vendredi 17 juin 2016

Pourquoi les copies de philosophie sont-elle aussi mauvaises?

Il est toujours stupéfiant de voir mes chers collègues de philosophie se perdre en lamentations et déplorations de la faiblesse des copies qu'ils doivent corriger au baccalauréat, alors que, selon toute logique, les copies de leurs propres élèves seront globalement de la même qualité. Peut-être certains collègues sont-ils victimes de l'illusion qu'ils sont largement plus doués que les autres, mais j'ai du mal à croire que ces collègues aient pu, pendant l'année scolaire, s'extasier devant les copies que leur rendaient leurs propres élèves. Il faut donc chercher l'explication ailleurs. 
La deuxième explication est que nous faisons notre travail correctement, mais que les élèves n'ont pas la moindre culture, pas la moindre envie de travailler chez eux ou en classe, et par conséquent ne retiennent absolument rien de ce que nous pouvons leur raconter. Ce n'est certainement pas faux, mais cela ne vaut pas pour tous les élèves. 
La troisième explication serait que l'épreuve de philosophie est trop difficile pour les élèves de terminale, que la dissertation est un exercice à la fois rhétorique et théorique auquel les élèves ne sont pas habitués, et n'arrivent pas à comprendre ce qu'on attend d'eux. C'est également vrai, mais cela pourrait à la limite expliquer pourquoi les dissertations sont mauvaises. Cela n'expliquerait pas qu'une très grosse partie des élèves (plus de la moitié, à vue d'oeil) passe totalement à côté de l'exercice. Car le problème est que les élèves ne font pas de la mauvaise philosophie, mais plutôt qu'il ne font pas du tout de philosophie ; ils font autre chose. J'expliquerai plus loin quelle différence j'établis entre les deux. Ce sera l'objet de ce post. Donc, la troisième explication ne me suffit pas non plus. 

J'en viens maintenant au point qui me semble le plus important : le contenu même de ce qu'on leur apprend, et le contenu des épreuves auxquelles on soumet les élèves. Prenons un exemple d'actualité, les sujets de dissertation des élèves de terminale S : "Travailler moins, est-ce vivre mieux?". Ce sujet est désastreux, car il invite les élèves à répondre de manière purement empirique. Or, ce n'est pas du tout ce que nous attendons. Dans ce cas, pourquoi donner une question dont la réponse la plus évidente, réponse qui d'ailleurs n'est pas incorrecte, n'est pas celle que nous voulons? C'est un mystère. Et une frange énorme des sujets sont ainsi des sujets empiriques, encourageant à la description factuelle et psychologique. Les élèves voient ces sujets, qui les attirent parce que la description psychologique est toujours attirante à cet âge, et reçoivent des notes terribles, en plus d'énerver leurs correcteurs. 
Avec ce sujet sur le travail, les élèves répondent comme l'économie du bonheur : celle-ci interroge les gens sur leur bien-être actuel, leur demande de noter leur état, leur demande aussi de noter la valeur des différentes activités auxquelles ils se livrent. Et par ce système de quantification du bien-être, on peut répondre à la question de savoir si les gens seraient plus heureux en travaillant moins. Il suffit de déterminer s'il existe une activité dont l'utilité marginale serait supérieur à celle du travail. Comme généralement les gens travaillent au moins 7 ou 8 heures par jour, l'utilité marginale du travail est très basse, et au contraire celle de voir ses amis, de faire l'amour ou d'aller au théâtre est énorme. Pour cette raison, les gens seraient plus heureux s'ils travaillaient un peu moins et utilisaient leur temps libre pour faire une de ces activités qu'ils valorisent. L'élève moyen dit cela, et se contente d'apporter une nuance en précisant que les personnes dont le travail est une passion ont intérêt à continuer à travailler. L'argument implicite est évident : si aucune autre activité ne procure plus de bien-être, alors il faut continuer à travailler. 
Une telle réponse est bonne et pertinente, parce qu'elle résout un problème pratique que se posent les gens en général, et les élèves en particulier. Les gens ont déjà en tête les différentes activités possibles, le bien-être que chacune leur apporte, et se posent une question purement technique de maximisation du bien-être. Les élèves reconstituent donc ce mode de pensée (même s'ils le font d'une manière légèrement plus maladroite, dans le fond, ils ne disent rien d'autre). Mais ce n'est pas ce que la philosophie demande.

