lundi 6 juin 2016

Le sexe : choisi, subi, contraint.

Je voudrais étudier la notion de violence, d'une manière qui se rapproche beaucoup de ce que j'ai écrit ici (Un consentement peut-il ne pas être libre?). J'inclus toutes les formes possibles de violence, qu'elles soient physiques, psychologiques, symboliques. J'estime qu'une violence est, de manière générale, le fait de contraindre autrui à faire quelque chose qu'il n'aurait pas fait de lui-même, ou bien faire subir à autrui quelque chose qu'il n'aurait pas voulu subir de lui-même. Pour cette raison, l'étude de la notion de violence suppose celle de liberté, qui elle-même suppose la notion de désir.
Pour rendre les choses plus agréables, je prendrai un exemple de désir, celui du désir amoureux. L'exemple me servira à mettre en place les différentes notions en jeu.


Il y a quatre personnes : Mathilde, Sophie, Lionel, Alain.
1) Mathilde désire Alain, qui la désire en retour. 
Alors s'ils font l'amour, ils sont parfaitement libres de le faire. Aucun des deux ne subit de violence. Dans la mesure où chacun désire ce qui lui arrive, et parvient à satisfaire ses désirs sans entrave, il y a liberté totale et nulle violence.

2) Lionel désire Mathilde, mais celle-ci aime déjà Alain qui l'aime en retour. Donc, Lionel finit avec Sophie, qui l'aime. 
Dans ce cas, la liberté de Lionel semblerait ne pas être totale. En effet, si être libre, c'est faire ce qu'on veut, alors Lionel n'est pas libre, puisqu'il veut faire l'amour avec Mathilde, et pas avec Sophie. Son désir est déçu. Néanmoins, cette définition de la liberté est insatisfaisante, car elle identifie liberté et toute puissance : nous ne serions libres que si nous pouvons satisfaire notre premier désir. Or, nous avons souvent à y renoncer, et à tenir compte des contraintes. Mais cela ne nous fait pas renoncer à notre liberté, qui doit donc être définie comme capacité de faire un choix sous contrainte, et non comme pouvoir de faire ce qu'on veut. Est libre celui qui obtient ce qu'il veut, relativement à l'ensemble des options qui lui sont ouvertes. Evidemment, on ne dirait pas non plus que Lionel a vraiment choisi de faire l'amour avec Sophie. Disons qu'il subit ce choix. Il en est l'auteur mais ce n'était pas ce qu'il voulait absolument parlant. 
Ce terme de soumission (le fait de subir) n'est sans doute pas parfait, et je l'utilise de manière différente de son usage ordinaire. Mais il arrive à peu près à capter l'idée de quelqu'un qui n'a pas le contrôle de la situation, mais qui reste néanmoins responsable en faisant ce qu'il fait. 

