mardi 28 juin 2016

De la division


"Les gens de bonne volonté dans la communauté politique qui ne s'accordent pas sur leurs convictions éthiques et morales font face à un énorme problème pratique. Comment pourront-ils vivre ensemble en se respectant dans un État coercitif ? Ils ne peuvent insister pour que l’État applique leurs propres convictions privées, car, en ce cas, l’État se désintégrerait [...] en une tour de Babel politique. Leur solution : rassembler ce qui leur est suffisamment commun en fait de principes politiques et construire une constitution politique qui ne repose que sur de tels principes."
Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons.




Il était une fois une large troupe de dissidents religieux, qui, rejetés par leur mère patrie pour d'obscures raisons théologiques, s'en furent chercher le salut sur un nouveau continent. Une fois débarqués sur ledit continent, ils se réunirent pour déterminer comment ils s'organiseraient pour vivre le mieux possible selon leurs croyances.

Ayant naguère enduré la contrainte des autorités publiques et religieuses aussi bien que le mépris et la haine du bas peuple, ils se jurèrent de laisser à chacun le libre choix de ses affiliations politiques, économiques et religieuses. Comme tous ces gens étaient fort pieux et dociles envers leurs pasteurs, qui eux-mêmes craignaient le Seigneur, il n'y avait guère de violence à souffrir et à redouter pour les membres de cette communauté. Les uns priaient le Seigneur le matin et travaillaient l'après-midi, les autres Le priaient l'après-midi et travaillaient le matin.

Mais un beau jour, l'un de ceux qui priait l'après-midi réunit tous ses compagnons sur ce qui faisait alors office de place publique et les exhorta avec fougue à prier le Seigneur le matin, car, disait-il, cela seul était pieux. La communauté en fut toute retournée et les pasteurs et les vieux, réunis en grand comité à la demande générale déclarèrent que, conformément à leur décision initiale de ne pas user de la contrainte en matière de foi et principes, il serait formé deux communautés distinctes, l'une se composant de tous ceux qui jugeaient pieux de prier le matin, et l'autre de tous ceux qui tenaient pour l'après-midi.

Il en fut ainsi ; ceux qui priaient le matin se saisirent de leurs effets personnels et s'installèrent un peu plus loin. Mais une deuxième controverse embrasa les deux communautés. On débattit bientôt avec beaucoup de virulence de la question de savoir s'il était pieux que les femmes allassent en public les cheveux au vent, ou si le Seigneur ne préférait pas qu'elles dissimulassent leur chevelure sous un chaste voile. Le même évènement se répéta ; chacune des deux communauté se scinda en deux, selon que ses membres prenaient un parti ou un autre.

Il y avait donc quatre communautés, ceux qui priaient le matin sans voile, ceux qui priaient l'après midi avec voile, ceux qui priaient le matin avec voile et ceux qui priaient l'après-midi sans voile. Par malheur, cette dernière communauté s'établit en un lieu éloigné qui se trouvait par hasard sur le territoire d'une tribu de féroces sauvages. Ceux-ci massacrèrent tous ceux qu'ils pouvaient massacrer, et les survivants s'en furent demander l'aide de chacune des trois autres communautés.

Tous s'aperçurent qu'ils ne pourraient résister à la menace que faisaient peser sur eux les féroces sauvages qu'en se réunissant de façon à ne plus former qu'une seule communauté, comme elle existait auparavant. Mais les membres de chaque communauté s'étaient à tel point entichés de leurs opinions distinctives qu'il était impossible pour eux de considérer qu'il fût pieux de vivre autrement qu'ils ne le faisaient. Chacun pensait que c'était l'obéissance au Seigneur qui le distinguait des féroces sauvages et que celui qui ne Lui obéit que partiellement ne Lui obéit en réalité pas du tout.

Toute la communauté était ainsi au rouet. C'est alors que l'un des pasteurs, un certain John-Thomas Hocke, exposa joyeusement à tous son idée : il suffisait, pour obtenir la concorde nécessaire à la survie du groupe, que chacun décide de s'en remettre à la décision de la majorité en matière d'articles de foi et de principes. Chaque fois qu'un désaccord s’élèverait parmi eux, tous les hommes et femmes en âge de raison se rassembleraient et se prononceraient sur le désaccord. Mais, lui répondit-on, qu'adviendrait-il de ceux qui dont les opinions se trouveraient être minoritaires ?

John-Thomas Hocke répondit d'une voix soudain peu audible qu'ils devaient être absolument empêchés d'agir suivant leurs opinions, afin de préserver l'union. Un anonyme rétorqua que ce n'était pas la peine d'avoir quitté la mère-patrie pour retrouver ici la contrainte en matière de foi et de principes. Un autre homme, du nom de Jean-Jacques Trousseau, lui répondit alors que, puisque tous auraient fait serment d'obéir à la décision majoritaire, les récalcitrants minoritaires ne seraient pas réellement contraints ; simplement, on les forcerait à être libre.

