dimanche 26 juin 2016

L'esclavage et le suicide

A première vue, ces deux thèmes n'ont pas de rapport. Je voudrais montrer qu'ils en ont un, et que le rapprochement produit quelque chose de troublant pour nos jugements éthiques intuitifs. Notre opinion intuitive, du moins pour nous Occidentaux libéraux, est que l'esclavage est un crime contre l'humanité qui doit être absolument aboli, sans la moindre exception ; et au contraire, le suicide est un droit qu'on ne peut remettre en cause, et nous voyons d'un mauvais œil ceux qui voudraient punir ceux qui se suicident, et leur famille (les religieux, notamment, sont souvent très hostiles au suicide). Ainsi, l'esclavage est interdit, le suicide est permis.
Le présupposé implicite de ces prises de position éthiques, c'est l'idée selon laquelle la liberté est inaliénable, qu'on ne doit jamais retirer aux hommes leur liberté. La liberté étant une valeur suprême, l'esclavage est la négation de cette valeur suprême. Enfin, puisque chacun est libre de faire ce qu'il veut de lui-même, il a aussi le droit de se suicider s'il le désire. Tout particulièrement, personne n'a le droit de lui reprocher son geste, même s'il met en difficulté d'autres personnes qui dépendaient de lui pour exister (comme des enfants). C'est un point controversé, que Ogien a soulevé dans l'Ethique aujourd'hui. En effet, la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, et il semble à première vue que se suicider revienne à nuire à toutes les personnes qui dépendent de nous pour vivre bien. Mais Ogien répond que se suicider n'est pas nuire à autrui, mais seulement à soi-même, et que personne ne peut nous reprocher de nuire à nous-mêmes. Celui qui perd un proche ou un parent perd évidemment une source de bien-être, mais perdre du bien-être n'est pas la même chose que subir une nuisance.
Il me semble que la réponse d'Ogien est juste, et qu'elle est assez générale, parce qu'il y a des millions d'actions individuelles qui privent de bien-être d'autres individus, et on ne peut absolument pas tenir ces actions pour des nuisances. Si mon pâtissier préféré ferme sa boutique, mon bien-être va considérablement diminuer. Mais il ne me nuit pas, car son action n'est pas tournée contre moi, mais est un choix personnel de fermer sa pâtisserie, dont je subis les conséquences. C'est Stéphane Chauvier, dans l'Ethique sans visage, qui développe considérablement cette idée. En agissant, nous créons des opportunités pour d'autres, mais nous en supprimons au moins autant. Toutes ces opportunités qui se referment en permanence ne sont pas des nuisances, mais les simples conséquences d'actions, qu'on ne peut pas nous reprocher. Ainsi, Chauvier aurait la même réponse que Ogien sur le suicide. C'est une action qui ne nuit à personne, même si elle limite les opportunités d'autres individus, dont le bien-être va baisser en conséquence.

