samedi 12 novembre 2011

Qu'est-ce que la vérité?

En tant que jeune professeur de philosophie, j'ai la chance d'encore m'étonner devant les discours que tiennent les élèves dans leurs dissertations, alors que j'imagine que cet étonnement s'est transformé en énervement chez mes collègues plus anciens. Ayant donné un sujet de dissertation qui concernait la notion de vérité, j'ai trouvé très fréquemment l'affirmation qu'il fallait distinguer les vérités que chacun peut se faire pour lui-même, puisque, bien entendu, chacun a sa vérité à lui, et les vérités solides, objectives, prouvables, qui ne sont pas sujettes à cette relativité. Et cette distinction en rendait une autre possible, celle entre vérités vraies et vérités fausses! En effet, puisqu'il arrive que la vérité de chacun finisse par se révéler fausse, démentie par une expérience scientifique par exemple, il semble bien que l'on doive conclure qu'il y a des vérités fausses! La vérité fausse est la vérité subjective qui ne passe pas l'épreuve de la réalité objective.
Inutile de dire qu'un philosophe ordinaire aurait vite fait de pointer chez les élèves une confusion grave entre croyance et vérité, puisque chacun n'a pas sa vérité à lui, mais des croyances, et il n'y a rien de spécialement paradoxal à ce que des croyances se révèlent fausses. Par contre, la vérité elle, est par définition vraie. Toute vérité est vraie, il n'y a pas de vérité fausse, mais seulement des croyances fausses. Le fait que nous soyons subjectivement attachés à certaines croyances n'en fait pas des vérités.

Pourtant, cette réponse est farouchement platonicienne, et donc un peu décevante. Certes, le vrai est toujours vrai, mais personne ne s'intéresse à l'idée du vrai elle-même. Ce qui nous intéresse vraiment, ce qui suscite la réflexion philosophique, ce sont les croyances que nous avons ici et maintenant, et notamment celles que tout le monde tient pour vraies. L'enjeu de la philosophie est de juger ce que nous tenons pour des vérités, et non pas d'enchaîner les tautologies comme "le vrai est vrai". Bref, les élèves appellent à bon droit "vérités" les croyances que nous tenons pour vraies, et il se peut en effet qu'elles se révèlent fausses. C'est bien pourquoi la notion de vérité fausse n'est pas si absurde. Elle signifie simplement que ce que nous tenons tous pour vrai aujourd'hui peut devenir faux plus tard.
Surtout, il y a une sorte de contradiction performative assez insidieuse dans la position platonicienne, et elle n'est pas pour rien dans le rejet spontané de cette position par les élèves. En effet, un platonicien dira qu'une proposition peut être fausse, même si tout le monde la croit vraie. Mais dire ceci, c'est justement douter que cette proposition soit vraie, c'est donc rompre l'unanimité qui garantissait la vérité. Soit tout le monde la croit vraie, et ce genre de propos platonicien n'apparaît pas, soit ce genre de propos apparaît, et donc il y a bien certaines personnes qui doutent de sa vérité. Mais on ne peut pas de manière cohérente suggérer qu'elle pourrait bien être fausse, après tout, et en même temps y adhérer sans réserve. Quand nous avons affaire à une proposition scientifique implacable, personne ne suggère qu'elle pourrait bien être fausse, même si tout le monde y croit. Quand tout le monde adhère sans réserve, les platoniciens adhèrent aussi, donc personne ne mentionne leurs arguments, donc la croyance partagée fait la vérité. 
Le platonicien aurait toutefois un autre mode de défense : il pourrait suggérer que celui qui dit une telle chose se place en dehors de l'humanité, ne s'inclut pas lui-même dans cette unanimité, mais se place peut-être dans la situation de Dieu, qui seul aurait accès à la réalité ultime, au-delà des apparences. Mais qu'est-ce qui justifie l'adoption d'un tel point de vue? Les philosophes sont des hommes, et le point de vue divin n'est pas le leur. Il se pourrait d'ailleurs que ce point de vue divin n'existe tout simplement pas. Donc, sans argument solide permettant de justifier la possibilité de se mettre au-dessus de la foule des hommes, les propos qui affirment que l'unanimité ne fait pas la vérité sont auto-contradictoires. Si ces propos veulent dire : "cherchons mieux, je ne suis toujours pas certain que cette affirmation soit suffisamment justifiée", alors ils sont tout à fait légitimes. Mais s'ils veulent dire "tout le monde adhère à cette affirmation sans réserve, j’appartiens à ce monde, pourtant je n'adhère pas à cette affirmation sans réserve", alors ils se contredisent manifestement.

Ainsi, il ne faut évidemment pas adhérer à de telles manières de parler qui ne peuvent que nous placer dans un embarras terrible. Non, les vérités ne sont jamais fausses. Cependant, une fois ces manières de parler corrigées, il convient de prendre au sérieux l’attitude philosophique qui les porte implicitement, attitude qui assume complètement son caractère situé, qui n'oublie pas que les croyances sont sans cesse sujettes à révision, et qui sait bien qu'affirmer que la vérité est toujours vraie, par définition, ne nous éclaire nullement sur ce que nous devons penser de nos multiples croyances.
Bref, pour nous, les hommes, la vérité ne peut pas être autre chose que nos croyances unanimes, parce que la critique externe de ces croyances unanimes n'est tout simplement pas possible. Il n'y a aucun moyen de se placer au-delà de l'humanité pour juger toute l'humanité, y compris soi-même.

Bref, le relativisme de la vérité, tout autant que le dogmatisme, sont des positions incohérentes. Le relativisme dit que la vérité dépend des points de vue, que chacun, étant différemment situé, a une vérité différente. Et le dogmatisme dit au contraire que la vérité ne dépend d'aucun point de vue, puisqu'il existe des vérités indépendamment de ce que chacun en pense. Or, le fait que, justement, nous soyons situés, que nous ayons un point de vue, contredit ces deux discours d'un seul coup, ce fait rend impossible tous ces propos sur la condition humaine. Puisque nous sommes des hommes, nous devons tenir le seul discours que les hommes peuvent tenir, et faire comme si ce discours était le seul qui puisse être tenu. Tous les discours surplombants sur l'humanité se contredisent.
Néanmoins, comme je l'avais signalé dans mon post sur les contradictions performatives (Est-il permis de se contredire?), certains propos contradictoires méritent d'êtres tenus, parce que leur fonction, ce à quoi ils servent, est désirable. Ainsi, les propos relativistes sont de bonnes armes contre les tentations dogmatiques. Ils affirment bien quelque chose de vrai, en un sens, même si le fait de le dire est contradictoire (dire que l'homme est situé est vrai, mais le dire, c'est s'extraire de sa situation, donc rendre faux aussi cette affirmation). Mais il ne faut pas les prendre au sérieux. Dès qu'ils ont produit leur effet (faire taire les dogmatiques), il faut rapidement les oublier, pour vivre de la seule manière possible : comme si la vérité était une, et indépendante de ce que croient les hommes. Autrement dit, après avoir détruit la théorie dogmatique par des arguments relativistes, on peut retrouver l'attitude dogmatique normale. La théorie dogmatique est fausse mais l'attitude est bonne, alors que la théorie relativiste est vraie, mais l'attitude est mauvaise. Heureusement, la réfutation relativiste du dogmatisme nous permet de retrouver l'attitude dogmatique naïve, la seule qui soit acceptable (et la seule qui existe).
Note : bien sûr, tous mes propos, aussitôt qu'ils ont été compris, doivent être rejetés, comme dirait Wittgenstein.

1 commentaire: