vendredi 8 avril 2016

Le réalisme direct : le problème de l'erreur

Dans les discussions contemporaines sur la perception, bon nombre de philosophes se rangent du côté du réalisme direct (en gros, tous ceux qui ne sont pas tournés vers les sciences cognitives). Parmi eux, le premier est Austin, dont Le langage de la perception est le première à avoir énoncé assez clairement l'idée, même si Austin n'en fait pas une thèse mais plutôt un motif de critique de la thèse adverse. Puis ses successeurs sont Putnam, Travis, Benoist.
La thèse du réalisme direct est la suivante : lorsque nous percevons un objet du monde extérieur, nous percevons directement cet objet. Il n'y a aucun intermédiaire mental, aucune interface entre le sujet et l'objet. Notre perception n'est pas mise en forme par des concepts, schèmes, etc. En cela, le réalisme direct est en opposition massive avec les idées fondatrices de la philosophie moderne depuis Descartes, et particulièrement de Kant, qui a beaucoup brodé sur la révolution copernicienne qu'il faisait accomplir à la philosophie. En effet, pour Kant, l'idée que la perception pourrait accéder directement à l'objet aboutit à une aporie, aporie qui repose sur le fait que nous devrions être capable de spécifier les propriétés de l'objet indépendamment de ce que nous en connaissons, et cela semble contradictoire (puisque cela reviendrait à dire ce que nous savons de l'objet, indépendamment de ce que nous savons de l'objet). Pour Kant, la seule solution est donc d'admettre que le sujet impose à l'objet des structures transcendantales, qui donnent la forme générale de toute connaissance possible de cet objet. En l'occurrence, le temps et l'espace sont les formes que l'esprit impose à toute représentation sensible, en vue d'organiser celle-ci. On ne peut donc pas dire que l'objet est en soi spatial et temporel, mais seulement que l'objet apparaît pour nous dans l'espace et dans le temps. Au contraire de Kant, le réalisme direct refuse totalement cette idée que l'esprit produirait ou contiendrait une interface entre le sujet et l'objet, interface dont la fonction serait de mettre en forme la connaissance de cet objet. Lorsque nous voyons un objet, nous voyons l'objet lui-même, et non pas une représentation constituée par des données sensibles mises en forme selon les formes pures de la sensibilité, les catégories, et pour finir les concepts empiriques.
Le réalisme direct n'est donc pas vraiment une thèse ontologique, même s'il est aisément admissible par le naturalisme. Le réalisme dont il est question est seulement le refus de l'idéalité des objets de pensée ou de perception. Quand nous percevons (ou que nous pensons à) un objet, c'est vraiment cet objet auquel nous avons affaire, et pas à une idée de cet objet. Quand je touche un objet, c'est bien lui que je touche. Quand je vois un objet, c'est bien lui que je vois. La perception n'est pas un rapport entre un sujet et une représentation, mais un rapport entre un sujet et un objet.

Il existe un argument très souvent répété contre cette position, c'est l'argument de l'erreur. Son origine est cartésienne. Il dit ceci : admettons que la perception soit un rapport entre le sujet et l'objet, sans formation de représentation. Alors il n'est même plus possible de faire erreur, de se tromper, de croire voir quelque chose alors qu'il n'y a rien. En effet, s'il n'y a rien, on ne peut pas s'y rapporter, donc on ne peut pas le percevoir. Pas d'objet donc pas de perception, pour le réaliste direct. Au contraire, pour un représentationnaliste, on peut percevoir quelque chose même s'il n'y a rien, puisque ce sont les représentations que nous voyons. Les représentations nous montrent quelque chose, alors que la réalité est différente. Et ainsi, nous faisons erreur.
Il me semble que cet argument est totalement faux, et qu'il confond tout. Austin ayant déjà beaucoup critiqué cet argument, je ne vais pas reprendre ce qu'il en dit, qui est satisfaisant. Je voudrais explorer un autre aspect, dans le but de mieux comprendre les notions de vérité et d'erreur, quand on les applique à la perception.
