mardi 3 mai 2011

Agir ou se retenir

Descartes et Spinoza ont une conception différente de la volonté et de l'entendement, puisque le premier affirme que ces deux facultés sont distinctes, c'est-à-dire que l'entendement peut considérer une idée sans s'engager concernant la vérité de cette idée. Se représenter est une chose, juger vrai ou faux est autre chose. Alors que le second soutient que la considération de toute idée est en même temps affirmation de cette idée, et qu'il est impossible de tenir une idée pour fausse. Tenir une idée pour fausse, cela revient seulement à considérer que cette idée est partielle, incomplète. Et considérer qu'une idée est incomplète, c'est avoir à l'esprit l'idée complète, qui englobe l'idée incomplète. Donc toute idée est vraie, et considérer une idée, c'est la tenir pour vraie. Il est seulement possible de comprendre qu'une idée est incomplète, mais aucune n'est fausse. Je laisse cette conception spinoziste selon laquelle toutes les idées sont vraies, ou plutôt, je voudrais discuter cette conception, mais d'une manière très différente.
Pour dire les choses autrement, je voudrais discuter cette conception commune à Descartes et Spinoza selon laquelle la volonté a deux rôles qui peuvent paraître à première vue distincts : 1) la volonté attribue une valeur de vérité aux représentations de l'esprit ; 2) la volonté fait agir le sujet, en lui faisant accomplir ce que l'esprit lui représente. Ainsi, la volonté a deux fonctions : juger et faire agir. Or, seul un présupposé intellectualiste nous fait considérer que ces deux fonctions sont distinctes. En abandonnant ce présupposé, on comprend alors que Descartes et Spinoza sont en réalité des philosophes pragmatistes (surtout Spinoza) : penser (ou juger) et agir sont la même chose. Penser à quelque chose, c'est se mettre en activité pour faire cette chose. Descartes, lui, est un peu moins pragmatiste, puisque l'on peut penser sans vouloir, donc sans agir. Mais même chez Descartes, lorsque la volonté juge, adhère à quelque chose, elle nous fait en même temps agir, tendre vers cette chose. Spinoza, lui, indique clairement dans l'Ethique que la notion du triangle est le mode de construction de ce triangle. Donc, penser à un triangle est en même temps se mettre au travail pour en construire un. La conception souvent nommée génétique des concepts, selon laquelle un concept décrirait la genèse des objets tombant sous ce concept est en fait une définition pragmatique, ou constructiviste : le concept d'un objet est le mode d'emploi pour la construction d'un objet. Et Spinoza ajoute, à la différence de Descartes, que penser à ce mode d'emploi, c'est en même temps le mettre en œuvre.
Ainsi, Spinoza et Descartes nous préservent contre une distinction trop familière pour ne pas être dangereuse, celle entre théorie et pratique. Cette distinction est en fait le présupposé majeur de l'intellectualisme, et ces deux philosophes permettent de s'en libérer, justement grâce à leur conception de la volonté, volonté qui se trouve, en même temps, des deux côtés de la distinction. Vouloir est, chez Descartes et Spinoza, à la fois théorique (juger vraie une idée) et pratique (réaliser cette idée, agir).
On me reprochera sans doute cette lecture de Descartes, parce qu'en faire un proto-pragmatiste est évidemment une vraie provocation, qui va aussi bien contre la lettre que contre l'esprit de son œuvre. Je voulais seulement relever le fait qu'il y a chez Descartes un certain nombre de possibilités ouvertes, que lui-même a décidé de ne pas retenir, mais que nous-mêmes avons le droit d'explorer. Ce pragmatisme, clairement exposé par Spinoza, est une voie qui se trouvait déjà chez Descartes.

Mais faut-il suivre Descartes ou Spinoza, lorsque les deux s'opposent sur la séparation ou l'identité de l'entendement et de la volonté? En n'ayant qu'une perspective intellectualiste, le problème est métaphysique c'est-à-dire insoluble. En prenant une perspective pragmatiste, on peut, à défaut de le résoudre, en clarifier les termes. Considérer une idée sans y adhérer signifie, en termes pratiques, se retenir de faire quelque chose. Se retenir d'agir signifie entraver la force qui nous pousse à accomplir quelque chose. L'idée est présente à l'esprit, nous sommes poussés à y adhérer, mais nous nous empêchons d'y adhérer, nous nous retenons. Spinoza, lui, dirait qu'il est impossible de se retenir d'agir, puisqu'il est impossible de se retenir d'adhérer à une idée, dès lors que nous la considérons. C'est donc la conséquence pragmatique de la conception selon laquelle toute idée considérée est tenue pour vraie : il est impossible de se retenir d'agir. Une idée complètement fausse est un pur non-être, autrement dit, ce qui ressemble le plus, chez Spinoza, au fait de se retenir est la non-action complète. La non action est le non-être dans le domaine de l'action. On pourrait d'ailleurs ajouter que pour Spinoza, la non-action complète est impossible, mais c'est un autre problème. La distinction entre une très grande non-action et une action me suffit pour l'instant. 
Ainsi, au lieu de se demander si une idée peut être tenue pour fausse, ou bien si on peut considérer une idée sans y adhérer, il faut plutôt se demander si on peut se retenir de faire, ou bien seulement se maintenir dans un état de grande non action. Descartes dirait que les deux attitudes sont possibles; Spinoza dirait que seule la seconde est possible. Comment les départager? 
Je crois que la réponse ne soulève pas la moindre difficulté. Se retenir de faire ne signifie pas que nous pensons à une chose mais faisons autre chose. Ceci est impossible, ou bien très très rare. Ceci n'arrive que lorsque le corps a des mouvements involontaires, convuslifs, etc. Se retenir d'agir signifie avoir à l'esprit deux idées, dont l'une exerce une force, mais dont la deuxième arrive à contenir la première, et à l'emporter. Ainsi, le corps suit bien l'idée dominante, même si l'on peut quand même exprimer l'idée d'un conflit avec l'expression "se retenir". Mais on retrouve bien la conception spinoziste qu'une idée fausse ne peut être qu'une idée partielle. 

Par conséquent, il me semble qu'il faille donner raison à Spinoza. En réalité, personne ne se retient d'agir. Ce que l'on fait, c'est plutôt agir en opposition à une autre idée, idée moins influente que celle qui nous fait agir. Rester neutre face à une idée, c'est toujours adhérer à une autre idée qui nous permet d'observer la première. 

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