La philosophie demande un travail conceptuel. Cela ne consiste pas à se demander si le travail nous rend heureux, mais à chercher à définir précisément ce qu'on entend par travail, et ce qu'on entend par bonheur (en montrant en plus que "mieux vivre" signifie se rapprocher du bonheur). On ne veut pas des propos psychologiques disant que le travail est désagréable pour les uns et une passion pour les autres, on veut un propos conceptuel disant que le travail peut être, par exemple, aliéné ou libre. Que le travail aliéné est ceci ou cela, alors que le travail libre est au contraire ceci ou cela. On attend qu'on nous montre si le pianiste qui fait ses gammes travaille, si l'individu qui range sa maison se livre à un travail domestique, etc. De même, on attend une différence entre le confort matériel et le bonheur, qui permet de dire que le travail pourvoie au confort matériel mais n'est pas suffisant pour le bonheur.
En résumé, les élèves n'ont tout simplement pas vu ce qu'était le travail conceptuel, et nous sommes responsables d'entretenir une certaine confusion entre le conceptuel et l'empirique. Pour le dire simplement, un travail empirique consiste à découvrir des cas tombant sous un concept. Un travail conceptuel consiste à chercher la règle de délimitation d'un concept. Quand tout le monde est d'accord sur le concept de bonheur, l'enquête se réduit à chercher des personnes heureuses. Quand nous ne sommes pas d'accord sur ce qu'est le bonheur, l'enquête n'est jamais tranchée par les exemples, car c'est justement la manière dont il faut les classer qui pose un problème. Les questions philosophiques sont des questions sur la classification. Et les élèves les prennent pour des questions de connaissance des objets classifiés.
Evidemment, il y a toujours une interaction entre objets et règles de délimitation, car il y a certains cas qu'on souhaite absolument voir tomber dans une catégorie. Si une activité salariée est exclue de la catégorie du travail, nos catégories sont mal faîtes. Et inversement, si on met dans le travail le fait de lire un guide touristique pour se repérer dans une ville inconnue, la catégorie de travail devient triviale à cause d'une extension démesurée. L'enjeu est donc de conserver des catégories satisfaisantes, qui mettent ensemble ce qui doit l'être, et qui sépare ce qui doit l'être. 

Ma conclusion est que nous devons être carnapiens dans l'enseignement : nous n'insisterons jamais assez sur l'importance de distinguer l'empirique et le conceptuel, ou l'extension d'un ensemble et son intension. Raisonner de manière conceptuelle est trop rare dans la vie ordinaire pour qu'on puisse s'imaginer que les élèves comprendront ce qu'on fait simplement en nous regardant à l'oeuvre pendant les cours.
Et cela suppose que la distinction soit aussi claire dans l'esprit des professeurs. Il est vraiment désastreux de vouloir garder des sujets dont la réponse la plus intelligente est une réponse empirique, et où la réponse conceptuelle paraît seulement une opération délirante de masturbation intellectuelle.
Mais l'enseignement carnapien deviendrait singulièrement plus compliqué. Car un professeur agréable et apprécié (donc non carnapien), quand il fait son cours sur le travail, donnera beaucoup d'éléments empiriques qui rendront son cours intéressant. Il va parler des diverses formes de management, du taylorisme et du toyotisme, de la souffrance au travail, du fait que pendant l'Antiquité les esclaves étaient utilisés pour ne pas avoir à travailler, etc. Beaucoup de choses qui vont intéresser les élèves, mais qui sont empiriques. Et c'est presque inévitable, d'une part parce qu'il faut intéresser les élèves, et d'autre part parce que les notions au programme invitent souvent à un traitement empirique. 
Au contraire, un cours vraiment conceptuel risque d'être vraiment barbant. Les élèves se fichent presque tous de la question de savoir si un travail libre est encore un travail. Ils se fichent de savoir si le travail suppose des conditions sociales ou si l'effort individuel est suffisant. Car ces questions, purement conceptuelles, laissent presque tout en l'état, la plupart du temps. Mais peut-être pas tout le temps, car il doit bien être possible de découvrir, en cherchant bien, des conséquences pratiques à de pures questions conceptuelles. 
Par exemple, si on estime que tout travail est une activité méritant un salaire, alors il devient intéressant de savoir s'il faut verser un salaire à celui qui nettoie sa maison, ou qui travaille son revers au tennis. La réponse n'est pas triviale (et négative), car certains soutiennent aujourd'hui un revenu minimum avec l'argument selon lequel tout le monde contribue à sa société, sous une forme ou une autre. Il se pose alors de nouvelles questions, comme celle de savoir si le salaire ne serait pas davantage lié au service rendu à autrui, plutôt qu'à un travail accompli (sachant que certains travaux ne rendent service à personne). Cela signifierait que seul l'emploi salarié ou le fait d'être entrepreneur à son compte est du travail. 
Un professeur carnapien devrait donc recommander à ses élèves d'écrire très peu, et de faire attention à ce qu'ils disent. Tout propos un peu long est presque inévitablement empirique. On n'écrit pas huit pages pour distinguer emploi salarié et effort volontaire. Ecrire huit pages là dessus suppose de badigeonner sa copies avec des descriptions inutiles. 