Un premier argument d'esprit wittgensteinien serait le suivant : admettons qu'il soit difficile de comprendre comment faire erreur, dans la théorie du réalisme direct. Le représentationnalisme cependant ne s'en tire par mieux, car il lui faut expliquer pourquoi l'œil de l'esprit voyant des représentations ne pourrait pas se tromper (en effet, pour le représentationnaliste, l'erreur se glisse toujours entre la représentation et la réalité, puisque l'erreur vient du fait d'avoir à l'esprit une représentation non conforme à l'objet). Connaissons-nous vraiment un mode de perception qui ne fasse jamais d'erreur? Non. Et si nous admettons malgré cela que l'œil de l'esprit ne se trompe jamais dans la saisie des représentations, pourquoi ne pas aussi admettre que les yeux physiques ne se trompent jamais non plus? Bref, le représentationnaliste a besoin d'une théorie pour expliquer ce qui rend l'œil de l'esprit si différent des yeux physiques. Et ce n'est pas un problème facile à résoudre. Donc, le réaliste direct n'est pas moins solide que le représentationnalisme, puisque les deux ont une fragilité. Le premier doit expliquer comment l'erreur est possible, le second doit expliquer comment l'impossibilité de faire erreur est possible. Et si on concède au représentationnalisme ce dont il a besoin, on peut dans le même temps défendre aussi le réalisme direct.
Un second argument, plus traditionnel, mais toujours important, est la menace de la régression à l'infini. Si la perception est le fait de se rapporter à une représentation faisant intermédiaire entre le sujet et l'objet, alors il faut que l'œil de l'esprit lui-même perçoive sa représentation au moyen d'un nouvel intermédiaire. Et cela va continuer à l'infini. Or, cet infini ne semble pas acceptable. Il faut donc que, à un certain point, nous percevions l'objet directement. Donc, pourquoi ne pas admettre le plus simple, à savoir que l'objet physique est déjà directement perçu?

Après ces arguments qui visent à montrer que la thèse du réalisme direct est déjà impliqué de manière implicite par le représentationnalisme, je voudrais montrer plus spécifiquement comment fonctionne la notion de perception. Pour ce faire, je vais suivre la voie de Travis, dont le livre Le silence des sens, pourrait être résumé par la thèse : "les sens ne disent rien". Les sens ne peuvent donc jamais être trompeurs, car pour tromper il faut dire le contraire de ce qui est le cas, et que celui qui ne dit rien ne trompe personne. On pourrait évidemment être tenté de changer l'expression, en soutenant que, même si les sens ne disent rien, ils nous montrent quelque chose. Mais cela ne résout rien. Car montrer, c'est utiliser un signe pour désigner quelque chose. Là encore, nos sens n'utilisent aucun signe, ils n'ont pas de doigt pour pointer, pas de voix pour parler ou s'exclamer. Les sens ne font rien du tout, et c'est pourquoi on ne peut pas leur attribuer la moindre action, comme tromper, être fiable, dire la vérité, etc.
Pourtant, il ne suffit pas de dire cela pour convaincre, car on a quand même encore envie de penser que c'est parce que les sens déforment la réalité que l'on se trompe. On a beau facilement admettre que l'action de déformer n'est pas une opération consciente effectuée par les sens, tout se passe quand même comme si les sens nous montraient quelque chose, en nous trompant. Nous n'arrivons pas à abandonner cette métaphore des sens comme construisant un tableau qu'ils nous présentent, et dont il nous faut juger s'il ressemble à l'objet peint. Pour combattre cette métaphore, il faut indiquer ce qu'on appelle précisément se tromper ou avoir raison, en matière de perception d'objets.
Tout d'abord, quelques distinctions élémentaires : on peut se tromper quand on fait quelque chose qu'il ne fallait pas faire, qu'on a mal agi, de manière maladroite, etc. Cela relève donc de la pratique. Dans la pratique, une action peut être réussie ou manquée. Ensuite, on peut se tromper quand on croit quelque chose de faux, ou qu'on ne croit pas ce qui est pourtant vrai. Cela relève donc de la théorie, ou de la connaissance. Il n'est donc pas ici question de réussite ou d'échec, mais de vérité ou de fausseté. Néanmoins, ces deux couples de notions entretiennent bien des rapports. On pourrait en effet tous les deux les rassembler sous les notions de bien et de mal :
1) le bien et le mal dans la pratique : la réussite et l'échec.
