mardi 19 avril 2016

Une bonne raison est-elle aussi une bonne excuse?

Suite à des propos d'un homme politique (Valls) et d'un journaliste (Val), Bernard Lahire s'est senti obligé d'écrire un petit livre de circonstance, Pour la sociologie, dans laquelle il prend la défense de sa discipline contre des accusations grossières et démagogiques. Ces accusations sont les suivantes : "la sociologie aurait un effet social ravageur parce qu'elle excuserait les délinquants, en expliquant pourquoi ils en viennent à avoir des conduites répréhensibles. La bonne attitude serait de les punir et de refuser d'expliquer leurs actes, dans la mesure où expliquer, c'est déjà justifier, donc déjà pardonner." Lahire estime à raison que ce discours est totalement confus et demande une réplique sans concession. Son propos consiste à rappeler, de manière assez plate, la vulgate wébérienne : la science vise seulement à décrire, mais ne s'engage sur aucun jugement de valeur. Elle peut décrire le mode de pensée des délinquants, mais certainement pas les excuser ni d'ailleurs les condamner. Cela ne serait tout simplement pas son rôle. Bref, Lahire rappelle à cet homme politique la bonne vieille distinction entre les faits et les valeurs, qui même, si elle est critiquable, reste, à ce niveau de bêtise, nécessaire. Confondre expliquer et excuser, sans même essayer de dire un mot de justification, c'est tout de même ahurissant!

Cependant, la discussion a quelque chose d'ironique, du fait de la position théorique de Lahire. En effet, même si celui-ci n'a cessé de prendre ses distances à l'égard de Bourdieu, Lahire en reste un disciple, quelqu'un qui prend au sérieux la notion d'habitus, ne renonce pas aux idées de classes sociales, et est attaché à la sociologie de tradition durkheimienne, assez holiste et déterministe. Or, c'est justement cette tradition qui fait l'objet des attaques du politique et du journaliste. Celle-ci nierait la responsabilité de l'individu, en le transformant en un pantin qui serait manipulé par une puissante causalité collective. On ne peut nier que Bourdieu ait souvent tendance à tenir un discours fataliste sur le monde social, laissant penser que les parcours individuels sont statistiquement déterminés et qu'il est illusoire d'imaginer qu'on puisse s'exempter de ces puissants mécanismes.
Cependant, c'est justement parce que Bourdieu et avec lui toute la tradition durkheimienne sont déterministes qu'il est absurde de leur reprocher d'excuser les comportements délinquants. Un délinquant n'a certes pas le choix de le devenir, mais cela n'est ni une excuse, ni un reproche. Les choses étant parfaitement déterminées par des lois sociologiques, les notions de responsabilité, de culpabilité, d'excuse ou de justification n'ont aucune application. On peut donc à la limite reprocher à Bourdieu de nous donner une lecture du monde qui nous prive d'utiliser des catégories morales, mais certainement pas d'excuser qui que ce soit! Je pense en effet que des approches si déterministes, comme peut l'être celle de Spinoza en philosophie, ont quelque chose de totalement paradoxale, dans la mesure où elles nous poussent à la contradiction performative (contradiction de ce que l'on dit et de ce que l'on fait) : elles nous placent en situation d'observateur, libre de juger de la vérité ou de la fausseté de ce qui est dit, tout en disant que la liberté n'existe pas. Bourdieu aussi succombe à ce paradoxe : il décrit les conceptions morales des individus, tout en défendant une thèse qui soutient que ces conceptions morales sont totalement impossibles (elles ne sont que l'expression mécanique et irréfléchie des mœurs de notre classe sociale). En tout cas, on est bien loin d'une culture de l'excuse!

