jeudi 7 avril 2016

La contradiction en sciences et en morale

En sciences, la contradiction a une fonction assez simple : si deux propositions se contredisent, alors au moins une des deux est fausse, et il est nécessaire d'apporter une correction quelque part dans l'édifice scientifique de façon à ce que notre théorie n'implique plus la proposition fausse, ou bien les deux propositions, si les deux sont fausses. Dans la mesure où les sciences décrivent la réalité, la notion de fausseté a un sens assez clair, et c'est pourquoi la contradiction aussi a un sens assez clair : une proposition fausse ne décrit rien, ou décrit mal ce qui existe, et la contradiction révèle le fait qu'une ou deux propositions contradictoire ne décrit rien ou décrit mal.
La fonction de la contradiction n'est donc pas très compliquée, quand on parle des sciences. La seule véritable discussion porte sur la nature des corrections à apporter. Certains philosophes sont plutôt atomistes (par exemple, Carnap et sa théorie des propositions protocolaires, qui donnent un fondement à l'ensemble des autres propositions scientifiques), d'autres sont plutôt holistes (notamment Duhem et Quine, dont la thèse nommée "Duhem-Quine" signifie que les propositions scientifiques s'exposent à l'expérience en groupe, et que c'est le groupe de propositions qui est remis en cause par une expérience récalcitrante, et non des propositions isolées). Mais, au-delà de cette querelle, les atomistes et les holistes sont d'accord sur l'essentiel : en sciences, les propositions décrivent, et une contradiction entre propositions signifie l'échec d'une ou plusieurs propositions à faire ce qu'elles doivent.

J'en viens maintenant à ce qui m'intéresse, le statut de la contradiction en morale. Sa fonction est loin d'être aussi claire. Je voudrais donc en explorer différents aspects. Ma thèse est qu'elle joue un rôle indispensable dans toute discussion morale, même si une discussion morale ne consiste pas à décrire adéquatement des faits moraux, mais à prescrire des conduites.
Le cas le plus pur est celui du philosophe qui étudie une théorie morale. Parmi les principales théories morales, on trouve l'utilitarisme, la doctrine déontologique d'inspiration kantienne, l'éthique des vertus, l'éthique du care, etc. Le philosophe part des principes fondamentaux de ces théories, et en tire des conséquences. Parfois, un désaccord entre philosophes peut apparaître sur les conséquences à tirer. Il y a deux types de désaccord :
1) un désaccord purement logique : les deux philosophes sont parfaitement d'accord sur tous les principes, mais l'un des deux a commis une faute de raisonnement qu'il faut corriger. Ou bien, l'un des philosophes a, pour des raisons psychologiques diverses, négligé de tirer les conséquences de ses propres prémisses. On pourrait par exemple prendre l'utilitarisme : on trouve dans L'utilitarisme de Mill l'idée que sa théorie peut justifier le sacrifice d'un individu au bénéfice des autres, mais Mill n'a pas imaginé la situation plus embarrassante qu'on trouve dans Ethique et économie de Sen, le cas d'une bande de skinheads qui augmentent leur bien-être en tabassant un individu noir. Mill, ici, a négligé une conséquence difficile de sa théorie.
2) un désaccord théorique : ici, le désaccord est plus difficile à résoudre, car il y a certains principes ou certaines conséquences des principes qui ne sont pas acceptés, et qui expliquent le désaccord. Le désaccord n'est pas logique mais moral. Et l'apparente contradiction n'est que le révélateur que nous avons accepté une prémisse inacceptable. Par exemple, la discussion qui oppose Kant et Constant sur le droit de mentir n'est pas vraiment une querelle logique. Constant ne reproche pas à Kant d'avoir interdit le mensonge alors que sa théorie morale l'autorise. Il pense plutôt que la théorie morale de Kant ne marche pas, et que le problème du mensonge n'en est qu'une illustration. Pourtant, Constant ne rejette pas non plus en bloc la morale kantienne, et ne lui préfère pas une autre théorie. Constant admet l'approche de la morale en termes déontologiques de devoirs et de droits, c'est même le cœur de son argument : "Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée d'un devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or, nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui." (cf. Constant, La France de l'an 1797). Constant pense donc que Kant a mal construit sa théorie des devoirs moraux, et tente d'y substituer sa propre version, qui a des conséquences différentes et plus satisfaisantes selon lui.
En résumé, le désaccord 1 est un vrai cas de contradiction, alors que le désaccord 2 n'est pas une contradiction, mais une différence de vue sur ce qui est vrai, donc seulement un désaccord et non une contradiction. Dans la querelle Constant/Kant, aucun des deux ne se contredit (au moins à première vue), mais chacun a une conception morale différente.
Il me semble très clair qu'un philosophe en tant que philosophe et non en tant que moraliste, n'a pas nécessairement besoin de tenir pour vraie la théorie morale qu'il cherche à développer. Qu'on lui montre que sa théorie est fausse ne signifie donc pas pour lui qu'il doit abandonner ses recherches. Par contre, si on lui montre que son raisonnement est contradictoire, alors il doit réagir et modifier quelque chose. Autant le faux ne l'oblige à rien, autant le contradictoire l'oblige à corriger sa théorie. Et pire, si on pouvait montrer qu'une théorie est intrinsèquement contradictoire (par intrinsèquement contradictoire, je veux dire que la théorie implique des propositions contradictoires, et non pas qu'un humain a tiré par erreur des conséquences contradictoires d'une théorie qui est cohérente par elle-même), alors la théorie doit être abandonnée. Enfin, il y a des théories morales dont les conséquences ne sont pas partout déterminées. Il est difficile de savoir quelle attitude adopter à leur égard. Je pense particulièrement à l'éthique du care : dans le célèbre exemple du dilemme de Heinz qui se demande s'il doit voler le médicament pour le donner à sa femme malade, la réponse de l'éthique du care n'est pas déterminée. Elle prescrit à Heinz de discuter avec le pharmacien et avec sa femme, et de voir ce qu'ils en disent. Mais à la question précise "Heinz doit-il, ou non, voler le médicament?", il n'y a pas de bonne réponse. Cette faiblesse explique sans doute pourquoi l'éthique du care est une invention si récente, et qu'elle reste une morale terriblement marginale chez les philosophes professionnels (alors qu'elle a totalement envahi les métiers du soin). En effet, elle ne permet à peu près aucun développement théorique, et ne permet de répondre à aucune question précise. Dans la plupart des cas, sa réponse sera : "prenons en compte chacun, discutons, et on verra bien".
En conclusion, pour un théoricien, la contradiction ou l'indétermination est un motif de rejet d'une théorie. La fausseté, par contre, est bien sûr embarrassante, mais supportable jusqu'à un certain point.

Je passe ensuite à l'individu ordinaire ou aux hommes politiques dans une discussion publique. Pour ces personnes, l'enjeu n'est plus théorique mais pratique. Leur but n'est pas de développer des théories morales, mais de suivre les règles de la vraie justice et de la vraie morale. Pour cette raison, la vérité passe avant tout, et la contradiction logique, elle, n'est pas aussi gênante que pour le philosophe. Pourtant, la contradiction est quand même gênante pour l'individu ordinaire, puisqu'elle révèle que ses convictions morales sont en partie fausse. Mais il faut discuter ceci plus en détail.
Partons d'un exemple d'actualité. Pour des raisons morales diverses, pas vraiment explicitées, mais qu'on devine liées à ce que Ogien appelle le paternalisme (à savoir le désir de protéger les individus du mal contre leur propre consentement), la France vient de pénaliser l'achat de prestations sexuelles, dorénavant passible d'une contravention pour le client. Admettons sans discuter que cela soit en effet une très mauvaise chose de payer ce genre de services, parce que l'amour devrait être gratuit et non pas une marchandise échangeable, et parce que les femmes devraient être protégées contre les désirs sans frein des hommes. Or, la loi n'a pas interdit le fait de rémunérer des actrices pornographiques qui réalisent des films dans lesquelles elles se livrent à des actes sexuels. Au contraire, on peut même supposer que la loi protège ces actrices contre le fait de travailler sans être payé (ce qui serait de l'esclavage, et un non-respect du contrat de travail). En résumé, la loi interdit un homme de payer une prostituée pour avoir une relation sexuelle, mais la loi autorise un homme à payer une prostituée pour avoir une relation sexuelle, à la condition qu'une caméra filme cette relation, et que ce film soit ensuite diffusé. J'imagine que tout le monde admettra que la présence d'une caméra, dans ce contexte, ne change absolument pas la valeur morale de l'acte. Si payer pour avoir du sexe est mal, alors c'est mal avec ou sans caméra. Inversement, si payer pour avoir du sexe est acceptable, alors c'est acceptable avec ou sans caméra. La caméra ne peut rien changer du tout à la valeur morale. Or, le député en a décidé autrement. Avec caméra, on peut payer pour avoir du sexe. Sans caméra, c'est impossible. Inutile d'ajouter que c'est une contradiction flagrante.
Faut-il que le député avoue qu'il subit différentes pressions de différents publics, et qu'il lui fallait faire une loi pour faire plaisir aux petits commerçants qui détestent voir le défilé des demoiselles dans leur rue, sans pour autant fâcher le secteur de l'industrie des films pornographiques? Sans doute, oui. Mais admettons que le but du député ne soit pas de faire une loi hypocrite visant seulement à satisfaire les lobbys, mais une véritable loi qui vise le bien moral et la justice. Pourrait-il alors défendre sincèrement sa loi, alors que nous venons de lui montrer qu'il semble manifestement se contredire ?
Je pense qu'il le peut. Car il semble que la morale n'ait pas vraiment pour but de désigner par des qualificatifs moraux des situations déjà toutes formées. Le but de la morale est aussi de fixer, de choisir, la manière dont nous allons qualifier ces situations. La morale prescrit, plutôt qu'elle ne décrit. Mais il faut comprendre par là que son opération consiste à prescrire ce qu'il faut dire des situations. Ce ne sont peut-être pas seulement les actions qui sont prescrites, mais aussi la vision des choses. Cela donne un sens complètement différent à la contradiction. Dans la description, se contredire signifie dire quelque chose de faux. Dans la prescription, se contredire n'est pas possible. La contradiction manifeste seulement que celui qui reçoit l'ordre n'a pas perçu ou compris une distinction qui doit être faite. Le député veut que nous traitions différemment ces cas, alors que je ne le veux pas. Il n'y a donc pas contradiction, mais seulement des différences d'intentions.
Donc, quand je reproche au législateur de se contredire, il pourrait me répondre que je n'ai pas compris la vraie raison de sa loi, et que si je la comprenais, je verrais alors qu'il n'y a pas contradiction. Restons sur cet exemple. Le député dirait peut-être : "évidemment que ce n'est pas la présence d'une caméra qui change la valeur morale de l'acte! Et cette accusation de paternalisme manque totalement l'enjeu! Ce qui importe, c'est la présence d'un contrat de travail. Une actrice pornographique passe un contrat avec un réalisateur. C'est donc un travail normal, qui ne doit pas être interdit. Par contre, la fille dans la rue n'a pas de contrat de travail, n'a donc aucune protection juridique ou autre, et est donc par principe à la merci des clients, des proxénètes, etc. L'enjeu n'est pas de pénaliser le sexe tarifé, c'est de pénaliser le fait de profiter de personnes dans une situation précaire au niveau social et juridique". Ce que me dit le député imaginaire, ce n'est donc pas vraiment qu'en réalité, il n'y a pas contradiction. Il m'incite plutôt à voir les choses autrement, à penser en termes d'insécurité sociale plutôt qu'en termes de paternalisme sexuel. Je n'aurais vu chez lui une contradiction que parce que j'utilise de mauvaises conceptions morales. J'ai manqué son intention, qui est la protection des faibles, alors que je pensais que son souci était de légiférer en matière de pratiques sexuelles.
En cela, ma querelle avec ce député imaginaire n'est pas une discussion interne à une théorie, dans laquelle l'un de nous pourrait se contredire, et tirer de mauvaises conclusions de la théorie. C'est plutôt une discussion externe, pour savoir qui utilise la bonne théorie. Et pour cette raison, il n'y a pas de sens à pointer chez l'autre une contradiction, puisque l'autre peut nous répondre qu'au sein de sa théorie, il n'y a pas contradiction, et que la seule contradiction qui existe réside dans les prescriptions contradictoires de deux théories au sujet de la même action (en l'occurrence ici, ma critique du paternalisme autorise la prostitution, alors que la lutte contre l'insécurité interdit la prostitution).
Mais le problème est le suivant : comment alors discuter, si chacun peut se replier sur ses propres conceptions morales pour justifier n'importe quoi? Comment critiquer quelqu'un pour son incohérence totale, s'il peut toujours fabriquer une théorie avec plus ou moins de bonne foi pour sauver sa théorie?

