samedi 2 avril 2016

Logique et psychologie des désirs

La liste serait longue d'auteurs philosophiques (en tête de liste, figurent Platon dans le Banquet, ou Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation) pour qui le désir est manque, et le manque souffrance. Je voudrais critiquer cette idée, mais pas du tout à la manière de ceux qui nient que le désir est manque, parce qu'il serait, selon eux, puissance (on cite généralement l'Ethique de Spinoza comme défenseur de cette conception du désir). En effet, je ne veux pas du tout corriger la thèse selon laquelle le désir est un manque et une souffrance, je veux plutôt éclairer son statut, et montrer qu'elle est ambiguë.
Ce n'est que dans un second temps que je dirais un mot sur cette question plus traditionnelle du désir comme manque ou comme puissance.

Tout d'abord, commençons par les choses les plus évidentes. La souffrance est un état psychologique. Nous pouvons la ressentir quand nous avons très faim, très soif, très mal à cause d'un coup, d'une blessure, d'une brûlure, etc. Nous pouvons encore la ressentir quand nous sommes seuls et que nous voudrions des amis, que nous avons du désir sexuel frustré, quand nous avons échoué à une épreuve qui nous tenait à cœur, etc. Il se peut que chacune de ces expériences produisent un sentiment différent, mais mon travail ici n'est pas de faire de l'introspection psychologique, seulement de dire que chacune de ces situations est accompagnée d'un état psychologique désagréable. Chaque désir, quand il est frustré, produit donc de la douleur, de la souffrance. Et chaque désir, lorsqu'il se manifeste, avant qu'il soit frustré ou satisfait, produit aussi de la souffrance, mais plus douce, plus légère (Locke, dans l'Enquête sur l'entendement humain, parle d'inquiétude).
Cela pourrait nous laisser penser que le désir est identifiable à cette souffrance ressentie. Non pas que le désir cause de la souffrance, mais que le désir soit cette souffrance. Cela signifierait que le désir est une notion psychologique désignant un état intérieur de l'individu. Un individu peut ressentir du bien-être, notion psychologique, ou au contraire du désir, c'est-à-dire de la souffrance. Je crois que cette idée, malheureusement, est fausse.