2) le bien et le mal dans la théorie : le vrai et le faux.
Prenons quelques exemples. Si j'essaie de monter une étagère, mais que je ne perce pas le mur à la bonne hauteur, j'échoue à monter mon étagère, c'est un échec pratique. Ensuite, si je fais un calcul pour établir le partage des coûts de l'organisation d'une fête, mais que j'oublie de compter les boissons, je fais une erreur théorique, mon résultat est faux. Il faut pourtant remarquer que c'est loin d'être si évident et tranché. Car si j'ai échoué à construire l'étagère, c'est parce que j'ai mal apprécié les distances, et établi un mauvais emplacement pour percer, ce qui est plutôt une théorie théorique. Et inversement, mon calcul comptable faux repose sur une compétence pratique, à savoir faire rigoureusement des listes en passant tout en revue. Le théorique et le pratique sont donc assez profondément embrouillés. Mais la différence semble néanmoins importante. Il y a des erreurs qui relèvent de ce qu'on fait, et des erreurs qui relève de ce qu'on dit ou croit.
J'en viens maintenant à la perception. De quel type d'erreur parle-t-on? La réponse n'est pas évidente, malgré les tendances philosophiques à vouloir immédiatement rabattre cette discussion sur un problème de vérité, donc un problème théorique. Il me semble que ces tendances sont particulièrement forte dans l'empirisme, qu'on trouve aussi bien chez Aristote que chez Locke ou Hume. La sensation étant le fondement de la connaissance, on en vient naturellement à penser que la sensation elle-même est une connaissance, puisque l'on résout ainsi plus facilement le problème de savoir comment la sensation pourrait être le fondement de propositions verbales théoriques. En effet, si la sensation n'est pas une connaissance mais une action, alors il n'est pas facile d'expliquer comment une action pourrait être le fondement de la connaissance. Par contre, si on défend que la sensation est une connaissance sensible (y compris si on dit, à la mode viennoise, que la sensation fournit des propositions protocolaires, ou atomiques), alors le lien logique entre connaissance sensible et connaissance propositionnelle est évident à mettre en place. Qu'on puisse d'ailleurs critiquer ce lien, j'en conviens (c'est ce que fait Sellars, dans Empirisme et philosophie de l'esprit). Néanmoins, de manière superficielle, ça paraît marcher : "je ressens une sensation de rouge" permet d'inférer "il y a un objet rouge", etc. En résumé, il ne faut pas se précipiter, et d'emblée écraser la spécificité de la perception pour en faire une simple production en nous d'une proposition. On ne peut pas dire d'une perception qu'elle est fausse, car rien ne dit qu'il s'agit d'une proposition (ou d'une connaissance, pour le dire d'une manière qui peut paraître moins mystérieuse bien qu'elle revienne au fond au même).
La perception pourrait au contraire être vue comme une activité, qui peut réussir ou échouer. Réussir signifie nous mettre en contact avec l'objet attendu, échouer signifie ne pas nous mettre en contact avec l'objet attendu. Mais c'est insuffisant, car de cette manière, nous ne pouvons différencier que l'aveugle et le voyant. Nous voudrions dire plus, et parler des voyants qui font erreur. Par exemple, nous pensons voir de l'eau, et il s'agit en fait d'une illusion d'optique due à la chaleur. Ici, la perception elle-même n'est pas en échec, car nous voyons bien de l'eau. L'erreur ne commence que si on veut passer de la vue de l'eau à l'énoncé "il y a de l'eau, là bas", car ce jugement est faux. L'erreur théorique, ici, vient donc d'une autre erreur, qui cette fois est pratique plutôt que théorique, celle consistant à énoncer des phrases vraies à partir de nos perceptions. La perception est une activité, qui peut être bien faite ou mal faite. Puis vient une autre activité, qui consiste à rapporter ce qu'on a vu en comprenant ce que nous avons fait, en comprenant notre position. En l'occurrence, il s'agit bien d'une connaissance pratique qui nous fait savoir que la vue est trompée lorsqu'il fait très chaud, parce que la surface au loin émet une chaleur qui est prise pour de l'eau. Celui qui maîtrise un peu ses sensations doit donc savoir qu'il ne peut rien conclure sur ce qui existe au loin.