La contradiction en morale reste utile, parce que nous pouvons toujours pousser les autres dans leurs retranchements, jusqu'à les faire renoncer à leurs convictions morales qui les amèneraient à défendre des idées absurdes, ou bien à des conclusions normatives indéfendables. Par exemple, mon député imaginaire affirme qu'il ne situe pas la discussion sur le terrain du paternalisme sexuel, mais uniquement sur la question de la lutte contre la traite, et de la lutte contre l'insécurité sociale et juridique. Alors, il lui faut pouvoir tirer les conséquences logiques de ses positions. Si un autre cas d'exploitation se présente, il doit y réagir de la même manière, avec la même sévérité. Prenons un exemple : un travailleur sans papier dans le secteur du bâtiment. Celui-ci tombe en plein dans la catégorie des travailleurs exploités et sans la moindre protection juridique. Tout comme les prostituées risquent l'agression par les clients, l'ouvrier risque l'accident sur un chantier sans pouvoir se défendre. Le député a-t-il vraiment pris en compte ces deux cas de la même façon? La réponse est évidemment non. Les quelques sanctions existant déjà contre le travail clandestin n'empêchent pas les pratiques de proliférer, et mon député imaginaire n'a pas l'intention de s'attaquer au problème. C'est donc que mon député se contredit. Il y a deux raisons à cela :
1) la contradiction logique : mon député n'a pas vu ce qu'impliquait sa propre conception, ou bien l'a vaguement entrevu, mais n'a pas souhaité, pour des raisons variées (manque de temps, pression des lobbys, etc.) en tenir compte dans son texte de loi.
2) l'erreur théorique : en réalité, mon député n'a pas en tête la grille de lecture "insécurité sociale et juridique", mais la grille de lecture "paternalisme sexuel", bien qu'il ne s'en rende pas compte. Tout son raisonnement est juste, mais il part de prémisses implicites qu'il n'a pas bien perçues ou ne veut pas percevoir.
On voit cependant que l'erreur théorique reste quand même une forme de contradiction logique, puisque la personne tire des conclusions erronées parce qu'elle ne part pas des bons principes, alors que ses raisonnements seraient corrects si elle explicitait vraiment ses principes. Et de manière générale, reste-t-il vraiment un autre moyen d'avoir des discussions morales, si la contradiction ne sert à rien? En effet, il faut bien, dans une discussion morale, que l'un finisse par admettre que l'autre avait raison. Pour cela, il n'y a qu'un seul moyen : admettre une proposition tout en avouant qu'elle contredit l'ensemble des affirmations qu'on défendait jusque là. Il nous faut donc espérer qu'en morale, personne ne se replie sur des positions morales parfaitement cohérentes et pourtant indéfendables. Car nous ne pourrions plus discuter avec elles. Il est important que, chaque fois que nous avons des discussions morales, nous ayons quelques principes communs. Ainsi, la contradiction est le signe que nous avons fait une erreur.

