mercredi 9 novembre 2011

La réflexion

Dans un post récent (Méta-outils, méta-désirs, méta-langages), j'ai critiqué l'abus des théories du méta, qui prétendent en trouver dans n'importe laquelle de nos activités. Leur erreur de principe consiste à prendre une série de médiations horizontales pour une montée en verticalité. Avoir des outils permettant de modifier des outils ne fait pas de ces derniers des outils d'une espèce différente, de niveau supérieur, cela en fait seulement des outils qui interviennent dans une chaîne d'opérations plus longue que la chaîne de départ. Avoir des mots nous permettant de qualifier les autres mots de la langue n'en fait pas des mots de niveau supérieur, juste des mots dont la référence porte sur ces mots-là, ou sur des propriétés linguistiques. Bref, un outil est une chose comme une autre, et un outil agissant sur d'autres outils est une outil comme un autre; un mot est une chose comme une autre, un mot en décrivant un autre est un mot comme un autre. Et le fait que nous utilisions ces outils ou ces mots particuliers avec des intentions particulières n'en fait pas des outils ou des mots spécifiquement différents.
Mais j'avais alors laissé de côté un des aspects les plus important de ce problème, à savoir celui de la pensée. Or, ici aussi, il y a bien une théorie du méta. La méta-pensée n'est en effet rien d'autre que la conscience, la réflexion sur soi par soi. La réflexion est en effet très exactement, si l'on suit cette analyse, une pensée portant sur d'autres pensées, ces premières pensées étant celles que le sujet a immédiatement. Une telle théorie apparaît avec Locke, qui, dans l'Essai sur l'entendement humain, livre 2 chapitre 1, introduit un clivage fondamental entre les perceptions portant sur les objets extérieurs, perceptions que l'on nomme sensations, et les perceptions portant sur les opérations internes de l'esprit, c'est-à-dire, justement, les perceptions portant sur les perceptions des objets extérieurs (ainsi que toutes les opérations que l'esprit exerce sur ces sensations, comme le souvenir, la comparaison, etc.). Ces perceptions de perceptions sont nommées réflexions, puisque l'esprit se perçoit lui-même dans son activité, il se perçoit en pleine activité de perception. Cette capacité de l'esprit permettra, par la suite, de constituer une conscience de soi, puisque l'esprit pourra ramener à lui-même toutes les perceptions qu'il trouve en lui, de sorte qu'il puisse se dire, réflexivement : toutes ses pensées sont miennes.
Je ne vise pas spécialement Locke ici, mais plus généralement tous ceux qui prétendent instituer une différence de principe entre perception de soi-même en train de penser, et perception des objets extérieurs. Car c'est la croyance en une telle différence qui implique l'analyse en termes de méta, pour parler de la réflexion. Ayant donné un statut tout à fait extraordinaire aux pensées, un statut spécifiquement distinct des autres objets, on est entraîné à dire que penser aux objets extérieurs est une activité, alors que penser aux pensées est une autre activité, une méta-activité. Mon but n'est pas pour autant de dire que la réflexion est impossible, ce qui serait stupide et même totalement auto-contradictoire (au moment où je vous parle, je suis évidemment en train de réfléchir à mes pensées, de me demander si elles sont justes, si elles reflètent bien ce que je veux dire, etc.). Mais je veux dire que la réflexion est une activité comme une autre, qui s'inscrit plus généralement dans l'ensemble de toutes nos activités, notamment nos activités intellectuelles, mais pas seulement. Car réfléchir, c'est à la fois penser à ses propres pensées, mais c'est également penser à soi-même en tant qu'être humain corporel. Quand on prend conscience de sa position spatiale dans le monde, on accomplit aussi un geste de réflexion. Cependant, je me restreindrai à la réflexion au sens étroit, celui de la pensée portant sur ses pensées. 