Je résume : la vérité ou la fausseté ne valent que pour des propositions, pas pour des pratiques. "Il y a de l'eau, là bas" peut être vraie ou fausse. Par contre, la perception n'est ni vraie ni fausse. Elle est effectuée correctement, ou incorrectement. Celui qui croit voir de l'eau perçoit correctement. Simplement, il fait erreur s'il dit ensuite qu'il y a de l'eau, parce qu'il ne maîtrise pas correctement la technique consistant à rapporter des compte-rendu d'expérience. S'il maitrisait mieux cela, il saurait qu'il ne peut rien conclure dans ces conditions. La personne manque de maîtrise.
L'argument qui me semble montrer cela de manière convaincante repose sur l'analyse de la notion de croyance, analyse qui est assez classique. Une croyance peut être :
1) le contenu cognitif, la proposition.
2) l'acte d'adhérer, de tenir pour vrai cette proposition.
Or, seul 1 relève de la théorie, seul 1 peut être vrai ou faux. Au contraire, 2 n'est ni vrai ni faux, mais a lieu ou n'a pas lieu, est bien fait ou mal fait. C'est à première vue un peu étrange de parler de bien croire ou mal croire, mais pas totalement absurde, par exemple dans un contexte religieux. Et dans le contexte de la perception, cela a un sens évident. Il y a des personnes qui savent s'y prendre, parce qu'elles savent ce qu'elles doivent croire, compte tenu des données de la perception dont elles disposent. Il y en a d'autres, les jeunes, qui se font piéger, parce qu'ils ne savent pas comment s'y prendre avec ces données. Ils ne savent pas si elles leur permettent d'avoir confiance ou pas. Mais les données des sens n'ont pas de rapport direct avec le contenu cognitif. Il n'y a pas d'inférence, de déduction, de rapport logique. Les enfants et les adultes ont les mêmes (à peu de choses près). Par contre, seul un individu compétent est capable de former des croyances globalement vraies. Il voit une illusion d'optique, mais s'abstient de se prononcer. Au contraire, dans la vie ordinaire, il sait toujours passer de ce qu'il voit à une croyance vraie. Le réalisme direct est donc la thèse selon laquelle les données sensibles sont utilisées pour 2, mais que ces données ne portent aucun contenu informationnel permettant d'inférer 1. En cela, mieux vaudrait arrêter de parler de données, car ça n'en est pas. Les "données sensibles" sont comme un fil à plomb pour construire mon étagère. Elles servent à bien agir, mais elles n'ont pas plus de contenu propositionnel que le fil à plomb.

J'en conclut la chose suivante : ce que le réalisme direct rejette dans le représentationnalisme, ce n'est pas exactement l'idée qu'il y ait des images mentales, mais plutôt que ces images aient une intentionnalité, qu'elles désignent quelque chose, à savoir l'objet qu'elles représentent. Car ces images mentales ne sont ni vraies ni fausses, elles sont expérimentées, vécues. Simplement, les sujets sont plus ou moins compétents pour utiliser ces images mentales comme des matériaux pour produire des énoncés qui, eux, peuvent être vrais ou faux. Celui qui a de l'expérience sait que la chaleur produit des illusions, mais les images mentales d'eau au loin ne disparaissent pas. Par contre, il sait qu'il ne peut rien en dire. Il s'agit bien d'une adresse, d'une compétence pour savoir exploiter ce qu'on ressent, et en tirer des énoncés qui eux, sont représentationnels (puisqu'ils ont bien une référence).  

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