Au contraire, la critique de Val et Valls serait beaucoup plus pertinente si elle était adressée à l'autre tradition sociologique, celle de Weber. Evidemment, celle-ci est plus individualiste, et elle donne superficiellement l'impression qu'elle ne nie pas la responsabilité individuelle. C'est pourquoi le politique et le journaliste n'auraient jamais adressé cette critique à des sociologues comme Weber, Boudon, ou Crozier. Pourtant, ils auraient pu, et auraient mis au jour un problème particulièrement intéressant. Je me propose de l'exposer ici.
Pour Boudon, qui a exposé cette idée de manière systématique dans tous ces livres (voir entres autres La sociologie comme science), une explication sociologique est satisfaisante si elle parvient à montrer que les agents sociaux avaient de bonnes raisons de faire ce qu'ils ont fait. Au contraire, si les agents passent pour fous, pour idiots, pour irrationnels, c'est probablement parce que l'explication sociologique est mauvaise. Une bonne raison est un motif ou une croyance qui rationalise le comportement d'un agent, sachant que la rationalisation peut être de nature instrumentale (elle montre que l'agent a choisi la ligne de conduite la plus efficace pour atteindre le but qu'il s'était fixé) ou axiologique (elle montre que l'agent a fondé sa ligne de conduite sur un principe faisant l'objet d'une évidence immédiate. Parmi les exemples classiques de Boudon, on trouve par exemple "toute contribution mérite rétribution"). La théorie de Boudon a pour précurseur Max Weber, qui pensait aussi que la sociologie devait donner des explications compréhensives, dans laquelle le comportement d'un agent devait être expliqué en référence à un idéal-type, c'est-à-dire en référence à une ligne de conduite parfaitement rationnelle (voir ses Essais sur la théorie de la science). Cela signifiait que Weber pouvait bien accepter des conduites irrationnelles, mais que celles-ci devaient rester marginales, secondaires, l'explication sociologique centrale étant celle qui consiste à ramener un agent à un idéal-type. L'irrationnalité (par exemple, des affects) n'est qu'une déviation locale et limitée par rapport à l'idéal-type. 
Or, appliqué au délinquant, cette approche individualiste et rationaliste a des conséquences étonnantes : le délinquant a de bonnes raisons de faire ce qu'il fait, il n'est pas un pantin manipulé, mais au contraire quelqu'un qui a examiné les différentes lignes de conduite possibles, et a retenu celle-ci en connaissance de cause. Mais si ce délinquant a de bonnes raisons de l'être, alors il est justifié de l'être. Et s'il est justifié de l'être, alors il est excusé de l'être! Aucun délinquant ne peut être condamné, parce qu'aucun n'est mauvais. Tous ont fait le meilleur choix qui se présentait à eux, compte tenu des contraintes qui pesaient sur eux. On peut imaginer qu'en contexte plus favorable, des voies non délinquantes auraient été plus rationnelles. Mais dans un contexte défavorable, la délinquance était la meilleure option. On peut donc à la limite regretter que le délinquant ne se soit pas trouvé dans un contexte plus favorable. Mais on ne peut pas le condamner, dans la mesure où on juge qu'il est rationnel de faire ce qu'il a fait effectivement.
Tel est donc le problème radical auquel est exposée la sociologie wébérienne : elle est une vraie sociologie de l'excuse, puisque, en montrant que les agents sont (presque) toujours rationnels, elle montre que les agents sont (presque) toujours excusables. Val n'y avait pas pensé, et pourtant, plus on tient les agents pour adultes, rationnels et responsables, plus il devient impossible de les condamner. Un agent rationnel fait le bon choix, et il n'y a jamais rien à lui reprocher. Et c'est justement ce qui est totalement scandaleux : la morale doit être suivie, et les agents, même rationnels, doivent être condamnés s'ils sont immoraux. Mais comment défendre à la fois l'idée que les agents n'auraient pas dû faire ce qu'ils ont fait, tout en défendant l'idée qu'il était rationnel de faire ce qu'ils ont fait? S'ils sont rationnels, ils ont raison. Donc on ne peut rien leur reprocher. S'ils sont condamnables, c'est qu'ils auraient dû agir différemment, donc qu'ils n'avaient pas raison d'agir ainsi, donc qu'ils sont irrationnels. Il y a problème.

