dimanche 8 mai 2011

Qui communique, et qui dialogue?

Communiquer consiste à échanger de l'information, des signaux, des symboles, avec un autre être. Et, selon la distinction traditionnelle de Benvéniste, dans ses Problèmes de linguistique générale, il faudrait distinguer la communication animale, et le langage humain, qui serait d'une toute autre nature. Autant les animaux utilisent des signaux en vue d'induire un certain comportement en réaction, autant les hommes, eux, peuvent utiliser leur langage non pas pour induire une réaction, mais pour provoquer une réponse toujours sous forme linguistique, qui elle-même peut appeler une autre réponse, etc. jusqu'à la réaction comportementale finale, serait-on tenté d'ajouter ironiquement...
Ainsi, autant la communication animale serait unilatérale, asymétrique, puisqu'un animal est entièrement chargé de transmettre l'information, et l'autre animal est entièrement chargé de la réaction comportementale, autant le langage humain serait bilatéral, symétrique, puisque les deux interlocuteurs peuvent tour à tour participer à la formation du message, et les deux interlocuteurs peuvent être concernés par une réaction comportementale. L'abeille qui a découvert des fleurs à butiner en informe ses congénères, et celles-ci se mettent alors au travail. Alors qu'un homme qui donne un ordre à un autre se verra généralement contesté, sera obligé de parlementer, et échouera peut-être à persuader son interlocuteur. Il devra alors accomplir lui-même la tâche qu'il voulait attribuer à un autre. Ainsi, la réaction comportementale viendra non pas du destinataire du message, mais du destinateur, qui n'a pas réussi à convaincre. Bref, le langage humain est un dialogue, est toujours et seulement un dialogue, même lorsque l'on donne des ordres. Car la contestation est toujours possible. 

Je voudrais approfondir cette distinction. Elle est très importante, car elle permet de capturer la différence entre un message figé, qui se transmet de manière unilatérale, et un message qui se construit progressivement, par le jeu du dialogue. Même si tout message doit ultimement être associé à une réaction comportementale (sinon, le message n'aurait aucun contenu), il y a une différence majeure entre un message qui agit directement sur le destinataire, et un message qui est ajusté progressivement, grâce au dialogue qui s'instaure entre les locuteurs. Une personne à qui on communique une information invraisemblable, ou à qui on ordonne une tâche surhumaine, ne se lancera pas à la tâche de manière stupide, elle va chercher à négocier cet ordre, ou à discuter cette information, jusqu'à parvenir à un message ou un ordre qu'elle puisse accepter. Ainsi, au lieu d'une simple action d'un agent sur un autre, le langage permet une forme de rétroaction, une recherche progressive d'un point d'équilibre entre les deux interlocuteurs. La discussion est, tout comme la négociation (cf. Négociation et discussion), la recherche de ce point d'équilibre.

Et pour bien saisir cette distinction, il n'est pas inutile de s'intéresser aux objets, plutôt qu'aux hommes et aux animaux. Il semble à première vue que les objets ne communiquent pas, mais ont seulement entre eux des rapports causaux. Cependant, peut-on sérieusement distinguer communication et causalité? La différence principale, qui n'a rien de fondamentale, est que la causalité suppose un contact physique entre les deux choses, alors que la communication se fait à distance. En dehors de cet aspect, les deux types d'action produisent des comportements de réaction de l'objet qui subit l'effet ou reçoit l'information. Ainsi, entre une pierre qui roule parce qu'elle est percutée par une autre, et un animal qui devient agressif suite à la perception d'un message chimique (phéromone, par exemple) d'un autre animal, il n'y a pas de différence fondamentale. On pourrait tout à fait analyser la transmission du signal chimique comme un effet causal, et analyser l'effet causal comme une transmission d'information (la première pierre "demande" à la seconde d'accélérer).
Donc, il ne fait aucun doute que les objets peuvent communiquer entre eux, mais peuvent-ils aussi dialoguer? Dialoguer, c'est retarder et tenter de modifier la réaction comportementale finale, en adressant en retour un message au destinateur, au lieu de simplement tenir compte de ce qu'il dit. Ainsi, les objets pourraient dialoguer si on pouvait observer chez eux cette attitude d'ajustement progressif, ce retour de l'effet sur sa cause. 
On pourrait être tenté de parler de l'effet en retour d'une pierre qui est percutée, qui "négocie" avec la pierre qui percute la quantité de mouvement final, alors que la pierre percutée s'efforce, elle, autant que possible, de rester immobile, et de renvoyer l'autre pierre d'où elle vient. Y a-t-il vraiment négociation, ce que laisse penser la célèbre loi newtonienne de l'égalité de l'action et de la réaction? Non, car cet effet en retour est un artefact de la manière dont on décrit ce processus, et pas un effet réel. L'opération finale est le résultat d'une différence entre deux données fixes (les énergies de chacune des pierres), mais pas une opération dynamique d'ajustement de ces données. Le calcul est fait une fois pour toute, et rien ne peut le réviser. La pierre percutée cède, mais ne négocie pas. 

Il est donc capital que, dans le dialogue, le processus de dialogue soit ouvert, et puisse mener à des résultats différents, compte tenu d'une même situation de départ. Autrement dit, il n'y a dialogue que s'il y a liberté, ou bien imprévisibilité du résultat final. Si les données sont fixes, et que le résultat est prévisible d'avance, alors on ne parle que de communication. Si les hommes pouvaient être absolument disciplinés, par exemple un soldat parfaitement obéissant, alors donner un ordre serait une simple action de communication : il suffirait de tenir compte du grade des deux interlocuteurs, pour déterminer l'effet qui s'ensuit : le général peut commander son colonel, mais l'inverse n'est pas vrai. Par contre, dès lors que les hommes ne sont pas parfaitement obéissants, mais sont libres, alors il se peut que l'effet attendu n'ait pas lieu, que le colonel se rebelle, et désobéisse à son général. Et il se peut, qu'après d'intenses discussions, le colonel finisse par décider d'obéir. Ainsi, ici, au lieu d'avoir un processus purement statique (calcul de la différence entre la force de chacun des deux interlocuteurs), il y a un processus dynamique d'équilibre qui peut pencher d'un côté, puis revenir de l'autre, etc. jusqu'à un dénouement final toujours imprévisible.
Mais la liberté n'est pas ici un libre-arbitre abstrait. Il s'agit plutôt de la possibilité, pour le dialogue, de se résoudre selon des critères internes, donc de ne pas se laisser réduire à des données extérieures à ce dialogue. Si l'issue de la communication est déterminée uniquement par la force physique des interlocuteurs, ou par leur grade, il n'y a pas de dialogue. Si par contre ce qui se dit dans l'échange peut avoir un effet sur la résolution finale, alors il y a dialogue. Bien sûr, le dialogue ne fait pas complètement abstraction des données extérieures : le colonel se rappelle toujours qu'il désobéit à son général. Néanmoins, s'il prend sa décision à partir de ce qui s'est dit, et pas seulement à partir du grade de son interlocuteur, alors le dialogue a vraiment eu lieu. Ainsi, par liberté, ou imprévisibilité, on entend ici non réductionnisme. L'issue du dialogue n'est pas réductible aux données initiales du dialogue. Mais liberté ne signifie pas indéterminisme : nul doute qu'un habile négociateur parviendra toujours à ses fins, même si le rapport de forces initial est en sa défaveur.

Ainsi, le dialogue, avant même d'être une action, est un espace, un lieu dans lequel des personnes interagissent, afin de se mettre d'accord sur quelque chose. Ce lieu a son autonomie, sa propre loi du mouvement et du choc des paroles. La fameuse substance pensante n'est pas prioritairement un esprit, mais le lieu du dialogue. L'esprit n'est substance pensante que s'il est un dialogue avec lui-même. Et ce lieu est peuplé d'entités, des paroles, dont l'action est justement de se communiquer à d'autres paroles, et de chercher à triompher. La pierre communique son énergie à d'autres pierres. Les paroles communiquent leur force de conviction à d'autres paroles.

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