Personne ne comprit mais tous applaudirent, et la proposition de John-Thomas Hocke fut adoptée. Des combats victorieux purent alors être menés contre les féroces sauvages, à la suite desquels la communauté revint à ses anciennes divisions d'opinion. On avait maintenant un procédé commode pour régler les différends, mais il ne satisfaisait personne. Une faible majorité vota pour prier l'après midi, et une toute aussi faible majorité vota pour que les femmes portent le voile. En définitive, seuls les membres de la communauté de l'époque précédente où l'on priait l'après-midi et où les femmes portait le voile était réellement satisfaite, et elle ne comptait presque plus personne car ses membres avaient été décimés par la première attaque des féroces sauvages.

Presque tout le monde vivait donc d'après des principes qu'il considérait comme impie et il apparut que le système de John-Thomas Hocke et de Jean-Jacques Trousseau n'était pas si brillant. L'assemblée n'avait été consultée que deux fois, et chacun voyait bien que, les consultations se poursuivant, la proportion de ceux qui vivaient réellement d'après les principes de leur foi se réduirait de plus en plus pour tendre vers le nombre nul. D'aucuns se surprenaient à regretter la mère-patrie, car, disaient-ils, au moins là-bas, la majorité peut vivre sa foi puisqu'elle régente éternellement la minorité. A condition, leur rappelait-on, de bannir aussi tous les inventeurs et propagateurs de nouveauté. On n'y pensa plus.

On était donc à nouveau au rouet, et à nouveau les féroces sauvages se faisaient menaçants. Il fallait un autre système. L'assemblée se réunit, l'on délibéra longuement et sans aucun profit. Les esprits s'échauffèrent, les joues s’empourprèrent ; on en vint aux mains. Soudain, un certain Ronin Dworkald, qui n'avait jusque-là rien dit, arrêta les lutteurs et prit la parole. Frères, disait-il, qui donc sommes-nous pour nous battre ainsi ? Nous ne sommes pas de féroces sauvages. Nous n'avons jusqu'à présent fait que ressasser vivement et douloureusement nos désaccords, alors que tant nous distingue des féroces sauvages, alors que nous sommes d'accord sur tant de choses ! Réunissons-nous, et dressons-en l'exhaustive liste : ce sera, je vous l'annonce, notre constitution.

Chacun, continua-t-il, vivra d'après les principes de la constitution, mais si, en conscience, il trouve qu'il ne le peut sans renoncer à son salut céleste ou terrestre, il n'aura nul besoin de s'exiler et personne ne lui fera violence, car nous retirerons simplement le principe qu'il rejette de la constitution, définitivement. Et d'après quelle loi vivrons-nous si nous pouvons tout refuser, demandez-vous ? D'après les nôtres, assurément. Chacun sera libre de vivre selon ses principes avec tous ceux qui les partagent avec lui, pourvu qu'il contribue au maintien de la constitution qui nous unit. La seule chose à quoi chacun sera tenu, c'est de contribuer, par ses richesses ou par son temps, à former et entretenir le corps des gardiens de la constitution, chargé de nous défendre contre les féroces sauvages et de préserver notre pacte premier de laisser chacun libre de ses affiliations.

Ce système de compromis n'enthousiasmait pas grand monde, car chacun voulait surtout pouvoir imposer les principes de sa foi à ceux de ses voisins qu'il trouvait corrompus ou tout simplement idiots. Mais personne n'ayant de meilleure idée, c'est elle qu'on adopta à l'unanimité. Or les ferments de la division ressurgirent dans la communauté et bientôt le texte de la constitution, amputé à chaque controverse, se réduisit à son article initial, qui affirmait solennellement le devoir de chacun de contribuer au maintien de la constitution. Le seul devoir, disait-on en substance, était de faire son devoir, et la croyance individuelle réglait tout le reste.

La communauté se composait alors d'une myriade de petites associations temporaires, formées et déformées aux gré des revirements des croyances et des intérêts. Seul le corps des gardiens de la constitution, soumis à un strict principe hiérarchique en raison des nécessités de la guerre, demeurait uni, de sorte qu'il formait un État dans l’État, et même, aux yeux de beaucoup, le seul État qui soit. Or certains trouvèrent qu'il était impie de porter les armes, d'autres que c'était fatiguant et dangereux et refusèrent dès lors l'enrôlement dans le corps des gardiens. Comme cette tendance se répandit dangereusement, et qu'on abhorrait toujours la contrainte, on proposa à de jeunes féroces sauvages, qui provenaient de tribus avec lesquels la paix avait été récemment conclue, d'intégrer le corps des gardiens de la constitution pour prendre la place de ceux qui s'y refusaient.