Et pour finir, on peut soutenir, je pense, que même dans la discussion avec le député, la discussion n'est pas purement externe, c'est-à-dire un affrontement entre deux systèmes moraux. Car nous pouvons toujours finir par nous mettre d'accord sur quelques principes communs, puis ensuite vérifier que nos deux théories sont encore compatibles avec ces quelques principes communs. La discussion n'est jamais une confrontation héroïque entre deux visions du monde, "à la Weber". La discussion entre ces conceptions arrive toujours à s'articuler à des convictions communes que l'on cherche à utiliser pour prouver la validité de notre propre conception.
C'est ainsi, comme l'explique Putnam dans Raison, vérité, et histoire, que l'on peut même discuter avec les nazis, et qu'il n'y a pas vraiment de nazi rationnel. Il sera toujours possible de lui faire admettre un certain nombre de principes moraux qu'il partage avec nous, et qui invalident ses prescriptions scandaleuses (par exemple, que le simple fait d'être un humain donne droit d'être traité avec respect) . Ou bien, il sera aussi possible de lui faire admettre certains faits qui eux aussi, rendent les prescriptions morales non défendables, pour des raisons non morales, mais simplement d'efficacité instrumentale (par exemple, si on peut montrer que les prétendus complots juifs reposent sur de faux documents, la prescription qu'il faut éliminer les juifs ne tient plus, même en tenant pour acceptable la prémisse morale selon laquelle il faut éliminer tous les complotistes).  
Ce dernier point mériterait une discussion plus longue, qui viendra dans un prochain post. Pour l'instant, je dois me contenter de cette conclusion plus modeste : si les discussions ne sont jamais purement externes, alors la contradiction logique a toujours un rôle en morale. Elle cesserait de jouer son rôle si nous vivons dans un monde "à la Weber", où de grands systèmes moraux en concurrence se livrent une guerre sans avoir la moindre proposition morale commune. Ceci me paraît insensé, mais il reste à le montrer. Je pense quand même que peu de gens seraient prêts à admettre qu'ils ne partagent même pas une règle morale commune avec les autres communautés ou groupes culturels.

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