre de choses. Le français nous permet de dire que la relativisation du temps est un progrès par rapport au temps absolu de Newton, que l'on a désormais une meilleure compréhension de la notion de masse, que certains phénomènes peuvent être mieux expliquées, comme l'avance dans l'avance de la périhélie de Mercure, etc. Kuhn lui-même le fait. Où donc est le problème?

Je diagnostique donc deux erreurs chez les relativistes :
1) confondre langage scientifique et langage ordinaire, et prétendre que notre langage ordinaire a les mêmes contraintes formelles que le langage scientifique. C'est l'erreur la plus systématique, qui est patente chez Rorty, quand il parle d'ethnocentrisme, comme si les langues et les cultures ne se mélangeaient jamais, et ne pouvaient jamais intégrer les apports des autres. Or, ce n'est pas le cas, une langue non formalisée est ouverte et peut absorber n'importe quel apport étranger. Et puisque chaque langue dispose aussi d'un minimum d'outils permettant la réflexion, alors la comparaison de toutes les théories, et de tous les discours, est toujours possible.
2) Vouloir rendre la langue ordinaire scientifique. On trouve ce projet particulièrement chez ceux qui veulent naturaliser l'épistémologie, comme Quine, mais aussi chez Kuhn. Si c'était possible, alors, en effet, il faudrait utiliser les critères internes à un paradigme pour discuter la valeur des autres paradigmes, ce qui serait impossible. En effet, comme on l'a vu, les différents paradigmes n'ont pas les mêmes notions ni les mêmes principes de justification. Il n'est donc pas possible de les comparer. Mais Quine prétend tirer des conclusions relativistes, alors qu'il se construit ce relativisme sur-mesure, en refusant qu'un langage ordinaire puisse servir à comparer les différents paradigmes (Quine parle de schème conceptuel, mais cela ne fait pas ici de différence). Les notions épistémologiques, nécessaire à la discussion sur les théories scientifiques, ne peuvent donc pas tomber dans une théorie scientifique particulière. Elles doivent appartenir à la langue ordinaire. Une méthode de justification n'est pas une considération épistémologique sur la valeur d'une méthode de justification. Autant les méthodes appartiennent à un paradigme, autant il est absolument exclu que les considérations épistémologiques soient relatives à un paradigme. L'épistémologie n'est tout simplement pas la science. Ce n'est pas la théorie d'Einstein toute seule qui nous permet de critiquer la théorie de Newton, c'est cette théorie armée de nos considérations épistémologiques, donc de notre langage ordinaire. 

Reste peut-être une dernière objection : que la langue ordinaire soit elle-même faite de petits îlots indépendants, de sorte que le relativisme pourrait se créer en son sein. Je pense qu'il est évident que ceci ne peut pas arriver, puisque nous avons toujours les moyens d'introduire de nouvelles notions et théories nous permettant de rattacher les uns aux autres ces îlots. Même si nous tentions une forme de naturalisation de l'épistémologie, nous pourrions toujours concevoir une épistémologie plus englobante pour discuter des paradigmes opposés. Il ne peut donc pas y avoir d'îlots. De manière générale, il n'y a aucun sens sérieux à imaginer des sections dans le langage ordinaire, pour la seule raison qu'il n'y a aucune règle intangible sur ce qui peut être dit ou pas. Comme je l'ai déjà dit, même les règles de grammaire pourraient évoluer. On ne le fait quasiment jamais parce que ces règles ne nous paraissent pas être contraignantes. Mais rien n'interdit de les rendre encore plus souples. 

Ainsi, la réfutation du relativisme est l'adhésion à une thèse absolutiste : le langage ordinaire peut tout dire, absolument tout dire. Nous ne sommes jamais prisonnier de notre langage.

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