jeudi 9 juin 2016

Être le plus nombreux possible à penser le plus possible

Je reprends la formule de Sébastien Charbonnier dans son livre Que peut la philosophie?, livre qui porte sur le passé et l'avenir de l'enseignement de la philosophie. J'aimerais montrer que Charbonnier ne prend pas cette maxime au sérieux, alors qu'elle est tout à fait appropriée pour déterminer la manière dont la philosophie pourrait être enseignée.

La maxime de Charbonnier est une reprise de la maxime utilitariste de faire le plus grand bonheur du plus grand nombre. Bien entendu, si aucun génie de la philosophie avant Charbonnier n'avait eu l'idée de transposer cette maxime à la pensée, c'est qu'il paraît assez absurde de faire de la pensée une sorte de qualité pouvant être augmentée ou diminuée, et pouvant ainsi être quantifiée, et pouvant être agrégée avec la pensée dans chaque sujet, de façon à faire des sommes de pensée. Même à l'époque de Bentham, l'idée que le bonheur puisse être quantifié au moyen de son intensité et de sa durée semblait déjà étrange, alors imaginer qu'on puisse quantifier la pensée et qu'on puisse se donner pour objectif de maximiser la quantité de pensée dans l'univers semble un projet assez étrange, pour ne pas dire plus.
Pourtant, acceptons par hypothèse que cela soit possible. Il y a une manière de considérer cet objectif qui n'est pas ridicule. On peut retenir de l'utilitarisme, de manière extrêmement générale, l'approche conséquentialiste, et l'approche en termes de coûts et de bénéfices. L'utilitarisme est une maxime morale disant que notre action est justifiée si elle arrive à produire le maximum de bien-être avec le minimum d'efforts ou de souffrance.
Sur le principe, une telle règle est applicable aux politiques publiques. Une bonne politique est celle qui arrive à produire le maximum de bien-être en utilisant le minimum de moyens publics, moyens qui se mesurent en termes monétaires et en heures de travail des fonctionnaires. Appliquée à la philosophie, le problème devient le suivant : comment produire le maximum de pensée, avec le minimum de professeurs de philosophie? Ou, en termes voisins, comment affecter les missions des professeurs dont on dispose de façon à maximiser la quantité globale de pensée. Pour la clarté du problème, nous supposerons que les postes de dépense de l’État sont fixes, de sorte que l’État ne puisse ni donner davantage de moyens ni en retirer, et que le seul paramètre modifiable soit l'affectation des moyens dont il dispose. En bref, comment rationaliser les dépenses du poste "philosophie"?

J'ai présenté une application simple de la maxime utilitariste au problème de l'enseignement de la philosophie, en faisant de la pensée une quantité qu'on peut maximiser, et des professeurs les outils utilisés en vue de produire la pensée. La question se réduit donc à celle de la maximisation des effets de ces outils.
Or, Charbonnier ne pose pas du tout les problèmes dans ces termes, qu'on jugerait comptables, avec le mépris qui leur est associé. Car pour Charbonnier, le projet de la philosophie est celui de l'émancipation (cf. p. 23 : "l'idéal d'émancipation demeure la finalité essentielle de l'activité philosophique"). Or, émanciper n'est pas quantifiable, l'émancipation est un état qualitatif et pas quantitatif. On peut être émancipé ou être aliéné, mais il n'y a pas de troisième terme, d'intermédiaire. On pourrait à la limite compter le nombre de personnes émancipés, mais on ne retrouve ainsi que la moitié de la maxime ("le plus nombreux possible"), pas la seconde moitié ("penser le plus possible"). Charbonnier a un projet politique de libération des personnes, qui reste dans le livre assez flou, car ce n'est pas son but. Mais il est certain que le but n'est pas de maximiser les bénéfices d'une politique publique, c'est de mettre autant de moyens possibles en vue d'émancipation totale de la population.