4 commentaires:

  1. Tiens donc ! L'auteur s'apprête à noircir des centaines de pages de discussions purement conceptuelles à propos des raisons d'agir et il refuse aux élèves la possibilité d'écrire un peu longuement !!?!

    C'est un drame en effet que ni les élèves ni les professeurs ne comprennent leur tâche, leur métier.

    Mais quoi ? Ils sont si crétins que ce serait être crétin par un autre tour de crétinitude que de n'être pas un crétin.

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    1. Les thèses contiennent des centaines de pages seulement parce qu'elles sont des doxographies géantes. C'est même ce qu'on attend d'elles : juxtaposer le maximum de doctrines sur une thématique donnée. Si on isole les parties véritablement théoriques, un millier de pages doit être réductible en moyenne à 30 ou 40 pages, en étant généreux.

      Imaginons l'exercice consistant à faire le plus court possible pour défendre une idée donnée, à supprimer la moindre ligne superflue. Ce n'est pas du tout facile, mais cela me paraîtrait particulièrement sain.

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  2. c'est sympa de croire que le travail conceptuel s'impose dès qu'on demande de faire de la philosophie, mais il s'impose par le type de questions ou d'énoncés qu'on soumet à la rationalité.

    Je vois deux problèmes : (1) à moins d'être victime d'une pathologie neurologique inquiétante, l'insistance sur la faiblesse des copies de bac devrait cesser. Donc (2) en tirer les conséquences quant à l'exercice demandé : la dissertation n'est pas adaptée à des élèves qui ne perçoivent pas d'emblée la singularité de la discipline (c'était possible naguère, quand ils pouvaient avoir une culture générale large avant le cours de philo), a fortiori quand les sujets sont délibérément mauvais (on peut songer que l'IG qui les a pondu avait en tête mon point 2 pour le rendre évident aux collègues ?). Réfléchir à de nouvelles manières d'évaluer le travail suppose, de la part des enseignants, une capacité à accepter à la fois un regard critique de la part de leurs pairs et de leurs élèves : à mon avis, la tradition qui les a formés et justifie leur position institutionnelle (donc leur salaire), ne les y prépare guère.

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    1. 1) Tu aurais raison si les copies de philosophie au bac étaient les seules à être très mauvaises. Or, les collègues d'autres disciplines disent la même chose. L'explication est facile à trouver : l'école a des institutions reposant sur l'évaluation et la sélection, alors que les personnels de cette institution ont tous une forte sensibilité aux questions de justice sociale, et d'égalité. Il en résulte un système scolaire qui passe son temps à noter mais qui met quand même la moyenne à tout le monde. Voilà pourquoi on peut lire au bac des copies d'élèves qui ne comprennent rien et ne savent pas aligner deux mots d'affilée. Mais quelle solution apporter à ce problème? C'est loin d'être évident.

      2) Sur les épreuves elles-mêmes, je pense que personne ne les trouve satisfaisantes, mais qu'elles ne changent pas parce que personne n'est d'accord sur le type d'amélioration à apporter, et parce que tout le monde pense à tort ou à raison pouvoir faire son cours sans être trop contraint par les impératifs de l'épreuve du bac. Je pense que mes collègues préfèrent pester une fois par an plutôt que de prendre le risque de voir leur liberté pédagogique réduite. C'est assez rationnel.

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