Pour s'en apercevoir, il faut s'intéresser plus précisément au manque. Schopenhauer est particulièrement clair quand il dit, "tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur", dans le Monde. livre 4, §57. Lorsqu'il doit définir une volonté, ou un désir, il le définit d'abord en termes de besoin ou de manque, les deux notions semblant pour lui équivalentes ; puis il ajoute "donc une douleur" ce qui signifie que l'on peut déduire qu'il y a douleur, mais que la douleur n'est pas exactement la même chose qu'un manque. Il y a identité entre besoin et manque, mais seulement implication entre manque et souffrance.
Là, je sors du texte et propose mon interprétation : de manière confuse, Schopenhauer a vu que le manque et la souffrance ne sont pas des notions identiques, mais il n'a pas vraiment expliqué en quoi elles sont différentes. Il me semble que la réponse est la suivante : comme je l'ai dit, la souffrance est une notion psychologique, alors que le manque n'est pas du tout psychologique. Il n'est pas un état d'esprit. Personne ne peut ressentir le manque, cela ne correspond pas à un sentiment, une pensée, ou quoi que ce soit que nous pourrions avoir en tête. Ce n'est pas non plus un comportement déterminé. Et de manière générale,  ce n'est tout simplement pas une notion décrivant quelque chose d'empirique. Au contraire, la notion de manque est d'ordre logique, ou conceptuel. Je veux dire par "logique" ce qui relève de la signification des notions (je n'emploie pas "linguistique" ou "sémantique", car il ne s'agit pas seulement de donner la signification du dictionnaire, mais de construire philosophiquement une notion). La notion de manque sert à expliquer la signification de "désir". Dire que nous désirons quelque chose, c'est dire que nous n'avons pas quelque chose que nous devrions pourtant avoir parce que cette chose est bonne pour nous. C'est marquer l'écart entre un constat empirique et une exigence pratique ou morale posée par un individu. L'exigence (qui est l'intention, ou au moins un but envisageable) dit que les choses devraient être pour nous dans un certain état. Les faits montrent que nous ne sommes pas dans cet état. C'est pourquoi on peut conclure qu'il y a manque. Dire cela, c'est très exactement dire que nous désirons quelque chose. Le manque n'est rien d'autre que le désir, puisque le manque est juste l'explication de la signification du concept de désir.
Pour preuve que la souffrance et le manque ne peuvent pas du tout être de la même catégorie logique, on peut rappeler que la souffrance, en tant que notion psychologique, est une notion purement empirique. Elle décrit un fait, l'état dans lequel est plongé une personne. Au contraire, le manque est une notion normative, qui exige une comparaison entre un fait et une norme (la norme étant ici fixée par l'individu, sous la forme d'une intention ou d'un but). Il y a manque quand le fait ne satisfait pas la norme. Le manque est au contraire comblé quand le fait satisfait la norme. Avec la notion de souffrance on décrit les faits, avec la notion de manque on juge les faits relativement à une norme. Cela n'a rien à voir. Car la norme n'étant pas un quelconque fait, le jugement énonçant que les faits ne suivent pas la norme n'est pas non plus un jugement factuel, mais normatif. Tout ceci est au fond trivial : dire que quelque chose manque, c'est énoncer un jugement normatif. Dire qu'on a mal, c'est factuel.
Quant au rapprochement que fait Schopenhauer et besoin et manque, il ne me semble pas très pertinent, ni très justifié. En effet, les besoins doivent surtout être opposés aux désirs, et il ne sert à rien de dire qu'un désir est une sorte de besoin. Ce serait plutôt le besoin qui est un sorte de désir. L'essentiel est de pouvoir dire qu'un désir est le fait de reconnaître quelque chose comme bon, et de reconnaître que nous devrions avoir cette chose alors que nous ne l'avons pas. Une telle caractérisation rend inutile le fait de parler de besoin.
Mais alors, si la notion de manque ne sert qu'à indiquer la signification du terme de désir, donc que la relation entre manque et désir est purement logique, il se peut aussi que la notion de désir ne soit pas psychologique, mais qu'elle soit elle-même une notion permettant de comprendre les comportements, attitudes et pensées d'un individu, et non pas une notion désignant un état mental. Le désir n'est pas un état supplémentaire de l'individu, en plus de diverses pensées et de divers comportements, le désir est la qualification logique donnée à ces divers pensées et comportements. Pour le dire autrement, le désir est une notion normative permettant de signaler que l'agent a une certaine intention ou un certain but, et qu'il n'est pas encore parvenu à le satisfaire. Le désir indique une norme non satisfaite et des efforts pour la satisfaire.
Pour conclure, et être précis : le manque est seulement le fait qu'une norme ne soit pas satisfaite. Le désir est un manque relatif aux intentions et but de l'agent. Le désir est donc une sous-espèce du manque. Le manque introduit la dimension normative dans la notion de désir. Alors que celle-ci mentionne que l'agent se donne des buts ou des intentions et cherche à les réaliser.  