Je voudrais maintenant décliner des positions plus précises au sujet de ces deux conceptions possibles. La première est l'approche en termes d'émancipation de la population, la seconde en termes de maximisation de la pensée.
1) Émancipation : l'objectif est de libérer le plus d'individus possible. Pour cette raison, les moyens humains doivent être assez équitablement répartis, si chaque personne est aussi facile à émanciper que les autres. Par contre, si certaines personnes sont plus difficiles à émanciper, alors il faut y mettre des moyens supplémentaires.
2) Maximisation : l'objectif est de maximiser la somme totale de pensée. Si chaque personne est aussi capable de penser que les autres, alors il est juste que les moyens soient répartis équitablement. Par contre, si certaines personnes pensent plus efficacement que les autres, alors il faut leur donner davantage de moyens, puisque cela permettra de maximiser la somme de pensée.
Ainsi, l'émancipation suit une règle disant "à chacun selon ses besoins". Les personnes ayant de gros besoins reçoivent donc davantage. Au contraire, la maximisation suit une règle disant "à chacun selon son talent". Donc, ceux qui ont du talent reçoivent plus que ceux qui en ont moins. Il est évident que ces deux principes sont opposés, si on admet, ce qui est raisonnable, qu'avoir du mal à s'émanciper est l'exact contraire d'avoir des capacités à penser. Ainsi, l'émancipation met des moyens sur les plus faibles. La maximisation met des moyens sur les plus forts. Il y a un vrai choix à faire, que Charbonnier passe sous silence, alors qu'il s'agit d'une question fondamentale de politique éducative.
Pour être complet, il faut aussi tenir compte des rendements décroissants de l'éducation. En effet, un bon élève tire beaucoup profit de ses cours, mais, au-delà d'un certain point, sa capacité à générer de la pensée va commencer à diminuer, jusqu'à devenir presque nulle. Pour cette raison, la politique de maximisation ne va pas mettre tous ses moyens sur le meilleur élève, elle va donner en priorité aux meilleurs élèves, puis va ensuite donner aux moins bons élèves, quand les rendements du travail avec les bons élèves commence à décliner sérieusement. Néanmoins, il semble qu'avec une telle politique, on n'arrive pas, ou très peu, aux très mauvais élèves.

J'en viens maintenant à des questions pratiques. Les élèves les plus faibles ayant des cours de philosophie sont les élèves de classe technologique. Ce sont, pour reprendre les termes de Charbonnier, les élèves les moins émancipés. Ce sont, pour reprendre les termes de Charbonnier adapté par mes soins, les élèves produisant le moins de pensée. Prétendre que les élèves de filière technologique sont moins émancipés que leurs professeurs me semble une idée fausse, et même dangereuse. De même identifier la pensée avec la capacité d'avoir de bonnes notes en philosophie est aussi faux et méprisant. Mais, pour les besoins de la discussion, je vais néanmoins réduire la pensée à cette capacité d'avoir de bonnes notes, même si la pensée est plus que cela. Les élèves les plus doués sont les étudiants de philosophie, et éventuellement, les professeurs de philosophie eux-mêmes qui peuvent continuer à se former.
Ainsi, si on veut émanciper le maximum de personnes, il faut assigner le maximum de professeurs aux classes technologiques, qui, ayant plus de mal à comprendre, ont besoin de davantage de cours pour arriver à une note satisfaisante (une note qui indique un élève émancipé! Je sais, c'est comique! Charbonnier le remarque p.205 "Non seulement la notation est radicalement extrinsèque au processus d'émancipation, mais elle constitue un obstacle à celui-ci", mais il n'en tire aucune conséquence, parce qu'il n'est pas évident de refaire tout le système scolaire, qui repose sur l'examen et la notation permanentes). Admettons que 10/20 révèle que l'élève est émancipé. Alors il faut assigner les professeurs de philosophie aux classes technologiques jusqu'à ce que la totalité ou la quasi-totalité des élèves de classe techno arrivent au moins à 10/20. C'est un cauchemar, mais la position émancipatrice aboutit à cela.
Au contraire, si on veut maximiser la pensée, il faut enseigner à ceux qui vont en tirer le maximum de bénéfices. Donc, il faut supprimer les cours aux classes technologiques, et donner des cours à des étudiants de philosophie, ainsi qu'à des professeurs qui ont besoin de formation continue. Et tant que l'éducation dans le supérieur ne donne pas des rendements décroissants, il ne faut pas donner de cours dans le secondaire. Cela signifie aussi aller enseigner dans des filières autres que la philosophie, qui elles aussi pourront tirer quelque chose de cours de philosophie. Après tout, les problèmes philosophiques facilitent l'analyse des notions et des problèmes, ce qui est une qualité très utile dans n'importe quelle activité. Autant dans les petites tâches quotidiennes, il est facile de faire des opérations sans comprendre, autant quand les tâches deviennent difficiles, la réflexion théorique est nécessaire, et la philosophie consiste toujours en ce type de réflexion, même si elle est beaucoup plus générale en philosophie que dans d'autres disciplines.

Ma conclusion est donc la suivante : si vraiment notre objectif est d'être le plus nombreux possible à penser le plus possible, alors il ne faut plus enseigner dans le secondaire, et à fortiori aux classes technologiques, tant que les étudiants du supérieur n'auront pas été saturés de cours de philosophie. Tout professeur enseignant dans le secondaire gaspille les ressources de l'Education Nationale. Au nom d'un projet politique d'émancipation, nous préférons gaspiller les ressources plutôt que les affecter là où elles sont le plus utiles. Je ne me prononce pas sur le projet qui me semble le meilleur. Après tout, si le but est d'émanciper, ce n'est pas du gaspillage. Mais il faut faire attention à l'idéologie, c'est-à-dire à la tentation de gaspiller de l'énergie en pure perte au nom d'un objectif qui paraît noble mais que nous n'avons pas la moindre chance de réaliser, ni même de progresser dans sa direction.

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