Locke, dans le Second traité du gouvernement civil (chapitre 4), présente les choses de manière assez différente :
Cette liberté par laquelle l'on n'est point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu est si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de l'homme, qu'elle n'en peut être séparée que par ce qui détruit en même temps sa conservation et sa vie. Or, un homme n'ayant point de pouvoir sur sa propre vie, ne peut, par aucun traité, ni par son propre consentement, se rendre esclave de qui que ce soit, ni se soumettre au pouvoir absolu et arbitraire d'un autre, qui lui ôte la vie quand il lui plaira. Personne ne peut donner plus de pouvoir qu'il n'en a lui-même; et celui qui ne peut s'ôter la vie, ne peut, sans doute, communiquer à un autre aucun droit sur elle. Certainement, si un homme, par sa mauvaise conduite et par quelque crime, a mérité de perdre la vie, celui qui a été offensé et qui est devenu, en ce cas, maître de sa vie, peut, lorsqu'il a le coupable entre ses mains, différer de la lui ôter, et a droit de l'employer à son service. En cela, il ne lui fait aucun tort; car au fond, quand le criminel trouve que son esclavage est plus pesant et plus fâcheux que n'est la perte de sa vie, il est en sa disposition de s'attirer la mort qu'il désire, en résistant et désobéissant à son maître.
Le propos de Locke est particulièrement intéressant : il affirme d'abord que personne n'a de pouvoir sur sa propre vie, ce qui était justifié ainsi, au chapitre II, note 2 : "parce qu'il est l'ouvrage du Tout-Puissant, qui doit durer autant qu'Il lui plaît, et non autant qu'il plaît à l'ouvrage". L'homme appartient à Dieu, et donc personne ne peut se suicider. Ainsi, même si notre propre personne et nos biens nous appartiennent, cela ne va pas jusqu'au fait de posséder sa propre vie, qui appartient à Dieu. Or, si personne n'est propriétaire de sa vie, on ne peut pas la céder à autrui, puisque personne ne peut céder ce qu'il n'a pas. Ainsi, Locke a un argument pour interdire dans le même temps l'esclavage, et le suicide. Dans les deux cas, cela revient à se donner un droit sur ce qu'on ne possède pas.
Il est évident que l'argument de Locke est particulièrement anti-libéral, car Locke doit nier que nous soyons propriétaires de nous-mêmes pour interdire le suicide et l'esclavage. Même si on fait souvent de Locke le fondateur de la notion de propriété de soi (cf. Chapitre V, 27 : "chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention"), il est manifeste que ce droit n'est pas absolu, puisque notre vie appartient à Dieu. Locke paraît soumis à deux exigences contradictoires : sa tendance libérale à considérer que chacun est propriétaire de soi, et sa tendance chrétienne à considérer que Dieu possède toute chose. C'est contradictoire et Locke ne décide jamais. C'est pour cela que Locke interdit le suicide comme les chrétiens alors qu'un libéral l'aurait autorisé, mais qu'il est d'accord avec les libéraux sur l'interdiction de l'esclavage.
Evidemment, le texte de Locke a la qualité de résoudre en un seul argument le problème du suicide et celui de l'esclavage, ainsi que le problème du meurtre et celui du suicide. Nos vies appartiennent à Dieu et nous n'avons pas le droit de décider qui doit vivre et qui doit mourir, qui doit être libre et qui doit être un objet au service d'un autre. Le propos de Locke pose quand même de gros problèmes : si Dieu est propriétaire de nos vies, il est délicat d'expliquer pourquoi Adam n'est pas le propriétaire de tous les hommes, et pourquoi les parents ne sont pas propriétaires de leurs enfants. Dieu créé une brèche dans le libéralisme, et cette brèche permet l'esclavage. Nous sommes esclaves de Dieu comme nous le sommes de nos parents. Filmer, que tente de réfuter Locke, a au fond une position plus cohérente que celle de Locke.
Que Dieu pose problème a été vu par le libertarien Peter Vallentyne (cf. ces deux articles sur l'esclavage et le libertarisme : https://analysesynthese.wordpress.com/tag/esclavage/.) Le début du premier article indique l'argument de Vallentyne. Pour lui, Dieu n'est pas si gênant, car l'essentiel est qu'il soit impossible de s'approprier des êtres sensibles et autonomes. L'auteur du blog estime au contraire que le libertarisme s'auto-détruit nécessairement, car le principe de l'appropriation de ce dont on est l'auteur implique qu'on soit propriétaire de ses enfants, ce qui signifie que personne n'est libre. En effet, si on admet comme Locke que Dieu est propriétaire des humains, alors plus rien n'empêche qu'on puisse s'approprier des humains, et d'autres êtres autonomes. je pense notamment aux animaux domestiques, qui eux aussi sont autonomes, et nous n'avons pas d'objection massive contre l'idée qu'ils aient des propriétaires. Il est donc assez délicat de distinguer les enfants et les animaux domestiques. Il semble que nous pouvons nous approprier les uns et les autres.  Si cette conclusion ne nous plaît pas, il faut apporter des changements considérables (je pense en effet que c'est nécessaire. Qui serait prêt à soutenir qu'un parent est propriétaire de ses enfants! Son pouvoir se limite à faire ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs intérêts en attendant qu'ils puissent le faire eux-mêmes).
D'ailleurs, pour finir avec le texte de Locke, on voit que lui-même admet qu'on puisse tuer et asservir quelqu'un, s'il l'a mérité. C'est tout de même une concession considérable. La liberté n'est donc pas inaliénable, car il suffit d'être méchant ou criminel pour qu'on puisse nous la retirer. Il est difficile de juger un tel argument. Dans quelle mesure repose-t-il sur une vraie justification, et non pas sur des soucis purement pratiques de se protéger des criminels? On peut évidemment comprendre que personne ne souhaite se laisser assassiner sans broncher. Mais cela suffit-il à nous autoriser à tuer? C'est douteux. Car tuer pour empêcher d'être tué n'est pas facile à justifier. On peut tolérer qu'on se défende face à une attaque. Mais une tolérance n'est pas un droit de tuer ou d'asservir!