Partons tout d'abord d'une analyse élémentaire de ce mot de réflexion. En effet, il ne me paraît pas du tout anecdotique que ce mot soit ambigu. En effet, la réflexion peut être :
1) le fait de raisonner, de calculer, de considérer différentes possibilités pour déterminer la meilleure.
2) le fait de faire retour sur soi-même, de se percevoir soi-même, de penser à ses pensées.
Dans le premier sens du mot réflexion, il n'y a pas la moindre idée d'un retour sur soi, de réflexion au sens où l'on dit que le miroir réfléchit la lumière. Un raisonnement peut très bien être inconscient, ou du moins, ne pas faire l'objet d'une approche réflexive. Nul besoin de se demander ce que l'on est en train de faire pour raisonner ou calculer. Il suffit de prélever les données du problème, et de les traiter de manière purement mécanique. Quiconque a quelques habitudes de calcul mental, de conduite d'un véhicule, de conversation avec des proches, se rend bien compte qu'il peut adopter les bonnes attitudes sans même y penser. Cela se fait tout seul. Ainsi, formulé de manière générale, un raisonnement consiste à associer un ensemble de données de départ à un comportement à adopter, et ce, en fonction d'un but. Une personne voit son réfrigérateur rempli de nourriture, elle désire se nourrir, elle en conclut donc qu'elle doit saisir un aliment et le manger. Un raisonnement est donc toujours de cette sorte : il lie des données en entrée à des données en sortie, en fonction d'une certaine règle. Dans le cas ci-dessus, les données en sortie sont un comportement à adopter, alors que la règle est la situation finale désirée.
Le second sens du mot réflexion lui, est en effet d'usage aussi bien pour décrire l'esprit qui se regarde penser, que pour la lumière qui se reflète dans un miroir. Dans les deux cas, on trouve cette idée d'un retour sur soi, d'un retour à son point de départ. L'esprit qui s'apparaît à lui-même réfléchit. Et il est à noter que cette opération ne semble pas supposer la moindre capacité de raisonnement. Il semble que l'on puisse se percevoir tout simplement, même si l'on n'est pas capable d'opérations élaborées de raisonnement. Pour percevoir une pensée, il semble suffire d'avoir une pensée, rien de plus. Mais justement, avoir une pensée, c'est déjà raisonner. Il n'y a pas de pensée qui n'ait d'effet sur nos actions, et raisonner est justement diriger ou se préparer à diriger nos actions.