Le problème est donc le suivant : soit on associe le désir à la souffrance, alors, la souffrance étant psychologique, le désir lui-même est de nature psychologique ; soit on associe le désir au manque, alors, le manque étant une qualification logique, le désir lui-même est de nature logique. Soit le désir est une souffrance, donc il est un état psychologique qui accompagne tous les efforts que nous faisons pour obtenir un objet. Soit le désir est un manque, donc il est la qualification appropriée pour caractériser l'ensemble de nos comportements visant à obtenir un objet.
On pourrait sortir de cette difficulté en disant que le désir est une notion ayant un double sens, le sens psychologique et le sens logique. Pourquoi pas (même si, au fond, c'est faux, ce que je montre juste après). Néanmoins, ce que l'on ne peut pas soutenir, c'est qu'il y aurait quand même une implication d'un sens à l'autre. Schopenhauer, dit "un manque donc une souffrance". Or, rien ne permet de dire que le manque est une souffrance. Le mot est ambigu parce que bon nombre de cas typiques de désirs sont à la fois un manque et une souffrance. Mais rien ne permet de généraliser et de dire que tout désir est souffrance. Rien ne permet de légitimer cette ambiguïté. Par ailleurs, plus rigoureusement, cette généralisation n'a aucun intérêt philosophique, et même génère la confusion que je cherche justement à défaire. Il faut au contraire insister sur la différence radicale, la différence de catégorie sémantique, pourrait-on dire, entre la souffrance psychologique, et le manque qui est la définition du désir.
Juste quelques exemples pour montrer que le désir n'est pas souffrance, mais qu'il est toujours manque. Un individu travaille afin de réussir un examen difficile. Il désire réussir cet examen. Mais il ne souffre pas du fait de vouloir le réussir. A la limite, il peut souffrir de trop travailler, mais alors, le désir est ici seulement cause d'action qui elles-mêmes font souffrir, mais ce n'est pas le désir qui est souffrance. N'importe quel joueur de n'importe quel sport désire aussi gagner, mais son désir ne cause pas de souffrance, mais au contraire de l'énergie, de l'excitation, du plaisir. On peut donc à la limite dire que le désir de gagner, ici, est un manque, parce que le joueur n'est pas encore gagnant et pourtant estime que cette victoire est bonne pour lui. Cette différence entre ce qu'on a et ce qu'il serait bon qu'on ait peut être qualifié de manque. Mais il n'y a pas de souffrance. La seule solution de se sortir de ces remarques serait d'admettre une notion de souffrance si vague et imprécise que n'importe quel sentiment pourrait être de la souffrance. Une telle généralisation serait inacceptable pour une notion empirique. Un état psychologique ne peut pas être n'importe quoi qui nous passe par la tête au moment de faire ceci ou cela. En fait, si nous avons cette tentation de rendre désespérément vague la notion de souffrance, c'est juste à cause de l'identification fallacieuse que je dénonce dans cet article entre qualification logique et état psychologique.
Je conclus que l'aspect psychologique des désirs est une question purement psychologique, justement, et qu'elle n'a donc en tant que telle aucun intérêt philosophique. Ce n'est pas au philosophe de dire ce que cela fait de rester le ventre vide pendant une semaine ou de ne pas avoir eu de relation sexuelle depuis dix ans. Le seul travail philosophique est d'étudier le statut logique des désirs. Le philosophe a donc le droit d'affirmer que le désir est manque. Et d'autres ont aussi le droit de le contester.