3) Lionel, n'éprouvant pas d'amour pour Sophie, retourne voir Mathilde, qui refuse ses avances. Lionel insiste, puis finit par brutaliser Mathilde pour obtenir un rapport sexuel.
Ce cas est un cas d'école : il s'agit d'un acte de viol, donc d'une relation sexuelle contrainte, car utilisant la force physique pour arriver à ses fins. La liberté de choix de Mathilde est ici annulée par la contrainte que Lionel arrive à exercer sur elle. Mais, pourrait-on quand même se demander, le comportement de Mathilde n'est-il pas encore un exemple de choix sous contrainte? Après tout, Mathilde garde le choix de se battre jusqu'à la mort plutôt que de se résigner à ce viol. C'est donc qu'elle fait un choix entre deux options, et retient la "meilleure". La contrainte de Lionel n'annule pas sa liberté, elle ne fait que la borner de manière drastique. Une telle argumentation aboutit à la conséquence à première vue paradoxale qu'il n'y a pas de différence de nature entre renoncer à une relation sexuelle parce que l'être qu'on désire ne veut pas de nous, et subir un viol. Dans l'un et l'autre cas, il s'agirait d'une sorte de choix sous contrainte, donc le fait de suivre un désir secondaire du fait que notre désir le plus fort devient impossible à réaliser. Dans le premier cas, le désir secondaire est de se contenter de Sophie, dans le premier cas le désir secondaire est de ne pas être tué et d'accepter la relation sexuelle.
Mais cet argument ne me semble pas satisfaisant. Car il fait du viol un acte librement choisi, ce qui est ridicule. Il y a une différence morale à établir entre contraindre les choix d'un agent par des actions qui sont moralement acceptables (Alain contraint les choix de Lionel par le fait qu'il aime Mathilde et en prive donc Lionel), et par des actions moralement inacceptables (violenter Mathilde pour faire en sorte qu'elle préfère encore avoir une relation sexuelle plutôt que de vivre quelque chose de pire encore). C'est justement pour cela que nous avons la notion de violence : le viol est une violence, par contre le fait de choisir son conjoint n'est pas une violence à l'égard de tous ceux qui sont privés de relation avec lui. Il y a donc une vaste gamme d'actions qui posent des contraintes sur les choix d'autrui, mais certains actes n'entraînent qu'une soumission libre d'autrui, alors que d'autres sont de véritables contraintes.

4) Lionel dit du mal de Mathilde à Alain. Alain est désespéré et quitte Mathilde. Lionel tente alors de séduire Mathilde, et y parvient.
J'introduis ici deux variantes :
4') Lionel a découvert que Mathilde n'aimait pas Alain, et restait avec lui par dépit. Lionel s'est contenté de répéter cela à Alain.
4'') Lionel a inventé de toute pièce des mensonges dans le but de rendre Alain malheureux. 
Ici, les deux variantes permettent de distinguer un cas de manipulation, qui peut être assimilé à de la violence psychologique, et un cas qui est moins tranché, dans lequel le fait que Lionel dise la vérité empêche de considérer son acte comme de la manipulation pure et simple, même si le fait de tout répéter à Alain a un but stratégique. 
Il me semble qu'on peut tenir le cas 4' pour un cas de violence, qui consiste à contraindre autrui d'une manière qu'il n'aurait jamais accepté lui-même, au moyen d'actions qui sont immorales. Alors que dans le cas 4'', Alain n'est pas dans une situation dans laquelle il n'aurait jamais aimé être placé. En effet, même si, évidemment, il aurait préféré garder l'amour de Mathilde, il préfère aussi que, si Mathilde ne l'aime plus, il en soit informé. En tout cas, il est raisonnable d'imaginer qu'Alain puisse vouloir découvrir la vérité au sujet de l'amour que lui porte Mathilde. Pour cette raison, le fait que Lionel vienne lui rapporter les propos de Mathilde n'est pas une violence à l'égard d'Alain. Certes, Lionel tire parti de la situation. Mais il ne fait qu'en tirer parti par les conséquences des actions d'Alain, actions qui sont libres, et ne sont pas sous la contrainte. 
Je crois donc que la notion de violence ne peut être utilisée ici que relativement à des jugements sur ce qu'une personne pourrait désirer ou pas. Si on estime qu'Alain désirerait être au courant du fait que Mathilde ne l'aime plus, alors le lui révéler n'est pas de la violence. Au contraire, si Alain désirerait ne pas le savoir, alors ce serait de la violence. Les désirs d'Alain servent donc de critère pour déterminer ce qui est une violence ou pas. Et c'est un raisonnement contrefactuel qui détermine ces désirs. En effet, on se demande ce qu'Alain aurait voulu si Mathilde ne l'aimait plus : aurait-il voulu ne pas le savoir et vivre confortablement dans le déni, ou bien aurait-il voulu le savoir quitte à devoir se séparer d'elle? Même si la réponse n'est pas évidente, le fait qu'on puisse envisager l'une ou l'autre réponse montre que l'acte de Lionel n'est pas de la violence. Une violence consiste à obtenir quelque chose d'autrui dont on sait qu'il ne le veut pas. Alors qu'une action sur autrui qu'on imagine dans les intérêts d'autrui n'en est pas une. Lionel est évidemment heureux d'annoncer la nouvelle à Alain, mais on peut tenir cela pour une conjonction d'intérêt, plutôt que pour une tentative de nuire à Alain afin de satisfaire ses intérêts personnels.