On voit que les célèbres arguments de Rousseau dans le Contrat social pour interdire l'esclavage ("renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs") sont plus faciles à manipuler, et plus cohérents. Nous sommes libres partout et toujours, et nous n'avons pas le droit de détruire cette liberté. Mourir et se rendre esclaves reviennent à détruire cette liberté, donc nous n'avons pas le droit de faire cela. Se tuer, c'est renoncer à son humanité. Donc nous n'avons pas le droit de nous tuer. Rousseau ne partage donc pas notre opinion libérale en faveur du droit au suicide, pourtant, il le fait d'un point de vue apparemment libérale : personne ne doit se débarrasser de sa liberté, y compris en se tuant.
Mais l'argument de Rousseau a une tournure paradoxale : puisque nous sommes libres, alors nous n'avons pas le droit de faire certaines choses. Il est difficile d'expliquer pourquoi la liberté implique des interdictions, ce qui est évidemment contradictoire. Il est donc inévitable que nous soyons tentés d'autoriser le suicide, d'abord, puis, comme le font les libertariens Nozick et Vallentyne d'autoriser l'esclavage volontaire (tous les libertariens n'étant pas d'accord : Rothbard refuse ceci, pour des raisons voisines de Rousseau) cf. http://universite-liberte.blogspot.fr/2015/04/lesclavage-une-autre-verite-hommage-rip.html.

En résumé, nous avons trois positions :
- la position moralisante : il est interdit de se suicider et de se rendre esclave car notre liberté ne nous appartient pas, elle appartient à Dieu ou bien à l'humanité en tant que telle.
- la position libérale spontanée : il est interdit de se rendre esclave mais nous sommes absolument libre de nous suicider. La règle fondamentale du libéralisme est d'avoir droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
- la position libertarienne radicale : il est autorisé de se tuer et de se rendre soi-même esclave. La liberté étant absolu, nous sommes libres de nous rendre esclaves.
Je ne vais pas prendre position maintenant. Mon but était avant tout de montrer que l'esclavage et le suicide sont des questions liées, et que les choix théories sur les questions de liberté ont des conséquences sur l'un et l'autre.

1 commentaire:

  1. "En effet, si on admet comme Locke que Dieu est propriétaire des humains, alors plus rien n'empêche qu'on puisse s'approprier des humains, et d'autres êtres autonomes. je pense notamment aux animaux domestiques, qui eux aussi sont autonomes, et nous n'avons pas d'objection massive contre l'idée qu'ils aient des propriétaires. Il est donc assez délicat de distinguer les enfants et les animaux domestiques."

    What the hell is this nonsense ????

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