samedi 14 mai 2011

Comment les concepts nous plongent dans le noir

Frank Stella, Peinture noire
Pendant assez longtemps, j'ai eu un certain mépris pour l'art minimal. Cette forme d'art est apparue en rompant avec l'expressionnisme abstrait, et je donnais évidemment raison à ce dernier. Je pensais même avoir de bonnes raisons. Car évidemment, les goûts ne seraient rien si l'on ne parvenait pas à en donner quelques raisons. Les miennes étaient, en gros les suivantes : la réussite d'une oeuvre d'art se mesure à la richesse, à la multiplicité des regards que l'on peut porter sur elle. Plus une oeuvre permet ce libre jeu des facultés, pour paraphraser Kant, et plus cette oeuvre est réussie. Il y a des oeuvres que l'on parcourt en tout sens, dont on suit les lignes, les formes, qui mobilisent la curiosité de manière sans cesse renouvelée, et il y a des oeuvres qui lassent assez vite, qui paraissent pauvres, sans vie, sans grand intérêt. Un bon symptôme de la réussite d'une oeuvre était donc le temps que l'on pouvait passer à l'observer. Si l'on peut rester devant de longues minutes, si l'on y voit sans cesse de nouvelles choses, l'oeuvre est réussie. Si au contraire, au bout de quelques secondes, on commence à s'ennuyer, et l'on a le désir de passer à autre chose, l'oeuvre est un échec. Bref, je donnais déjà mes faveurs à Kandinsky plutôt qu'à Mondrian, et je réitérais ce choix, en préférant Pollock à Stella. 

Jackson Pollock, Sans Titre
Si j'ai ici choisi ces deux oeuvres plutôt que d'autres, c'est pour rappeler un point extrêmement important, à savoir de montrer clairement ce que ces deux oeuvres ont en commun. Elles sont toutes les deux des toiles blanches, recouvertes de peinture noire, et seulement de peinture noire. Pollock et Stella ont (en gros) utilisé les mêmes outils : des pinceaux et de la peinture noire. De plus, dans les deux cas, les peintres ne manifestent pas le moindre signe de virtuosité ou de technique. Ces deux tableaux ressemblent à de petits dessins que l'on ferait sur un cahier, en pensant à autre chose. 
Pourtant, au final, il y a évidemment de grandes différences. Pollock multiplie les formes et les manières de peindre : on distingue des taches, des éclaboussures, de longs traits fins, des ronds, des formes noires indéfinies, etc. Le tout est pris dans une sorte de tourbillon, les traits fins semblant circuler en cercle autour d'une grosse tache noire centrale. Bref, on ressent de l'agitation, de l'intensité, du trouble. Et c'est pourquoi le tableau, expressionniste, suscite de l'intérêt : on ignore s'il s'agit d'une représentation de l'intériorité mentale ou de la réalité extérieure, mais on y "lit" quelque chose.
Stella, lui, ne peint que des bandes, de longues bandes rectangulaires enchassées les unes dans les autres. Les traits blancs séparent chacune des bandes, et produisent le principal effet du tableau, celui de donner une impression de profondeur. On a l'illusion que la bande intérieure, au centre du tableau, est ou bien surélevée, ou bien en profondeur, par rapport aux bandes extérieures. Mais hormis cet effet dont on se lasse bien vite, le tableau ne propose rien pour attirer le regard ou la curiosité. S'abîmer plusieurs minutes devant ce tableau serait stupide, même fou. Et ceci n'est pas une critique, sans quoi le mouvement minimaliste ne se serait pas lui-même nommé ainsi. Aucun mouvement ne s'est jamais nommé "sous-art"!

Mon problème est donc le suivant : pourquoi s'inscrire dans une démarche à proprement parler suicidaire? Pourquoi chercher à produire des oeuvres dont le programme est d'ennuyer son spectateur au bout de quatre secondes? On comprend bien volontiers qu'une oeuvre d'art ratée ennuie au bout de quatre secondes, mais pourquoi chercher à volontairement rater son oeuvre? 
Mon erreur de jugement, qui me faisait conclure étrangement que ces artistes cherchaient eux-mêmes à saboter leur travail, était la suivante : suivant une tendance que l'on dirait platonisante, j'ai voulu réunir sous une même catégorie ce qui ne devait pas l'être. Obnubilé par la catégorie "art", et la catégorie "peinture", j'ai voulu que les critères généraux de réussite d'une oeuvre d'art soient certes particularisés à la peinture, mais pas au-delà. Il devait y avoir la bonne peinture, et la mauvaise. La bonne peinture, celle qui est conforme à l'essence de la peinture, aurait été de susciter cet intérêt visuel évoqué ci-dessus. Alors que la pienture qui échoue est celle qui ne provoque pas cet intérêt. A la limite, on n'aurait rien contre l'idée d'accrocher dans sa chambre une oeuvre minimaliste, mais seulement parce que l'on aime bien le noir (cf. Kant : cette couleur est agréable, non pas belle). 
Mais avais-je une justification pour exclure toutes les sous-catégories de la peinture? Non. Or, justement, tout l'enjeu, ici, est de percevoir les différences entre ces oeuvres,qui doivent nous empêcher de les juger de la même façon. Ces oeuvres ont des points communs, qui ont été signalés, mais ces points communs ne suffisent pas à les rassembler sous un même genre, ce qui serait nécessaire pour les juger selon les mêmes critères. Bref, il faut juger l'art minimaliste selon les critères de cet art, et juger l'art expressionniste selon les critères de cet art. Par contre, vouloir juger l'art minimaliste selon les critères expressionnistes n'aboutit qu'à une incompréhension totale, c'est-à-dire à la cécité quasi-complète. Car du point de vue expressionniste, toutes les oeuvres minimalistes sont identiques : des formes géométriques, sans vie, sans intérêt. Autrement dit, utiliser des concepts trop généraux, c'est se retrouver dans le noir complet!