Les jeunes féroces sauvages s'installèrent au sein de la communauté, et firent venir leurs familles. C'est peu dire que les membres de la communauté n'appréciaient pas beaucoup les nouveaux venus. On peut même affirmer, sans crainte de se tromper, qu'ils les détestaient cordialement. Mais comme entre eux ils n'étaient d'accord sur rien, sinon qu'il fallait continuer à vivre de la sorte, ils ne pouvaient rien reprocher non plus aux féroces sauvages récemment installés dans la communauté. Ainsi, les féroces sauvages avaient notamment la fâcheuse habitude de crier de toutes leur forces à la tombée de la nuit, mais on ne pouvait blâmer publiquement ce comportement sans critiquer aussi du même coup les traditionnels amateurs de polyphonies nocturnes. Après tout, les féroces sauvages aussi respectaient la constitution, qui n'exigeait pas grand chose.

Comme on ne pouvait leur reprocher quoi que ce soit, on se contentait de dire qu'ils n'étaient pas assez "intégrés", mais personne n'était d'accord sur ce que cela impliquait vraiment d'être "intégré", puisque personne ne vivait de la même façon. Une association se forma cependant, dont les membres étaient de plus en plus nombreux, qui réclamaient le retour des féroces sauvages dans leur contrée d'origine. Beaucoup de ceux qui faisaient partie de cette association refusaient par ailleurs de se laisser enrôler dans le corps des gardiens de la constitution, ce qui rendait nécessaire de faire appel aux féroces sauvages, mais ils n'y voyaient là aucune contradiction.

La situation devenait de plus en plus invivable dans la communauté. Les féroces sauvages, et surtout leurs descendants qui n'avaient jamais connu que la vie dans la communauté, n'entendaient pas du tout retourner dans les contrées de leur provenance qui d'ailleurs n'étaient pas non plus prêtes à les accueillir. De plus, eux aussi refusaient à leur tour l'enrôlement, et on devait faire à nouveau appel à d'autres féroces sauvages pour garnir les rangs des gardiens de la constitution, ce qui avait pour conséquence d'augmenter encore la foule de ceux qui protestaient contre leur présence. Ces protestataires, qui ne pouvaient obtenir la déportation des féroces sauvages et de leurs descendants, souhaitaient secrètement la division de la communauté qu'ils reprochaient publiquement aux féroces sauvages de susciter.

A vrai dire, il ne se passait rien parce que la constitution protégeait à peu près les croyances de tout le monde, mais plus personne ne se supportait.


La communauté va-t-elle à nouveau se diviser ? Va-t-elle un jour renoncer à son pacte premier en faveur de la liberté totale des croyances et des affiliations ? Un nouveau John-Thomas Hocke, un nouveau Jean-Jacques Trousseau paraîtront-ils pour présenter au monde un nouveau système ?

Réponse au prochain épisode, dans cent ans peut-être.







3 commentaires:

  1. rien à voir avec ce post, mais la présentation du blog est ruineuse pour sa présentation : en arrivant sur la page de garde, on ne peut lire en défilant que le dernier post - il faut cliquer à droite pour arriver aux autres, un peu chiant !

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  2. La conclusion, c'est que le libéralisme est impossible s'il n'est pas porté par des citoyens eux-mêmes libéraux. Si les gens ne veulent vivre qu'avec ceux qui leur ressemblent, et s'ils sont prêts à leur faire violence pour les intégrer, alors le libéralisme est impossible. Tant mieux, pourquoi imposer le libéralisme à ceux qui n'en veulent pas? Le paradoxe est que, pour les rendre libéraux, il faut peut-être les forcer. La seule solution est de forcer les seules personnes qu'il est possible de forcer : les enfants. Les parents ont quelques années pour rendre leurs enfants libéraux. Au-delà, il reste la discussion argumentée, en espérant que cela puisse être suffisant.

    Heureusement, il n'est pas si important d'être d'accord sur tout. Chacun a en effet un intérêt à profiter de la communauté, même s'il est en désaccord avec elle à la marge. Il faut néanmoins que chacun soit globalement en accord sur les grands principes libéraux (en gros, le principe de non nuisance).

    Mais je pense que tu mets en effet le doigt sur un point sensible, qu'on pourrait exprimer en termes de conflit entre la liberté et la fraternité. La liberté, c'est le droit de vivre dans son coin en se fichant de ce que font les autres. La fraternité, c'est le fait d'être comme autrui, d'être responsable pour lui, et de vouloir l'aider quand il en a besoin, aide qui peut évidemment prendre la forme de la contrainte. Personne n'est libre quand il est frère.
    Et je doute qu'un parti puisse faire campagne sur le thème "fichez vous des autres, vivez dans votre coin et arrêter de vouloir leur expliquer comment vivre". Par principe, un parti fait campagne pour nous montrer la manière dont nous devrions tous vivre ensemble.

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