Cette ambiguïté entre les deux sens du mot réflexion est donc justifiée, parce qu'il n'est guère possible d'établir une véritable disjonction (c'est-à-dire une séparation complète des deux sens). En effet, le fait de faire retour sur soi s'inscrit toujours dans le cadre d'un certain raisonnement. Une réflexion est une procédure de raisonnement parmi d'autres. En effet, imaginons une personne perdue dans un labyrinthe. Essayant de s'appuyer sur son sens de l'orientation, sur l'idée qu'elle se fait de sa position dans le labyrinthe, la personne fait certains choix. Ceci correspond au seul fait de raisonner, sans réfléchir. Et supposons que, procédant ainsi, la personne finisse par revenir sur ses pas, au lieu de trouver la sortie. A ce point, la logique voudrait qu'elle recommence le même raisonnement, puisque ce premier raisonnement est celui que la personne tenait pour le plus pertinent. Mais si elle fait cela, elle va évidemment boucler indéfiniment, et ne sortira jamais. Il lui faut donc ici avoir un moment de réflexion, dans lequel elle a justement les remarques que je viens de faire. Elle doit conclure que, si elle continue à raisonner ainsi, elle ne sortira jamais. Elle doit conclure qu'un autre chemin doit être pris, parce que ce qu'elle pensait être le bon chemin la fait revenir sur ses pas. Réfléchir est donc ici raisonner, faire porter ses pensées à la fois sur le raisonnement, et sur les actions que produisent ce raisonnement. Au lieu d'avoir un raisonnement qui produit simplement des actions, on a maintenant un raisonnement qui prend en charge le lien entre un raisonnement et une action. La chaîne de raisonnement a donc été allongée, de façon à ajuster différemment l'action. La personne va se dire que suivre ce qu'elle croit être son meilleur raisonnement l'entraînera à une boucle infinie, donc qu'elle doit suivre un autre raisonnement, un raisonnement parmi ceux qu'elle jugeait initialement moins pertinent. Ainsi, on voit ici en quoi réfléchir, prendre conscience de sa pensée, n'est pas du tout distinct de raisonner. Dès lors qu'un raisonnement a plusieurs étapes, nous sommes obligés de dire qu'il y a réflexion, parce que la réalisation des premières étapes suppose d'avoir à l'esprit la pensée des étapes intermédiaires, au lieu d'avoir simplement en tête la pensée du but désiré. Mais ceci ne change pas fondamentalement la nature du raisonnement. Il s'agit toujours d'une procédure visant à ajuster son comportement à la réalité. Que cet ajustement demande des étapes intermédiaires n'en change pas la nature. Il s'agit toujours d'associer le bon comportement aux données de départ, en fonction d'une certaine règle, même si, maintenant, les données de départ incluent quelque chose qui était déjà un raisonnement. L'important est que ce raisonnement puisse être traité comme une chose parmi d'autres.
Or, il me semble bien que c'est justement le cas. Entre examiner un raisonnement pour voir que ce raisonnement nous entraînerait à tourner indéfiniment dans le labyrinthe, ce qui est incontestablement un raisonnement faisant appel à la réflexion, et examiner une machine dont on constate qu'une pièce est mal ajustée, et tourne dans le vide, il n'y a pas de différence fondamentale, alors que ce dernier raisonnement ne serait pas tenu (à raison) pour exigeant de la réflexion. Pour voir qu'une pièce est défectueuse, il suffit de regarder le lien qu'entretient une pièce avec les autres pièces, il n'y a nul besoin de réflexion. Réfléchir est donc le nom que nous donnons à cette activité consistant à établir des liens entre les raisonnements et les actions. Et le raisonnement étant déjà l'établissement d'un lien entre une situation et une action, on peut dire que la réflexion est un raisonnement parmi d'autres, qui examine le lien entre un lien et une action.
Par contre, une créature peut raisonner sans avoir conscience de ce qu'elle fait. En effet, la réflexion étant un raisonnement parmi d'autres, il n'est pas exclu que certains êtres puissent faire certains raisonnements, mais pas de réflexion. Je pense notamment aux ordinateurs, dont le calcul est l'opération fondamentale, mais qui sont entièrement dépourvus de capacité réflexive. Si l'on demande à un ordinateur de répéter l'opération +1, il le fera indéfiniment, sauf si on l'a explicitement programmé pour s'arrêter dans les cas où il constate le retour de certains nombres. Alors qu'une personne humaine comprendra vite que cette tâche serait infinie. Cet exemple ne me paraît pas anecdotique. La découverte fondamentale que permet la réflexion est celui du caractère infini que recouvre l'application d'une procédure : une procédure peut toujours être indéfiniment répétée. Autrement dit, la découverte fondamentale de la réflexion est celle de la notion de concept, celle d'une règle pour des opérations, règle pouvant être appliquée un nombre infini de fois. Alors que tous les raisonnements du monde ne peuvent manier que des données en nombre fini et être d'une longueur finie, la réflexion peut donner l'idée de l'infini, elle montre que les opérations peuvent être indéfiniment renouvelées. 

Ainsi, la réflexion est probablement le raisonnement le plus important chez l'homme, celui qui fait son humanité, et c'est pourtant, un raisonnement parmi d'autres, n'ayant aucune différence spécifique. La réflexion est simplement le nom que nous donnons à tous les raisonnements qui savent tenir compte des précédents raisonnements pour en tirer des conséquences. La personne qui n'est pas réfléchie ne perçoit pas les liens entre les situations, et les pensées qui ont mené à ces situations. C'est pourquoi elle n'aura pas l'idée d'agir sur ces pensées. Alors qu'un être réflexif, qui sait percevoir l'effet qu'entraîne telle ou telle pensée, se rend capable d'en tenir compte, et de les réorienter.
Bref, la pensée est un comportement doué de sens, un lien réglé entre une situation de départ et une situation finale, et la réflexion vient aux êtres qui sont suffisamment intelligents pour tenir compte de ce lien, au lieu de s'en tenir à la situation finale, et répéter stupidement la même opération qui mènera au même résultat. Bref, réfléchir est pouvoir percevoir une relation comme une chose, pour l'inclure dans une nouvelle relation. Mais raisonner est, en un sens, toujours faire une telle chose. Notre différence entre réfléchir et raisonner est aussi conventionnelle que celle que l'on établit entre ce que l'on tient pour une relation entre choses, et les choses elles-mêmes.

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