J'avais annoncé que j'allais dire un mot sur la discussion entre Platon et Spinoza sur la nature des désirs, le premier les prenant pour des manques, alors que le second les prend pour des puissances d'agir. Pourquoi faire cette différence? Il me semble que la question devient plus intéressante une fois qu'on a évacué tout ce qu'elle pouvait avoir de psychologique. Il ne s'agit pas de plonger en soi pour se demander si le désir donne de l'énergie, ou bien au contraire nous inquiète, nous tiraille. C'est, je le répète, aux individus et aux psychologues de répondre, pas aux philosophes.
Le désaccord entre Platon et Spinoza porte d'abord sur le statut de la norme, ou de l'idéal. Platon n'a aucun mal à admettre l'existence des idéaux. C'est pourquoi le désir est pensé comme le fait de ne pas être à la hauteur de l'idéal, donc en termes de manque. Le paradigme de la copie et du modèle ne vaut pas seulement pour les objets, mais aussi pour les personnes. Il y a un idéal de sagesse et de justice, et ce désir que nous avons pour elles signifie que nous sommes imparfaits, en manque de ces valeurs morales. Au contraire, Spinoza refuse l'existence d'idéaux transcendants, et donc en même temps ce paradigme de la copie et du modèle. Un désir ne peut donc pas être un manque à l'égard du modèle. Il ne peut donc être qu'une tendance à se mouvoir, un effort.
La thèse de Spinoza implique que tout mouvement du corps corresponde à un désir, et que, réciproquement, une pensée qui ressemblerait à un désir mais qui n'est pas accompagné d'un mouvement physique ne serait pas vraiment un désir, mais autre chose (comme un vague souhait, un désir très général ; j'imagine qu'il arrive à tout le monde de souhaiter beaucoup de choses sans jamais les chercher activement, parce que nous nous pensons incapables de les obtenir, ou que nous n'avons pas le temps, pas l'argent, etc.). Au contraire, pour Platon, nous pouvons tout à fait avoir un désir sans agir, et il se peut même que nous ayons des désirs sans même savoir très bien ce que nous désirons (la théorie de la réminiscence, en effet, ne s'applique pas qu'à la diagonale du carré, cf. le Ménon, elle s'applique aussi aux valeurs morales et aux vies dignes d'être vécues, cf. les allégories de l'âme dans le Phèdre, et à la fin de la République). Par ailleurs, même si ma remarque est franchement spéculative, rien n'interdit chez Platon de mouvement et d'actions de la part d'un individu, sans que cela corresponde à la recherche de réalisation d'un but. On doit pouvoir errer sans but, par exemple, alors que Spinoza semble interdire cela, puisque tout mouvement dans l'attribut étendu correspond à un désir dans l'attribut pensée.
Il y aurait encore beaucoup à dire pour être complet (par exemple, Spinoza ne refuse pas les normes, mais les rend immanentes à chaque individu, puisque chacun cherche à persévérer dans son être et augmenter sa puissance ; Platon semble admettre l'universalité de certaines normes, tout en admettant aussi que chaque humain a un naturel différent, certains étant plutôt tournés vers le savoir, d'autres la guerre, d'autres la production). Impossible de tout dire ici. L'essentiel est de départager Spinoza et Platon sur la question du manque et de la puissance. Comment comprendre les désirs? Si vraiment il faut les comprendre comme des outils de compréhension des comportements, alors cela implique qu'il faut poser une exigence méthodologique selon laquelle chaque comportement doit pouvoir être interprété en termes de désirs. Nous donnons donc sur ce point raison à Spinoza pour qui tout mouvement est désir, et tout désir est mouvement. Cependant, Spinoza échoue totalement à expliquer la nature des désirs. En les identifiant à la puissance d'agir, Spinoza rend les désirs aussi épiphénoménaux et inutiles que la totalité des pensées. N'ayant pas la nécessité d'admettre comme lui Dieu et son infinité d'attributs, je ne me sens aucunement lié à admettre par pur souci de système l'attribut pensée! Et surtout, il me semble justement, comme Platon, que les désirs ont une utilité évidente, qui est de mesurer l'écart à la norme. Les désirs indiquent quel modèle l'agent a choisi. Et c'est pourquoi la représentation du désir comme manque est tout à fait pertinente. On attribue un désir à un agent parce qu'on veut indiquer le modèle que cet agent a choisi, et indiquer aussi qu'il se juge imparfait par rapport à ce modèle. Il y a donc une dimension de transcendance à conserver. Mais tout comme je n'ai pas besoin d'être spinoziste, je n'ai pas non plus besoin d'être platonicien. Nul besoin de dire que la norme est une réalité transcendante dans un ciel des Idées. Il suffit de dire que les individus se donnent des normes, donc des modèles, et qu'ils cherchent à être à la hauteur de leurs modèles.

En conclusion, je peux donc dire que le désir est conceptuellement lié au manque, parce que l'attribution d'un désir à un agent revient logiquement à lui  attribuer une insuffisance à l'égard d'un modèle ou d'une valeur, modèle ou valeur que l'agent s'est donné à lui-même. En cela, attribuer un désir à quelqu'un est presque comme le juger, et c'est pourquoi l'attribution d'un désir est aussi normatif que le juger. La seule différence est que l'attribution d'un désir signifie que la norme est choisie par l'agent, alors que dans le jugement, c'est le juge qui choisit la norme. Cette attribution d'un désir, de nature normative, et n'a rien à voir avec la psychologie de l'agent. Que le désir soit souvent accompagné de souffrance, c'est indéniable, mais cela n'a aucun intérêt philosophique.

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