5) Alain aime Mathilde, qui ne l'aime pas en retour. Lionel tourne en ridicule Alain auprès de Sophie et de Mathilde.
C'est un cas plus difficile, car Lionel ne violente pas physiquement Alain, il ne le manipule pas psychologiquement, pourtant il paraît lui nuire. Cette nuisance est de nature symbolique, car elle consiste à dévaloriser Alain aux yeux d'autrui, en le présentant comme ridicule. Une violence symbolique est ainsi un dommage causé à la valeur d'un rôle social ou d'un statut social.
Mais la violence symbolique est-elle vraiment une forme de violence? Bourdieu, dans les Méditations pascaliennes, a une section assez courte sur ce thème, alors qu'il est central dans toute son oeuvre. Cependant, le sens global de ce texte permet de comprendre ce qu'il faut entendre par là. Bourdieu a écrit ce texte en référence à Pascal parce qu'il estime que les systèmes idéologiques d'une société ne sont pas une strate séparée des corps, mais sont incorporés, et qu'il font marcher tout seul "la machine" (le corps). La violence symbolique est alors l'utilisation de symboles pour obtenir physiquement la soumission de telle catégorie sociale ou de tel individu. Les hommes ont été en quelque sorte dressés à obéir à des symboles, et c'est pourquoi les faire obéir ne demande plus l'usage de la force, cela demande juste l'usage des symboles. Pascal parlait de l'effet que produisait sur nous la robe des juges, Bourdieu parle plus généralement de l'obéissance inconditionnelle des classes dominées à leur domination. Il y a donc pour Bourdieu une véritable violence dans la violence symbolique, puisqu'on obtient avec des symboles une paix qui ne devrait pas exister, les classes dominées devant se révolter.
Je ne m'étends pas sur la dimension sociale de la domination, qui soulève des problèmes propres. Partir du principe que les individus sont dominés et devraient se révolter, puis constater qu'ils ne se révoltent pas, et en déduire l'existence de la violence symbolique est un raisonnement hautement suspect. Car tout repose sur un jugement pratique selon lequel les gens devraient se révolter, donc que quelque chose les en empêche. La violence symbolique, à échelle collective, ressemble fortement à un pouvoir magique pour remédier à une explication défaillante. Néanmoins, à échelle individuelle, la notion paraît moins contestable. Si quelqu'un est humilié, sa vie devient plus difficile, alors qu'il ne s'agit pas vraiment d'une attaque psychologique, mais plutôt d'une attaque de nature sociale, qui s'adresse aux autres plutôt qu'à la cible.
J'en conclus donc que la violence symbolique, sous une forme individuelle, est bien une forme de violence, puisqu'elle revient à contraindre autrui d'une manière qu'il n'aurait jamais accepté, puisque personne ne pourrait vouloir que son image sociale soit dévalorisée voire humiliée. On contraint donc ainsi quelqu'un à changer de comportement, sans que l'on puisse dire que c'est dans son intérêt. Ainsi, quand Lionel s'amuse avec Sophie et Mathilde des performances sexuelles ridicules d'Alain, ceux-ci se livrent à un acte de violence réel à l'égard d'Alain, visant à rendre sa relation à autrui beaucoup plus difficile qu'elle ne l'était.