Le beau, l'art et la peinture sont devenus des concepts encombrants. On ne peut pas les prendre pour un déjà donné, ou plus précisément, les prendre pour un "encore donné". Partons donc plutôt de la peinture minimale, et de la peinture expressionniste. Demandons nous ensuite s'ils ont des ressemblances assez fortes pour les regrouper sous une catégorie commune qui ne fasse pas disparaître ce qu'elles ont de plus important. Mais ne faisons pas comme si ces catégories existaient déjà. 

4 commentaires:

  1. Si j'ai bien compris, tu proposes, pour donner un intérêt à ces "oeuvres" (ce qu'après tout personne ne nous demande de faire) de ne plus les considérer isolément, ce qui revient à contempler le néant, puisqu'il n'y a rien à voir, comme tu le dis toi-même, mais comme un élément d'un ensemble, en l’occurrence, celui de l'art minimaliste ? A ce compte, n'importe quel objet est signifiant pourvu qu'on le place au sein d'une série suffisamment large.
    Il me semble que tu aboutis à renoncer à ce que la notion d'art ou de beauté a de normatif. Je ne crois pas qu'on y gagne.

    RépondreSupprimer
  2. Si par "considérer isolément", tu entends "en tant qu’œuvre d'art en général", alors oui, il faut considérer les œuvres comme des éléments d'ensembles bien plus restreints.
    Ce que je souhaite critiquer, c'est l'idée qu'il y ait une et une seule expérience esthétique paradigmatique, celle de l’œuvre d'art en général. C'est ce préjugé qui nous fait rejeter certaines formes d'art comme mineures, comme mauvaises, etc. Chaque ensemble, chaque genre artistique, a son propre type d'expérience esthétique.

    Après, la question qui reste en suspens est celle de la nature de nos jugements visant à comparer non pas les œuvres de genres différents (c'est impossible), mais comparer les genres entre eux (par exemple : l'impressionnisme contre le cubisme; le jazz contre la techno, etc.). Sont-ce encore des jugements esthétiques? Peut-être en partie, mais ici, la sociologie a clairement son mot à dire (les bourgeois aiment la musique classique, les jeunes défavorisés aiment le rap, etc.). Alors que la comparaison des œuvres au sein d'un genre peut obéir à des critères internes à ce genre, et non pas à des considérations sociologiques.

    RépondreSupprimer
  3. C'est la possibilité même d'une expérience esthétique qui me paraît douteuse face à ce genre de réalisations. Tu parles toi-même de "formes géométriques, sans vie, sans intérêt". On ne peut y trouver un intérêt (à mon avis bien maigre) qu'en rapportant une de ces œuvres aux autres du même type, en la plaçant dans un ensemble plus global par rapport auquel elle prend sens, mais je disais que cela ne me paraît pas suffire pour constituer une expérience esthétique.

    RépondreSupprimer
  4. Le problème n'est pas du tout de savoir ce qui nous arrive face à un tableau de Stella. Tout le monde sait ce qui nous arrive. Le problème est plutôt de comprendre pourquoi nous tenons tant à ranger Stella et Pollock dans une même catégorie, possédant les mêmes règles, les mêmes critères.
    Il m'arrive parfois d'avoir à choisir entre aller au musée d'art contemporain, et rester chez moi lire Aristote. Mais je ne me sens nullement le besoin d'avoir à regrouper ces deux activités sous une notion commune, avec des critères communs. Aristote ne me donne pas d'expérience esthétique, et Soulages ne me dit rien de l'amitié ou du premier moteur.
    Sans doute faut-il en faire autant pour ces deux peintres. Leurs points communs sont beaucoup trop maigres (en gros, de la toile et de la peinture noire) pour légitimer des comparaisons et des classements. Cela n'empêche évidemment pas de se demander si l'on préfère passer du temps avec Pollock ou avec Stella. Mais ce choix ne suit pas une règle, un critère esthétique. Ce choix se fait sans règle (ou bien selon une règle très générale, sur la manière dont on veut mener sa vie), tout comme on choisit sans règle si l'on préfère le musée d'art ou la lecture philosophique.

    RépondreSupprimer