Val et Valls auraient donc besoin de distinguer entre la raison et la morale (ou la raison et la loi. Peu importe ici que l'on parle de morale ou de loi). Ils auraient besoin de dire qu'on peut avoir de bonnes raisons d'agir, sans avoir le droit d'agir ainsi, parce que la morale s'y oppose. Mais cela n'a rien de simple. Cela semble nous engager à dire que certaines raisons d'agir sont des raisons, mais ne sont pas de bonnes raisons, puisque nous avons le devoir de ne pas les suivre. Cela signifie qu'il faut construire une séparation entre comprendre par des raisons, et justifier par des bonnes raisons. Or, on ne voit pas comment faire une telle chose. Peut-être ceci surprendra-t-il le wébérien orthodoxe qui pense qu'on peut séparer les faits et les valeurs. Pourtant, dans l'interprétation d'un agent, on est inévitablement conduit à les mélanger : comprendre les intentions et les actions d'une personne, ce qui est une question factuelle, nous entraîne inévitablement sur le terrain des valeurs, à savoir la question de ce qui compte pour nous comme une justification satisfaisante de l'action en question. Si nous prêtons à un agent une intention qui nous semble indéfendable, alors nous devons la corriger. Au contraire, si l'intention prêtée à l'agent nous semble légitime, alors il est probable que ce soit la bonne. Pour le dire dans de tout autres termes, il y a un principe de charité qui joue dans l'interprétation des actions, et qui exige que les actions des individus interprétés soient globalement rationnelles, justifiées, bonnes. Si ce n'est pas le cas, cela remet en cause la valeur de notre interprétation plutôt que la rationalité des individus observés. Weber, souvent, laisse penser qu'il suffirait de comprendre le système de valeurs des agents sociaux pour interpréter leurs actions. Mais ça ne va pas. Car une raison n'est pas quelque chose qui pourrait être valable pour autrui sans l'être pour nous. Bien sûr, autrui n'est pas dans le même contexte que nous. Mais une fois que nous avons compris dans quel contexte autrui agit, si nous attribuons à autrui une bonne raison pour agir, c'est que cette raison est bonne aussi pour nous (je veux dire : placé dans le même contexte, nous aurions fait la même chose). Il y a une universalité de la validité des raisons qui exclut qu'on puisse ainsi séparer valeurs auxquelles adhère un agent, et valeurs du sociologue. Une raison valide l'est pour toute personne. En résumé, si une raison en est une pour un délinquant, alors elle l'est aussi pour nous. Il n'y a pas moyen de dire qu'une raison en est une mais n'est pas bonne. Donc, si nous avons rationalité l'action d'un délinquant, nous ne pouvons plus le condamner!
On pourrait être tenté de faire des délinquants les cas marginaux que le principe de charité autorise. Les personnes qui respectent la loi sont rationnelles, et elles sont majoritaires. Par contre, il existe quelques personnes qui ne respectent pas la loi et sont irrationnelles. Elles doivent donc être punies, justement à cause de leur irrationalité. De cette façon, avec l'individualisme méthodologique, on sauve la responsabilité individuelle, sans pour autant avoir à admettre que tous les agents sont justifiés de faire ce qu'ils font. Mais le prix à payer serait lourd. Car si les délinquants sont tenus pour irrationnels, cela signifie qu'on ne peut pas donner d'explication convaincante de leur comportement, donc que la sociologie est impuissante à leur sujet. C'est un échec, car le but était de dire que la sociologie n'excuse pas, et non pas que la sociologie ne peut pas expliquer la délinquance! N'étant pas dans l'esprit de Val et Valls, j'ignore s'ils seraient prêts à accepter de telles conséquences, qui de toute façon seraient plus embarrassantes pour les sociologues que pour les politiques. Après tout, dire qu'il n'y a rien à comprendre mais juste à frapper est peut-être assez vendeur politiquement. Par ailleurs, rien ne prouve a priori que ce soit faux. Il se pourrait bien, qu'au fond, les délinquants soit terriblement irrationnels. A mon humble avis, c'est le cas, le rapport bénéfices/risques de la délinquance paraît vraiment faible, tant les risques sont sérieux de finir en prison pour des gains très modestes.
Evidemment, dire que les délinquants sont irrationnels nous mène dans une autre difficulté. Peut-on vraiment condamner quelqu'un d'irrationnel, donc qui ne semble pas totalement adulte et responsable? C'est une question assez difficile et vaste, que je ne soulèverai pas ici. Elle sorte de toute façon de mon propos, puisque je ne souhaite pas me demander si l'absence de bonne raison pourrait être une bonne excuse. Il me suffit en effet de montrer que les raisons sont toujours en même temps des excuses. 

Que conclure? Quelqu'un qui braque une banque en risquant de tuer quelqu'un ou d'être tué, et qui sait que son butin se limitera à quelques milliers d'euros, est nécessairement irrationnel, sauf si ses possibilités d'actions sont si terriblement limitées que cette voie est la meilleure. Dans les deux cas, la société est clairement responsable. Dans le premier (l’irrationalité), la société est responsable de ne pas avoir mieux éduqué une personne. Dans le second, elle est responsable de ne pas proposer de possibilités d'actions moins désastreuses. 
On ne peut donc pas accepter les propos démagogiques des politiques sans réagir. Car ils reposent en plus sur une autre confusion. Dire que la société est responsable de mener les délinquants à de telles actes, ce n'est pas dire que les délinquants ne doivent pas être punis. Cela veut simplement dire que la politique doit aussi se soucier d'agir sur la société. En attendant, la punition, comme moyen d'inciter les agents à ne pas commettre de crimes ou de délits, reste parfaitement légitime. La punition est légitime aussi bien à l'égard des agents rationnels, parce qu'elle produit une incitation à changer de conduite, qu'à l'égard des agents irrationnels, parce qu'elle leur fait peur. C'est, je crois, l'avantage de la sociologie d'inspiration wébérienne de nous faire sortir des discours moralisants, tout en donnant un sens aux pratiques punitives. 