3 commentaires:

  1. Lionel ? Alain ??
    C'est la promo de l'ENA de 1952 ?????

    "Son désir est déçu. Néanmoins, cette définition de la liberté est insatisfaisante, car elle identifie liberté et toute puissance : nous ne serions libres que si nous pouvons satisfaire notre premier désir. Or, nous avons souvent à y renoncer, et à tenir compte des contraintes. Mais cela ne nous fait pas renoncer à notre liberté, qui doit donc être définie comme capacité de faire un choix sous contrainte, et non comme pouvoir de faire ce qu'on veut."

    Peuh ! Voilà bien la morale du troupeau ! Quel raisonnement ! Je suis faible mais j'aimerais encore me considérer comme libre, alors il faut affaiblir le sens de la liberté !

    Mais le plus libre, c'est la femme ou l'homme qui a tous les hommes ou toutes les femmes qu'il peut lui seoir (ce verbe existe) de désirer.


    Je ne vois pas du tout en quoi il y a violence dans le cas 4 et 5. Il faut vraiment être un fameux pleurnicheur pour se percevoir comme victime de violence parce qu'on est un peu manipulé ou moqué !
    Identifier méchanceté et violence, ce n'est pas rendre un grand service à la philosophie.

    "Une violence consiste à obtenir quelque chose d'autrui dont on sait qu'il ne le veut pas."

    Pas du tout. Ou alors seulement pour un pleurnichard.
    Le concept de violence est important ; il indique que quelque chose de grave se produit. C'est un impératif moral que de le préserver de la pleurnicherie ambiante.

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    1. Ajoutons que le cas 2 est empiriquement idiot : crois-tu vraiment que le violeur laisse à la victime pendant l'acte la possibilité physique de se suicider ? Comment faudrait-il procéder selon toi ? Arrêter de respirer ????

      Observons en outre en toute perfidie qu'il a l'air difficile pour l'auteur de ces lignes de concevoir que les femmes puissent être actives en quelque manière que ce soit.

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    2. 1) "la liberté, c'est pouvoir faire ce qu'on veut" : tu identifies liberté et puissance, ce qui me paraît faux, pour la raison que c'est la conséquence de thèses spinozistes fausses elles aussi. Être libre, c'est pouvoir choisir, donc pouvoir agir intentionnellement, peu importe les résultats de notre action.
      Locke distingue pour cela la liberté d'action et la liberté de la volonté. Le sens philosophique est évidemment le "libre-arbitre", donc la liberté de la volonté.

      2) les pleurnichards : tu oublies le fait qu'en société, l'honneur, la réputation, l'estime, etc. sont des choses importantes. En détruisant la réputation de quelqu'un, on rend sa vie sociale presque impossible, on peut lui faire perdre son travail, ses amis, sa famille, etc. Il y a des adolescents harcelés qui en viennent à se suicider. Ce n'est pas une réaction irrationnelle. Donc, garder un sens de violence pour cela me paraît pertinent.

      3) Sur le viol : je ne dis pas qu'elle peut se suicider, mais qu'elle a le choix entre se battre et prendre des coups, ou bien se laisser violer, et que la victime va le plus souvent (pas toujours, néanmoins) se laisser violer. On peut voir ça comme un choix entre les coups et le viol, ou bien considérer que les victimes se disent que le choix est entre le viol, ou bien les coups et le viol. C'est un problème important : si le premier cas est le bon, cela montre que les coups sont plus graves que le viol. Alors que dans le deuxième cas, on ne peut rien dire dans un sens ou dans l'autre. Il semble quand même que personne n'accepte de prendre un mal (les coups) afin de gagner une chance d'échapper à un autre mal (le viol). Si les coups étaient un petit mal alors que le viol un grand mal, peut-être serait-il rationnel de tenter sa chance. Par contre, si les deux sont de grands maux, à peu près équivalents, il est irrationnel de tenter sa chance.

      4)La prochaine fois, j'écrirai des histoire avec Jennifer qui pécho Dylan alors que Jordan kiffait trop Jennifer. En fait, je redoutais que mes élèves se disent que j'utilise leurs histoires pour mon blog...

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