2 commentaires:

  1. Ainsi ce n'est pas Spinoza mais Socrate qu'il faut clouer au pilori.
    Pour le reste, je n'ai rien compris. Avoir une raison de faire une chose, ce n'est pas être justifié à la faire, être justifié à la faire, ce n'est pas avoir la légitimité ou être moralement autorisé à la faire.
    Tu as l'air de confondre justifiable (dans un certain système de croyances et de valeurs) et excusable, c'est effrayant.

    "Une raison valide l'est pour toute personne. En résumé, si une raison en est une pour un délinquant, alors elle l'est aussi pour nous. Il n'y a pas moyen de dire qu'une raison en est une mais n'est pas bonne."

    C'est complètement faux. Si je pense qu'il est plus important d'avoir l'estime et l'admiration des mes pairs plutôt que de respecter la propriété ou la vie des autres, je suis justifié à voler ou à tuer pour m'approprier des richesses. C'est la raison pour laquelle je le fais, mais personne de sensé ne dirait que c'est une raison de le faire !

    Si un élève ne te rend pas un devoir parce que c'est pour lui plus intéressant de regarder la télévision tout le week-end, tu vas lui répondre : ah oui, c'est une très bonne raison, mais tu es un peu irrationnel !
    Non, il est très rationnel, mais ce n'est pas une raison du tout.

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    1. Il me semble que je suis allé trop vite sur la notion d'excuse. Il est en effet acceptable de distinguer être justifié et être excusé. Un acte de désobéissance civile n'a pas d'excuse mais a une justification (dans un mauvais régime). Un geste maladroit qui blesse quelqu'un a une excuse mais pas de justification.

      Par contre, il me semble que tu abandonnes trop vite la différence entre raison et bonne raison, parce que tu te satisfait de trop peu au sujet de la rationalité instrumentale. Autant pour les besoins de l'idéalisation théorique, on peut admettre qu'un agent est rationnel s'il maximise la satisfaction de désirs arbitrairement choisis. Autant, pour l'interprétation sociologique, un agent n'est rationnel que s'il maximise la satisfaction des désirs que l'observateur estime partageables et éthiquement acceptables (par "éthiquement", je veux dire aussi tout ce qui relève du rapport à soi-même). Si un ethnologue pygmée découvre un adolescent français qui regarde la télévision et ne rend pas son travail, il ne doit surtout pas conclure que cet adolescent est rationnel parce que celui-ci satisfait son plus fort désir, qui est le loisir. Mieux vaut conclure qu'il est irrationnel, parce que l'élève la société française et le pygmée estiment aussi que négliger ses devoirs mène au redoublement, donc au travail supplémentaire, puis à une vie professionnelle plus dure, donc à plus de travail, etc. On ne peut donc pas couper les fins d'un individu arbitrairement, afin de le rendre rationnel. Quand on veut le comprendre, on doit prendre l'ensemble de ses désirs, chercher à en dégager une cohérence, et vérifier aussi qu'ils sont cohérents avec les nôtres. Pour être wébérien (estimer que la sociologie a un rôle compréhensif), il faut donc renoncer à la neutralité axiologique de la sociologie : on ne comprend un agent que si on partage globalement son système de valeurs, et que les différences sont marginales. Par contre, un individu rationnel mais dont toutes les fins sont bizarres ou criminelles défie notre entendement. Je précise : il se pourrait bien que certains criminels terribles aient en réalité un système de valeurs assez proche du nôtre. Par exemple, le nazisme repose sur un eugénisme qui trouve facilement des appuis sur certaines intuitions morales.
      C'est pourquoi, dans la mesure où il y a au moins un désir dans l'agent qui explique son action, on peut dire que cet agent a une raison. Mais on ne peut dire qu'il a une bonne raison, donc qu'il est rationnel, que si ses actes ont pour conséquences la satisfaction de tous les désirs qu'il admet, désirs qui doivent recouvrir ceux que l’interprète lui attribue.

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